Ni Irak, ni Liban : la nouvelle errance des chrétiens d’Irak
BEYROUTH – Raphaël a perdu un peu de sa bonne humeur et un peu plus encore de son optimisme. Ce matin-là c’est une Irakienne d’environ 45 ans qui se présente à son bureau.
Elle est mariée depuis onze ans, son conjoint la trompe chaque semaine avec une femme différente. Il la reçoit entre deux cigarettes, lève à peine les yeux de son écran. Il connaît l’histoire. Elle veut divorcer mais n’a pas d’argent, lui ne peut rien faire, dossier suivant.
« On finit par devenir blasé », rumine Raphaël Koupaly, coordinateur pour les réfugiés de l’évêché chaldéen à Sabtiyeh (à l’est de Beyrouth). « Le divorce est une procédure longue et coûteuse. Il faut un avocat, aller au tribunal pour finalement attendre une décision au bout de huit mois, voire plusieurs années. On n’a ni le temps, ni l’argent pour s’occuper de ce genre de cas ».
Le lendemain matin une douzaine de réfugiés patientent à l’entrée de l’évêché. Certains viennent chaque semaine chercher des colis alimentaires, une aide pour des soins médicaux ou un conseil juridique. Depuis l’ouverture du centre, il y a quatre ans, un tiers des réfugiés pris en charge par l’évêché ont obtenu un visa, majoritairement en Australie et au Canada, dans une moindre mesure en Europe.
Mais la situation est inquiétante pour ceux qui restent et qui, chaque année, souffrent un peu plus du chômage et de la précarité. Ceux-là occupent des appartements dans la banlieue-Est de Beyrouth, à majorité chrétienne.
Depuis l’éclatement du conflit en Syrie, les loyers y ont explosé. « Je me souviens qu’en 2005, quand j’étais étudiant, je louais une chambre pour 50 dollars (43 euros) dans le quartier. Aujourd’hui, c’est devenu inaccessible », explique Raphaël Koupaly.
« Même les Libanais ont du mal à se loger et à vivre dans ce pays. Alors imaginez les réfugiés irakiens »
- Nafa, réfugié irakien
Nafa, 53 ans, sans emploi, sa femme et leurs six enfants, louent un appartement avec deux chambres pour 600 dollars (518 euros). Deux de leurs enfants travaillent dans un entrepôt de la périphérie de la ville pour subvenir aux besoins de la famille.
« Même les Libanais ont du mal à se loger et à vivre dans ce pays. Alors imaginez les réfugiés irakiens », soupire-t-il.
D’après l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), 15 000 Irakiens seraient encore réfugiés au Liban. Le pays doit faire face à une vague de réfugiés sans précédent et s’enfonce toujours un peu plus dans la crise économique. Il n’est plus la terre d’asile que les chrétiens d’Irak pensaient trouver.
« Le Liban et sa Constitution multiconfessionnelle était un pays de refuge non seulement pour les chrétiens, mais aussi pour tous ceux qui cherchaient la liberté et la dignité dans les pays arabes. Mais depuis la guerre au Liban et les transformations sociopolitiques qui s’en sont suivies, le pays n’offre plus autant qu’il pouvait le faire avant les années 1990 », estime Georges El-Khoury, coordinateur de l’action sociale de l’évêché chaldéen de Beyrouth.
Point de non-retour
En Irak les combats se sont tus à la fin de l’année dernière. À la télé, chacun a suivi la grande parade militaire de l’armée irakienne dans la zone verte de Bagdad, à grand renfort d’hélicoptères et les dizaines de milliards de dollars promis par la communauté internationale pour la reconstruction du pays.
Mais les sons des trompettes, les condamnations des seconds couteaux du groupe État islamique (EI) et les dernières élections législatives n’ont pas fait taire les angoisses des réfugiés irakiens au Liban.
Ils n’ont pas oublié la lettre noun, peinte sur les portes par l’EI pour désigner les maisons abandonnées par les chrétiens, pas plus que les menaces de mort adressées à ceux qui refusaient de se convertir ou les trahisons des voisins, qui ont parfois pillé les maisons laissées à l’abandon.
Le sondage à main levée sur la douzaine de réfugiés qui patientent dans le centre de Sabtiyeh est sans appel. Personne ne souhaite rester au Liban. Personne non plus n’envisage de retourner en Irak.
« Même si on me donnait de l’argent, une maison et une voiture, je ne rentrerais pas », lâche Nafa. Il tenait un magasin d’alcool à Bagdad. Un métier à risque dans l’Irak de Daech. Une nuit, à 5 h du matin, les passagers d’une voiture ont lancé deux grenades à travers les vitres de sa boutique. Un avertissement pris à la lettre. Il est parti avec femme et enfants pour ne plus revenir.
« Daech est endormi mais rien ne nous dit qu’il ne va pas se réveiller. Il n’y a plus d’avenir pour nous en Irak »
- Salem, 56 ans, réfugié irakien
« Daech est endormi mais rien ne nous dit qu’il ne va pas se réveiller. Il n’y a plus d’avenir pour nous en Irak », abonde Salem, 56 ans. Il est originaire de Batnaya, village chrétien de la plaine de la Ninive à quelques kilomètres au nord-est de Mossoul. En 2014, le village a été envahi par l’EI avant d’être détruit par la coalition pour en déloger les combattants. « Nous étions comme des brebis sans défense dans un enclos. Mais les loups sont entrés dans la bergerie ».
Les Irakiens croisés au centre de Sabtiyeh sont partagés entre incompréhension et ressenti. Envers le gouvernement irakien, qui n’est pas capable de leur offrir la sécurité, l’UNHCR dont l’aide humanitaire est presque exclusivement destinée aux Syriens, au Liban qui n’est pas capable de les accueillir dignement, et à l’Europe qui ne s’intéresse pas à leur sort.
« C’est notre patrie »
Envers l’Église aussi. Depuis la fin des combats, les autorités religieuses multiplient les appels au retour des réfugiés. Le patriarche de Babylone des Chaldéens, Louis Raphaël Ier Sako déclarait, à Noël dernier, que les Chaldéens d’Irak devaient « tirer les leçons du passé pour se débarrasser de leurs peurs, du pessimisme et des intérêts personnels qui les divisent pour construire leur patrie, leur avenir, main dans la main avec leurs frères musulmans. C’est notre patrie et nous insistons sur le fait de rester ici ».
L’Église redoute que les Chaldéens, présents en Irak depuis des milliers d’années disparaissent totalement du territoire. Si environ 300 000 à 400 000 chrétiens sont encore présents en Irak, ils ne représenteraient désormais que 1 % de la population, contre 15 % il y a vingt ans.
« Les chrétiens d’Irak ont perdu l’appartenance du national », estime Georges El-Khoury. « Ce sentiment de faire bande à part existe depuis longtemps, mais il n’a jamais atteint ces proportions. »
Dans l’Ancien Testament, les Chaldéens sont mentionnés comme un peuple installé dans cette région de « l’entre deux rivières », le Tigre et l’Euphrate. Aujourd’hui, ils forment un peuple entre deux rives, l’Irak et un point d’interrogation.
En attendant, l’évêché chaldéen de Sabtiyeh craint une nouvelle vague d’arrivées. Les familles réfugiées au Kurdistan irakien qui ont regagné leurs villages après la chute de l’EI sont confrontées à l’absence d’eau potable, d’électricité, de travail et à un sentiment d’insécurité. « On commence à avoir des retours préoccupants là-bas », s’inquiète Raphaël Koupaly. « Même ceux qui ont essayé de rentrer veulent repartir. »
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