Musulmans et antisémitisme en France : le manifeste du grand amalgame
Infâme, raciste, indigne, islamophobe, provocateur… Les réactions pleuvent depuis la publication, dimanche en France, d’un « manifeste contre le nouvel antisémitisme », signé par quelque 300 personnalités, dont trois anciens Premiers ministres, plusieurs députés et un ex-président de la République, Nicolas Sarkozy. Ce texte, paru dans Le Parisien, pointe « la radicalisation islamiste » et alerte sur une « épuration ethnique à bas bruit » dont serait victime la communauté juive dans la région parisienne.
Les signataires réclament des « autorités musulmanes » de « frapper d’obsolescence » les versets du Coran qui appelleraient « au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants ». Ce « manifeste » précède la sortie, ce mercredi 25 avril, chez Albin Michel, d’un livre dans lequel quinze intellectuels français dénoncent « le nouvel antisémitisme ».
« Le procès injuste et délirant d'antisémitisme fait aux citoyens français de confession musulmane et à l'islam de France à travers cette tribune présente le risque patent de dresser les communautés religieuses entre elles », a vite réagi le recteur de la grande mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, dans un communiqué.
De son côté, Tareq Oubrou, le recteur de la grande mosquée de Bordeaux, s’indigne : « attribuer l'antisémitisme à l'islam est presque un blasphème, puisque les deux-tiers des prophètes du Coran sont des juifs ! Donc cela ne rime à rien. [...] Le Coran n'appelle pas au meurtre ; il appelle au combat des gens qui sont hostiles. C'est la même erreur que commettent un certain nombre d'ignares musulmans, des délinquants, qui prélèvent des textes isolés de leur contexte historique ».
Oubrou est également signataire d’une autre tribune, celle d’une trentaine d’imams de France publiée mardi 24 avril par le quotidien Le Monde, qui dénonce l’antisémitisme et le terrorisme, et qui rejette les amalgames du fameux manifeste sur le « nouvel antisémitisme » :
« Nous appelons le reste de nos concitoyens, notamment les intellectuels et les politiques, à faire preuve de plus de discernement. Car ces pratiques criminelles revendiquées au nom de l’islam pourraient justement confirmer des clichés bien gravés dans les esprits. Certains y ont déjà vu une occasion attendue pour incriminer toute une religion. Ils n’hésitent plus à avancer en public et dans les médias que c’est le Coran lui-même qui appelle au meurtre. Cette idée funeste est d’une violence inouïe ».
Même le grand rabbin de France, Haïm Korsia, pourtant signataire de ce manifeste décrié, a exprimé des réserves sur le texte : « Quand on vous propose un texte, il y a toujours des choses qui ne vous conviennent pas. J'avais tiqué sur deux principes : le premier, effectivement, une sorte de comparaison des risques inhérents au fait d'être juif et ceux inhérents au fait d'être musulman. À la limite, on compare par rapport à l'ensemble de la population, ça me paraît cohérent [...] La deuxième chose, c'est que je trouvais inconcevable de sommer les musulmans de transformer le Coran. J'ai poussé pour qu'on parle de contextualisation, d'interprétation plutôt que d'abrogation de tel ou tel verset. Là, le mot a été changé. »
« Il n’existe aucun pape en islam, ni Concile, qui pourrait transformer une religion centralisée. La pratique et le temps ont lavé les scories du Coran, sauf dans les milieux radicaux »
- Claude Askolovitch, journaliste et essayiste
Concernant ce déphasage entre le manifeste et la réalité religieuse et sociologique de l’islam, on peut aussi citer l’essayiste et journaliste Claude Askolovitch qui parle d’un texte « glaçant pour la vérité dont il émane comme pour les mensonges qu'il induit ». « L’interpellation du manifeste déroute par sa simplicité. Il n’existe aucun pape en islam, ni Concile, qui pourrait transformer une religion centralisée. La pratique et le temps ont lavé les scories du Coran, sauf dans les milieux radicaux, précisément, sur lesquels nul n’a d’influence, et certainement pas les institutions. On ne réforme pas, enfin, en assiégeant des croyants ».
Askolovitch, qui rappelle dans sa longue et fournie réaction ses origines juives, détecte dans le manifeste publié par Le Parisien cette tendance de la droite et de l’extrême droite française qui veut faire du musulman, de l’immigré, de l’Africain, du demandeur d’asile, du réfugié, de l’Arabe, etc. des ennemis d’une France fantasmée. « La France, sans les juifs, ne serait pas elle-même ? Les juifs, de musulmans, sont les victimes ? La France, par ces musulmans, ne sera plus la France. Assonance. La France, par les musulmans, ne sera plus la France. Cette conclusion hante nos débats et le texte », observe l'essayiste.
Pour l’écrivain et journaliste Dominique Vidal, qui a récemment publié Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron, « faire du seul islam radical la cause de la violence antijuive, c’est ignorer une partie importante du phénomène. D’abord parce que, je l’ai rappelé, l’antisémitisme de l’extrême droite reste vivace et souvent violent. Ensuite parce que, même parmi les jeunes de banlieue, la violence – comme d’ailleurs le djihadisme – n’a pas qu’une dimension idéologique ou religieuse : elle s’enracine aussi, n’en déplaise aux signataires, dans la désespérance sociale, elle-même produite par les discriminations économiques, sociales et ethniques ».
« Les massacres de ces dernières semaines contre les manifestations de Gaza, justifiés par une partie des signataires, provoquent par exemple plus d’antisémitisme que tous les versets dénoncés du Coran »
- Dominique Vidal, essayiste
L’essayiste français pointe surtout « le grand absent du ‘’Manifeste’’ » : le conflit israélo-palestinien : « Cette lâcheté, sans doute nécessaire pour bricoler un groupe aussi hétéroclite, est absurde. Qui osera le nier ? Les massacres de ces dernières semaines contre les manifestations de Gaza, justifiés par une partie des signataires, provoquent par exemple plus d’antisémitisme que tous les versets dénoncés du Coran. De quand date la dernière explosion de violences contre les Juifs dans notre pays, sinon de la Seconde Intifada et de sa répression brutale ? ».
Pour conclure, Claude Askolovitch craint que l’objectif final de ce genre de dérive soit de « pousser le jeune président Macron vers un identitarisme auquel il se dérobe », d’« arracher quelque nouvelle loi, quelque nouvel oukaze, pour faire de ‘’nos concitoyens musulmans’’ des Français malheureux, dont chacun se méfiera, qui se méfieront de tous ».
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].