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Made in Tunisia : les employées du textile résistent malgré leurs difficiles conditions de travail

Les Tunisiennes qui travaillent dans le secteur du textile apprennent qu’elles peuvent être leur propre patron malgré les défis posés par l’économie du pays
Les employées de Mamotex se sont réunies en mars pour organiser la gestion autonome de l’usine (MEE/Alessia Tibolo)

CHEBBA, Tunisie – « J’emprunte de l’argent à des amis pour acheter de quoi manger », confie Dalel Mdimegh, 35 ans, dans un café de Chebba, près de la ville côtière de Mahdia, dans l’est tunisien. Avoir du temps libre pour un café un samedi matin ne rend pas Dalel particulièrement joyeuse ces jours-ci, même après une promenade à bicyclette.

En temps normal, le samedi, Dalel revêt son vêtement de travail vert clair et se démène sur sa machine à coudre pour subvenir aux besoins de sa famille, composée de sept personnes. Mais après 21 années d’activité, l’usine de textile où elle travaille depuis plus de trois ans a fermé du jour au lendemain. Dalel et ses 64 collègues se sont tout à coup retrouvées à la rue.

Affiche placardée sur la façade de l’usine Mamotex (MEE/Alessia Tibolo)

Étincelles de résistance

Le propriétaire de Mamotex, l’usine en question, a annoncé sa fermeture immédiate en janvier en raison de prétendus problèmes financiers. En réaction à cette décision, Dalel et ses collègues ont décidé de faire une chose plutôt inattendue : « récupérer » l’usine et en faire une coopérative ouvrière, la passant ainsi sous leur propre supervision. Ce faisant, les travailleuses pourraient non seulement garantir leurs salaires, mais aussi partager les profits supplémentaires pour se rembourser les salaires non versés et les prestations de sécurité sociale que leur employeur leur doit depuis 2015.

Lors d’une réunion avec le syndicat, les travailleuses et le gouverneur local, le propriétaire a accepté de se retirer et de les aider à trouver les matières premières nécessaires ainsi que des clients jusqu’au remboursement de sa dette.

« Nous nous sommes senties puissantes et indépendantes. C’était l’idée du syndicat et nous avons immédiatement accepté », se souvient Dalel en souriant. Ces travailleuses espéraient devenir un symbole de l’émancipation des femmes et des travailleurs en promouvant le système de l’autogestion en Tunisie et en établissant un modèle de direction d’usine récupérée. Cependant, malgré leur dynamisme, les choses ont stagné, révélant les problèmes qui tourmentent les travailleurs de cette nouvelle démocratie du monde arabe.

L’intérieur de l’usine Mamotex après l’annonce de sa fermeture (MEE/Alessia Tibolo)

Derrière l’étiquette « Made in Tunisia »

Mamotex est une entreprise de sous-traitance dont la compagnie mère, Sodrico, fournit la matière première importée d’Europe pour manufacturer des vêtements puis les exporter à de grandes entreprises européennes qui vendent ces tenues « Made in Tunisia » dans des rues commerciales animées du Vieux continent.

Sodrico, qui appartient à un membre de la famille du propriétaire de Mamotex, refuse actuellement de passer commande aux travailleuses de Mamotex. « Ils prétendent qu’il y a une pénurie de matières premières, mais en réalité c’est un choix politique visant à éviter de renforcer l’expérience de gestion autonome des travailleuses », assure à MEE Bahri Lehdele, président de la branche locale de Chebba du syndicat UGTT. En conséquence, l’usine reste fermée, empêchant les femmes de trouver de nouveaux clients.

À Mahdia, une ville de 80 000 habitants, le pilier principal de l’économie est le tissage, un travail exclusivement réservé aux femmes. Les hommes, pour leur part, travaillent dans l’industrie de la pêche, mais comme celle-ci fait face à une crise profonde, les femmes sont devenues les principaux soutiens de famille.

L’industrie de l’habilement joue un rôle stratégique dans l’économie nationale. Elle représente le premier employeur du secteur industriel avec 34 % de la main d’œuvre nationale, selon l’Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation.

La Tunisie est le cinquième plus grand fournisseur de vêtements de l’Europe, avec une paire de jeans sur trois fabriquée dans ce pays d’Afrique du Nord très concurrentiel en matière de coûts, un fait que l’Agence gouvernemental de promotion des investissements étrangers promeut fièrement sur internet. Néanmoins, au cours des cinq dernières années, le secteur a est victime d’une hémorragie, reflétant les difficultés de l’économie tunisienne qui a subi la fermeture de 300 entreprises et la perte de 4 000 emplois.

« Après la révolution de 2011, de nombreux investisseurs ont quitté la Tunisie, invoquant la sécurité comme principale raison, mais essentiellement parce que les employés exigeaient le respect de leurs droits. Ils préfèrent investir au Maroc et en Turquie, où les droits du travail sont plus dégradés », a déclaré à MEE Alaa Talbi, le porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES).

Malgré la mobilisation des travailleurs après 2011, les recherches sur les violations des droits des employés du textile dans les zones rurales de Tunisie ont révélé que les salaires ne sont pas en en adéquation avec le volume de travail fourni. Les employeurs versent rarement les cotisations de sécurité sociale et les travailleuses sont souvent contraintes de vivre dans des lieux insalubres et souffrent régulièrement de malnutrition.

« J’ai été enthousiasmé par l’initiative Mamotex mais en même temps pessimiste », déclare Talbi, qui explique qu’« en 2014, un investisseur belge a fermé son usine de textile sans prévenir, laissant 300 employés sur la paille. Ils ont fini par gagner le procès mais nous n’avons pas pu faire appliquer le verdict car l’employeur n’avait plus d’adresse déclarée en Tunisie. Ce cas illustre comment la loi tunisienne force les travailleurs à subir des conditions précaires ».

https://www.youtube.com/watch?v=6oTz64k2Dqk

Vidéo produite par Giulia Bertoluzzi (arabe sous-titré en anglais)

La peur du chômage

Imen Fartoul, 25 ans, nous rejoint au café. Cette ancienne employée de Mamotex affirme elle aussi qu’elle luttera bec et ongles pour garder son emploi. « Je travaille à Mamotex depuis que j’ai 13 ans. J’ai quitté l’école pour aider ma famille. Avant, c’était difficile en raison des conditions de travail, mais maintenant nous luttons même pour survivre », témoigne-t-elle.

Imen et Dalel dans un café de Chebba (MEE/Jenny Tsiropoulou)

Quand on leur demande comment étaient leurs conditions de travail, elles gardent le silence un moment, sirotant leurs cafés.

« Il y avait une énorme exploitation. Nous étions forcées de travailler dix heures par jour, sept jours par semaine, pour moins que le salaire minimum. Nous avions le droit à une pause déjeuner d’une heure mais quiconque dépassait les 30 minutes devait récupérer. Le chef nous enfermait à l’intérieur pour que nous complétions nos horaires de travail. Si je refusais, le lendemain j’étais punie, devant rester debout contre un mur pendant des heures. Le propriétaire nous traitait d’incapables et réduisait nos salaires. Il nous humiliait et nous prenait notre dignité », confie-t-elle.  

Imen et Dalel ont exprimé leur peur de dénoncer ces agissements et toutes deux ont reconnu que la pression familiale les encourageant à garder le silence était substantielle.

« La plupart des usines de textile traitent les femmes de la même façon, mais nous avons peur de parler. Souvent, nos familles font pression sur nous pour que nous nous taisions. »

MEE a contacté le propriétaire de Mamotex, Mounir Driss, par téléphone. Celui-ci a réfuté ces allégations, affirmant que « l’environnement était bon mais les travailleuses fainéantes ou absentes ».

Se battre pour sa dignité

Imen sourit amèrement. « Rien n’a changé après la révolution. Il menaçait de nous licencier si nous le dénoncions. Il exploitait aussi notre ignorance, disant que le syndicat nous volerait notre argent si nous demandions de l’aide. »

En 2013, l’indignation des femmes a conduit à la décision d’établir leur propre syndicat. « C’était notre victoire. Finies les insultes et les punitions. Nous arrivions à travailler huit heures par jour et à avoir des congés annuels et de maternité. Nous avons également négocié nos salaires collectivement. Cela n’a pas été facile car le propriétaire refusait de participer. Nous arrêtions de travailler pour faire nos réunions. À la fin, il a dû nous écouter », racontent-elles avec fierté. À présent, leur syndicat poursuit le propriétaire en justice pour les salaires et les contributions de sécurité sociale non versés. 

Imen et Dalel répètent que trouver « juste un boulot » est leur priorité, reflétant le désespoir de nombreux jeunes tunisiens sans emploi. Les femmes passent désormais leur journée sur Facebook ou à s’occuper des travaux ménagers.

« Nos familles nous soutiennent parce que notre chômage n’est pas de notre faute », poursuit Imen dans un soupir. Elles cherchent du travail dans des entreprises de textile mais la porte des recruteurs est fermée. Elles ne pourront même pas percevoir les allocations de chômage car cette année, seuls les anciens employés de l’industrie touristique y ont droit suite à l’attaque meurtrière qui a eu lieu dans un complexe touristique de Sousse l’année dernière.

Alors que le chômage menace telle une épée de Damoclès, les travailleurs ne sont pas prêts à soutenir des changements à la loi par peur de décourager les investisseurs.

Tant l’UGTT que le FTDES pensent que les lois du travail qui protègent les travailleurs sont appliquées a minima sous prétexte de défendre les investissements et l’emploi, un fait qui dévoile la faiblesse de l’État vis-à-vis du capital privé. Ainsi, leur combat vise avant tout à faire appliquer le code du travail en insistant sur les articles qui protègent les travailleurs.
 

Imen (au centre) lors de la réunion des travailleuses en mars (MEE/Alessia Tibolo)

À la redécouverte d’alternatives d’économie sociale ?

Convaincu que l’État n’est pas en mesure d’offrir du travail et que le secteur privé est affaibli, l’UGTT va présenter un projet de loi focalisé sur l’économie sociale et solidaire (ESS), selon une déclaration officielle de son secrétaire général. Inspiré par l’Amérique latine, où l’ESS fournit une protection contre la crise mondiale, le syndicat suggèrera des alternatives visant à renforcer les droits des travailleurs et à s’occuper du problème du chômage. En réponse au grand nombre d’usines en faillite actuellement ou risquant de le devenir, le projet de loi devrait promouvoir l’idée des usines récupérées et gérées par des coopératives de travailleurs. 

« L’économie sociale et solidaire n’est pas une nouveauté en Tunisie. Elle s’est développée dans les années 60 avec l’apparition de coopératives dans divers secteurs, mais l’expérience a échoué car le gouvernement de Bourguiba a commis deux erreurs : il a obligé les gens à participer, ignorant la liberté de choix, et a imposé une direction non élue, éliminant ainsi la structure démocratique. Aujourd’hui, vous pouvez établir une entreprise privée en 24 heures mais il n’y a aucune loi pour créer une coopérative. Les employées de Mamotex ont également été victimes d’un vide juridique concernant l’autogestion », explique Azaiez Abderrahmen, coordinateur de l’UGTT pour l’économie sociale et solidaire, à MEE.

Les quelques initiatives de travailleurs qui fleurissent ici et là en Tunisie préparent le terrain. « Nous devons changer la loi afin de permettre aux coopératives d’exister, d’accéder au marché et de profiter des incitations fiscales. Mais ceci devrait aller de pair avec la pratique sur le terrain. La société civile est cruciale car nous avons besoin d’un marché solidaire. Nous voulons plus d’expérimentations comme celle de Mamotex et quand l’une d’entre elles connaîtra le succès et que l’on en parlera dans les médias, les actions se multiplieront », assure Alessia Tibolo, chef de projet Initiatives d’emploi en économie sociale et solidaire (IESS) pour l’ONG italienne COSPE.

Soutenant l’idée que l’économie sociale et solidaire peut émanciper les communautés locales et offrir une indépendance économique et psychologique susceptible de répondre de façon durable au problème du chômage, le projet IESS, cofinancé par l’Union européenne, comprend une série d’ateliers de formation régionaux portant sur les modalités d’établissement d’une entreprise sociale ainsi qu’un soutien financier. Dalel a hâte de participer au projet avec d’autres employées de Mamotex qui ont l’ambition de débuter leur propre projet dans le textile.

« Une chose que nous avons apprise est que nous n’avons pas besoin de patron. Nous pouvons faire fonctionner une petite entreprise en en prenant les commandes. Comme l’a dit un poète, une femme tunisienne est une femme et demie ! », lance-t-elle en nous saluant avant d’enfourcher sa bicyclette pour rentrer chez elle.

Traduit de l’anglais (original).

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