L'ombre de Chakib Khelil continue de hanter Sonatrach
ALGER – Il aura fallu à Belaïd Abdessalam, ministre algérien de l’Industrie et de l’Énergie de 1965 à 1977, déployer tout son tact pour amadouer le président Houari Boumediene et maintenir Sid Ahmed Ghozali à la tête de Sonatrach.
En apprenant que ce dernier avait modifié l’itinéraire de l’un des avions affrétés auprès d’Air Algérie pour le transport des personnels de Sonatrach, afin d’aller rendre visite à son épouse qui venait de se faire opérer en France, l’ascète président algérien avait piqué une colère noire, enjoignant à son ministre de le limoger immédiatement et de le traduire devant la justice.
C’était au lendemain de la nationalisation des hydrocarbures. La compagnie pétro-gazière algérienne était encore balbutiante et les autorités comptaient plus sur l’engagement des hommes qu’autre chose.
Cette anecdote que les anciens de Sonatrach racontent pour faire le parallèle avec la corruption caractérisant l’ère Chakib Khelil (ministre de l'Énergie de décembre 1999 à mai 2010, il était aussi PDG de Sonatrach de 2001 à 2003) laquelle est passée à une échelle industrielle avec des pots-de-vin donnant le tournis (198 millions d’euros dans la seule affaire Saipem), est un marqueur de l’évolution des mœurs au sein du secteur le plus névralgique de l’économie algérienne.
Mais aussi des critères du choix de ses managers. Or, ce sont les considérations politiques qui ont toujours primé dans la nomination du top management de Sonatrach et l’élaboration de leurs feuilles de route. Et cela a toujours provoqué des tractations entre les ministres en charge du portefeuille énergétique et les PDG jaloux de leurs prérogatives.
Belaïd Abdesslam, Sid Ahmed Ghozali, Belkacem Nabi, Sadek Boussena et Chakib Khelil ont ainsi cumulé les postes de ministre et de PDG de Sonatrach
Un état de fait qui, d’ailleurs, s’est traduit par le cumul des postes de ministre et de celui de PDG de la compagnie pétrolière à cinq reprises dans son histoire. Belaïd Abdesslam, Sid Ahmed Ghozali, Belkacem Nabi, Sadek Boussena et Chakib Khelil ont ainsi cumulé les deux postes respectivement dans les années 1960, 1970, 1980 et 2000.
Le discrédit de Chakib Khelil
La nomination du PDG de Sonatrach, société nationale algérienne des hydrocarbures, a toujours fait l’objet de négociations entre les pôles de décision au sommet de l’État. Et, les forces politiques en place ont toujours œuvré à la contrôler.
C’est d’ailleurs la première motivation de l’amendement de ses statuts en septembre 2000, stipulant la nomination des vice-présidents par décret présidentiel, sur proposition du ministre en charge du secteur des hydrocarbures.
Ce qui implique une procédure d’habilitation (enquête menée par les services de renseignements sur le passé des candidats) et l’établissement d’une short list de trois profils pour chaque poste, laissant l’arbitrage au président de la République. De la même manière que la nomination du PDG, privant parfois ce dernier, de participer à la composition de son équipe.
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À titre d’exemple, Nordine Cherouati a pris les commandes de la compagnie en mai 2010 alors que les vice-présidents avaient déjà été nommés. Sa nomination est intervenue dans un contexte politique particulier où Chakib Khelil, puissant ministre de l’Énergie des deux premiers mandats de Bouteflika, avait perdu tout crédit auprès des décideurs, notamment auprès du Département du renseignement et de sécurité (DRS) dirigé alors par le général Mohamed Mediene dit Toufik. Les propositions de nomination qu’il formulait étaient d’ailleurs regardées à la loupe.
« Pour remplacer Meziane, Khelil s’est vu refuser huit short lists et le nom de Cherouati n’est apparu dans ses propositions qu’après avoir épuisé les noms des cadres acquis à sa cause »
- Un cadre du ministère de l’Énergie
Si Chakib Khelil a réussi à faire le vide autour de lui afin d’asseoir son pouvoir à la tête du secteur au début des années 2000, la fin de la décennie a été très compliquée pour lui. L’ancien ministre de l’Énergie, qui a réussi à remplacer Abdelhak Bouhafs en 2001 par un cadre qui souffrait d’un cancer au stade métastasique – Djamel Eddine Khan, depuis décédé – et à cumuler les postes de ministre de l’Énergie et des Mines et celui de PDG de Sonatrach après le décès de ce dernier, s’est vu refuser plusieurs propositions de nomination avant que celle de Nordine Cherouati ne soit admise.
D’autant plus que Khelil, pour remplacer Mohamed Meziane (PDG de Sonatrach de 2003 à 2010), mis sous contrôle judiciaire suite à des scandales de corruption, a confié l’intérim à son vice-président chargé de l’activité aval, Abdelhafid Feghouli, qui était lui aussi sous la coupe d’une procédure judiciaire.
Pour un cadre du ministère de l’Énergie sollicité par Middle East Eye, dans ce contexte politique tendu de l’année 2009, Chakib Khelil voulait d’abord gagner du temps et ensuite placer « un fidèle parmi les fidèles », sinon quelqu’un de « malléable ».
« On soupçonnait chez lui une volonté d’effacer les preuves. Les cadres étaient tétanisés par la peur et ils n’osaient signer quoi que ce soit. Mahieddine Touhami (responsable de la division Petroleum engineering and development, sorte de think tank qui évalue la viabilité économique des gisements découverts) a demandé qu’il soit démis de ses fonctions quelques semaines après sa nomination comme vice-président chargé de l’activité amont en remplacement de Belkacem Boumediene, placé sous mandat de dépôt dans le cadre de l’affaire Sonatrach I. Et, la compagnie est restée sans PDG pendant plusieurs mois après l’incarcération de l’intérimaire Feghouli », explique-t-il. Mais, ajoute-t-il, pour diverses raisons – « incompétence, allégeance à Ali Benflis en 2004, poursuites judiciaires, etc. » – personne parmi les poulains de Khelil n’a eu les faveurs des décideurs.
« Pour remplacer Meziane, Khelil s’est vu refuser huit short lists et le nom de Cherouati n’est apparu dans ses propositions qu’après avoir épuisé les noms des cadres acquis à sa cause », se souvient-il.
Selon les statuts de Sonatrach, son PDG est nommé par décret présidentiel sur proposition du ministre chargé des hydrocarbures
En effet, selon les statuts de Sonatrach, son PDG est nommé par décret présidentiel sur proposition du ministre chargé des hydrocarbures et il est assisté dans l’exercice de ses fonctions par un comité exécutif.
Avant l’amendement de septembre 2000, le PDG avait la latitude de composer ce comité exécutif composé des principaux dirigeants de la compagnie et nommer les cadres de son choix au sein de ce comité. Ils sont au nombre de quatre et sont chargés des activités de base de la compagnie : amont, aval, transport par canalisation (TRC) et commercialisation.
Abdelmadjid Attar, PDG de Sonatrach jusqu’en 2001, et éphémère ministre des Ressources en eau sous Ahmed Ouyahia (de mai à septembre 2003) reconverti dans le consulting pour les compagnies pétrolières, lui, a élargi le comité exécutif à treize vice-présidents.
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Un record absolu qui fait dire à un ancien cadre de Sonatrach : « Attar a emprunté les méthodes de la révolution agraire, banalisant le poste de vice-président et diluant la responsabilité ». Si Attar a tout délégué ou presque, hissant de simples divisionnaires au rang de vice-présidents, la plupart des PDG ont opté pour un comité composé de quatre vice-présidents (amont, aval, TRC et commercialisation).
Plus tard, et en conséquence de l’amendement de septembre 2000, conférant au poste de vice-président la sacralité de nomination par décret présidentiel, Amine Mazouzi, PDG de mai 2015 à mars 2017, qui a composé lui-même son équipe, a dû concentrer les divisions exploration, ingénierie et développement, forage et associations aux mains du responsable d’un pôle confié à Djamel Ould Ali, afin de contourner les lenteurs de son vice-président chargé de l’activité amont, Salah Mekmouche [toujours en poste] et fluidifier la prise de décision.
« Djamel Ould Ali était le vice-président effectif de l’amont sous Amine Mazouzi », affirme-t-on à Sonatrach.
Guitouni, un ministre transparent
En matière de pedigree du PDG, il n’y a vraiment pas de profil type. Sid Ahmed Ghozali est diplômé de l’école des ponts et chaussées de Paris, Youcef Yousfi, Mohamed Meziane et Abdelmoumen Ould Kaddour sont des ingénieurs chimistes, Sadek Boussena est diplômé en économie et gestion, Abdelhak Bouhafs qui a la particularité d’avoir été deux fois PDG de Sonatrach et qui a fait ses preuves dans la direction stratégie et planification économique est un cadre financier, Abdelhamid Zerguine est un ingénieur en génie-civil, il a été PDG de la Société nationale de génie civil et bâtiment (ENGCB), une filiale de Sonatrach de construction et de pose des canalisations, puis vice-président TRC avant de prendre la direction de la compagnie, Said Sahnoune et Amine Mazouzi viennent de l’amont pétrolier.
Les considérations qui prévalent pour la nomination du PDG de Sonatrach ne tiennent pas vraiment compte de son curriculum vitae
Seul Cherouati, qui est diplômé de l’Institut algérien du pétrole (IAP), a fait tous les métiers de Sonatrach, aussi bien dans l’amont que dans l’aval et la commercialisation (filiale italienne de Sonatrach) d’autant qu’il a été PDG de Naftal.
Parmi ces PDG, il y a quatre détenteurs de doctorats : Youcef Yousfi, Sadek Boussena, Abdelhafid Feghouli et Amine Mazouzi. Ce dernier ainsi que l’ancien ministre Chakib Khelil sont les auteurs de plusieurs publications dans la revue scientifique Society of Petroleum Engineers (SPE) qui fait autorité dans le secteur pétrolier mondial.
Ceci dit, les considérations qui prévalent pour la nomination du PDG de Sonatrach ne tiennent pas vraiment compte de son curriculum vitae. Et s’il dispose d’une marge de manœuvre en matière d’organisation et de révision des procédures de gestion, y compris la directive encadrant la passation des marchés, le PDG et son comité exécutif sont minoritaires au sein du conseil d’administration ainsi que l’assemblée générale qui donnent les orientations stratégiques et définissent la feuille de route à exécuter.
Ainsi, l’assemblée générale de Sonatrach est composée par les représentants de l’État : le ministre chargé des hydrocarbures (président), le ministre des Finances, le responsable de l’autorité en charge de la planification (une structure rattachée au premier ministère), le gouverneur de la Banque centrale et un représentant de la présidence de la République.
Selon les statuts de la compagnie, le PDG n’est pas membre de l’AG mais, il participe à ses travaux. Il préside, en revanche, le conseil d’administration où siègent à ses côtés ses quatre vice-présidents en charge des activités de base de la compagnie, deux représentants du ministère chargé des hydrocarbures, deux représentants du ministère chargé des finances, un représentant de la Banque centrale, deux représentants des travailleurs et une personnalité choisie en raison de ses compétences dans le domaine des hydrocarbures par le ministre en charge des hydrocarbures. Autant dire, un troisième représentant du ministre qui gère le secteur.
Abdelmoumen Ould Kaddour, à défaut de maintenir la production des hydrocarbures ou niveau où il l’a trouvé à sa nomination, a surtout réussi la prouesse de maintenir son ministre Mustapha Guitouni loin des affaires de la compagnie
L’actuel ministre de l’énergie Mustapha Guitouni et son prédécesseur Noureddine Boutarfa, qui sont plutôt des électriciens de métier, ont siégé dans le conseil d’administration comme personnalité choisie par le ministre en charge des hydrocarbures. Ils étaient alors PDG de Sonelgaz, société algérienne de distribution de l’électricité et du gaz.
Certes, le PDG dispose de larges prérogatives dans le cadre de l’exercice de ses fonctions mais, l’enjeu que constitue Sonatrach en Algérie l’expose aux interférences politiques et précarise sa position.
« Depuis le duo Abdesslam/Ghozali, la compagnie n’a pas connu de symbiose entre le PDG et son ministre de tutelle », souligne un observateur du secteur pétrolier algérien. Et d’ajouter : « Le limogeage de Mazouzi, pour prendre un exemple récent, est le résultat des frictions l’opposant à Noureddine Boutarfa à cause des questions liées à la gestion et autres nominations plutôt dans des postes subalternes ».
Quant à l’actuel PDG de Sonatrach, à savoir Abdelmoumen Ould Kaddour, à défaut de maintenir la production des hydrocarbures ou niveau où il l’a trouvé à sa nomination, il a surtout réussi la prouesse de maintenir son ministre Mustapha Guitouni loin des affaires de la compagnie.
« Guitouni a effectué une seule visite dans les installations de Sonatrach. C’était le chantier de réhabilitation de la raffinerie d’Alger, quelques jours après sa nomination au gouvernement, au mois d’août 2017. Et, depuis cette date qu’il a marquée par un coup de gueule contre la lenteur du rythme d’avancement des travaux – et hormis les sorties où il a eu à accompagner le Premier ministre à Arzew en octobre 2017 et à Adrar en décembre de la même année et le ministre de l’Intérieur à Timimoune en mars dernier – il n’a pas mis les pieds dans une installation de la compagnie. Ould Kaddour lui a interdit toute visite d’inspection », indique à MEE un conseiller du ministre.
Quand Bouchouareb s’invite au conseil d’administration…
Il convient enfin de signaler que dès son installation, Abdelmoumen Ould Kaddour a engagé le bureau d’études américain Boston Consulting Group (BCG) pour proposer un schéma sur la restructuration de la compagnie.
Et en attendant les résultats de la réflexion que mène ce bureau d’études, il a décentralisé la décision en supprimant les pôles créés par son prédécesseur ainsi que les « filiales et participations » qui géraient les 134 entreprises et participations de Sonatrach.
L’organisation interne de Sonatrach n’a, en tout cas, jamais suscité autant d’agitation au sein du gouvernement que durant les deux dernières années de la primature d’Abdelmalek Sellal
Ces participations sont désormais gérées par des holdings rattachées aux activités. L’organisation interne de Sonatrach n’a, en tout cas, jamais suscité autant d’agitation au sein du gouvernement que durant les deux dernières années de la primature d’Abdelmalek Sellal.
Et ce, à cause des investissements prévus par Sonatrach dans la pétrochimie : cinq usines à réaliser en partenariat pour plusieurs milliards de dollars. Abdesselam Bouchouareb voulait que son ministère, celui de l’Industrie soit représenté dans le conseil d’administration de la compagnie mais, la présidence de la République a refusé la proposition de changement des statuts formulée par Noureddine Boutarfa afin d’appuyer la volonté de son collègue au gouvernement.
En fait, Boutarfa trouvait dans la revendication de Bouchouareb un moyen de contourner l’organisation mise en place par Amine Mazouzi qui limitait les interférences dans la gestion des affaires de la compagnie.
En plus de l’élargissement du conseil d’administration au ministère de l’industrie, Boutarfa a proposé d’ôter aux vice-présidents le droit de vote au sein du conseil d’administration et soumettre l’ensemble des nominations dans les postes de responsabilité à l’approbation du ministre en charge des hydrocarbures.
Le limogeage de l’ancien vice-président chargé de l’activité aval, Akli Remini, intervenu deux mois avant celui d’Amine Mazouzi, a été justement motivé par sa relation conflictuelle avec le ministère de l’Industrie. C’est l’un des rares limogeages d’un vice-président décidé à l’insu du PDG de la compagnie.
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La crise qui couvait entre Mazouzi est son ministre de tutelle a ainsi atteint son paroxysme. Mais, ce sont d’autres forces qui ont tiré le meilleur de la situation puisque le ministre n’a pas survécu à son PDG limogé deux mois après Remini.
Cette crise a débouché sur la nomination à la tête de Sonatrach d'Abdelmoumen Ould Kaddour, ancien PDG de BRC (joint-venture associant Sonatrach à KBR, société britannique rachetée en 1996 par le géant américain Haliburton) qui traîne une condamnation pour divulgation d’informations classées « secret défense » et que certains présentent comme un poulain de Chakib Khelil.
Cette crise a également valu à Arezki Hocini, qui fut consultant de la société Napco appartenant au fils d'Ould Kaddour, la désignation à la tête de l’Agence nationale pour la valorisation des hydrocarbures (ALNAFT) qui fait office d’autorité de régulation, ainsi que la promotion, deux mois plus tard, du PDG de Sonelgaz Mustapha Guitouni aux fonctions de ministre de l’Énergie.
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