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« Nos voix ne seront pas entendues » : des déplacés irakiens dénoncent les irrégularités du scrutin

Des déplacés originaires d’une région auparavant assiégée par l’État islamique affirment avoir été trompés, menacés et manipulés lors des récentes élections législatives en Irak
Des familles déplacées originaires de Salah ad-Din se rassemblent dans le camp de déplacés internes d’Ashti, en Irak (MEE/Kristina Bogos)

ARBAT, Irak – Le 12 mai, Fatima s’est rendue dans une école située proche du camp de déplacés internes où elle vit depuis quatre ans pour voter à l’occasion des élections nationales.

Cette agricultrice de 48 ans originaire de Yathrib, dans la province de Salah ad-Din, a perdu ses terres agricoles et ses neuf enfants au cours d’affrontements déclenchés pour chasser les membres du groupe État islamique lorsque ceux-ci ont envahi sa ville il y a quatre ans.

La force qui contrôle actuellement sa ville, un groupe armé affilié aux Hachd al-Chaabi irakiens (Unités de mobilisation populaire, ou UMP), a exigé de l’argent lorsqu’elle a essayé de rentrer chez elle l’an dernier, a-t-elle affirmé, et a menacé de la décapiter si elle ne votait pas en faveur des figures politiques du groupe lors des élections de mai.

Ces élections étaient l’occasion de voter pour un candidat qui, espérait-elle, allait pouvoir l’aider ainsi que des milliers d’autres à rentrer enfin chez eux. Mais alors qu’elle faisait la queue pour participer au scrutin, les forces de sécurité kurdes connues sous le nom d’Asayish ont tiré des coups de feu rapides en l’air qui ont apeuré Fatima et des centaines d’autres personnes, lesquelles sont reparties en courant dans le camp.

« Ce fut pour nous un moment de terreur », a déclaré Fatima, que la peur a empêchée de retourner à l’école pour voter.

« Nos voix ne seront pas entendues. Tout ce que nous voulons, c’est élire quelqu’un qui pourra assurer notre sécurité afin que nous puissions revenir. »

Les Irakiens se sont rendus aux urnes la semaine dernière à l’occasion des premières élections nationales depuis 2014 et l’assaut de l’État islamique, contre lequel l’Irak a proclamé sa victoire en décembre. Si un grand nombre des 5,3 millions de personnes contraintes de fuir sous l’État islamique sont rentrées chez elles, 2,1 millions d’Irakiens – majoritairement des musulmans sunnites, minoritaires en Irak –, seraient toujours déplacés, selon les estimations des Nations unies.

Fin 2017, des responsables politiques sunnites et kurdes ont appelé au report des élections afin de laisser plus de temps aux Irakiens déplacés pour rentrer chez eux et pouvoir ainsi voter. Le gouvernement fédéral irakien et l’ambassade des États-Unis à Bagdad ont jugé ces appels « anticonstitutionnels » et la Cour suprême irakienne a par la suite statué en leur défaveur en janvier.

Le taux de participation aux élections s’est élevé à 44,52 %, soit le chiffre le plus bas enregistré depuis l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Malgré la faible participation, de nombreux Irakiens déplacés de la province de Salah ad-Din, autrefois assiégée par l’État islamique, qui est désormais devenue une région du pays fortement politisée, ont voulu voter, mais ils ont affirmé que les forces de sécurité kurdes ainsi que le personnel électoral les avaient manipulés et trompés le jour des élections.

Lundi, la Haute commission électorale irakienne (HCEI) a annoncé qu’elle avait annulé les votes effectués dans 103 bureaux de vote à travers le pays à la suite de plaintes faisant état d’irrégularités commises dans les provinces de Bagdad, Anbar, Ninive, Salah ad-Din et Erbil.

Peu de temps après les élections, six partis kurdes ont réclamé une enquête sur les résultats des élections ; cet appel a ensuite été repris par l’ONU.

Listes électorales affichées à l’extérieur du bureau de vote de l’école d’Ashti, à Arbat (MEE/Kristina Bogos)

Mohammed, 23 ans, a tenté de voter à deux reprises. Il a raconté comment une bagarre avait éclaté entre des familles déplacées originaires de Mossoul et de Salah ad-Din qui faisaient la queue pour voter à l’extérieur du bureau de vote de l’école d’Ashti. Des coups de feu tirés par une dizaine d’officiers des Asayish ont suivi peu après.

« Ils voulaient nous faire peur pour qu’on rentre [au camp] », a-t-il expliqué.

« Il y avait cette arme, avec laquelle ils n’ont pu tirer que vingt balles, mais ils avaient aussi des armes américaines avec lesquelles ils ont tiré beaucoup de balles pendant longtemps. Tous les enfants et toutes les femmes étaient au sol et pleuraient. »

Lorsqu’Ahmed, un enseignant de 54 ans originaire de Yathrib, a emmené six membres de sa famille pour voter, des employés de la Haute commission électorale irakienne ont jeté quatre de leurs cartes de vote à la poubelle, a-t-il raconté. Toutes les familles déplacées vivant à Arbat, qui compte actuellement 2 893 familles, soit 13 795 personnes, ont été forcées de voter dans un seul bureau de vote, a-t-il expliqué, alors même que trois bureaux de vote de la ville avaient été désignés par la municipalité comme étant ouverts aux déplacés.

Les Asayish lui ont ensuite annoncé ainsi qu’à sa famille qu’ils pouvaient entrer dans le bureau de vote, mais seulement s’ils votaient pour Shalal Abdul, un candidat issu de la liste de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), un important parti kurde.

« Si on vote pour Shalal, ils nous laissent voter, et si on ne vote pas pour Shalal, alors on ne peut pas voter », a expliqué Ahmed.

« Nous voulons élire quelqu’un qui pourra nous représenter. Cela fait quatre ans que nous sommes ici et nous voulons juste que quelqu’un nous écoute et nous vienne en aide »

– Fatima, électrice

Shalal Abdul est l’ancien maire de Touz Khormatou, une ville multiethnique située dans les territoires disputés entre l’Irak et la région kurde semi-autonome du pays, qui abritent des Kurdes, des Arabes et des Turkmènes. Des affrontements ont éclaté dans cette ville ainsi que dans la ville riche en pétrole de Kirkouk le 16 octobre entre les forces irakiennes et kurdes, à la suite d’un référendum controversé sur l’indépendance organisé en septembre par le gouvernement régional du Kurdistan (GRK).

Les forces ont pillé et incendié des propriétés et lancé des attaques aveugles au cours d’affrontements qui ont entraîné le déplacement de plusieurs dizaines de milliers de personnes, selon Amnesty International.

Les UMP irakiennes et les forces kurdes connues sous le nom de peshmergas contrôlent conjointement Touz Khormatou depuis 2003. Les peshmergas contrôlent principalement les zones kurdes et les UMP irakiennes contrôlent les secteurs arabes et turkmènes de la ville ; chacune des forces assoit à tour de rôle sa domination sur l’autre.

Cinq candidats kurdes, dont Shalal, issu de l’UPK, se sont alliés à des listes arabes dans la province de Salah ad-Din à l’occasion du scrutin de cette année. Un responsable de l’UPK a décrit l’alliance nouée par le parti comme un « avantage » qui garantirait à l’UPK « des postes locaux » dans cette ville disputée.

« Le district de Touz Khormatou fait partie de la province de Salah ad-Din et nous venons de Salah ad-Din, a déclaré Ahmed. Ils nous disent de ne pas voter pour des gens qui viennent de chez nous et de voter à la place pour Touz Khormatou. Ils veulent que Shalal soit élu. »

Mohammed a également déclaré qu’il n’avait pas le droit d’entrer dans le bureau de vote s’il ne votait pas pour l’UPK.

« Je ne veux pas voter pour Shalal parce que je veux voter pour quelqu’un qui sera bénéfique pour nous ainsi que pour ma tribu », a-t-il déclaré le jour des élections.

Machine de vote électronique cassée dans le bureau de vote de l’école d’Ashti (MEE/Kristina Bogos)

Abdul, 20 ans, et Mohammed, 23 ans, ont affirmé que les Asayish et le personnel électoral avaient également soudoyé des électeurs potentiels pour les pousser à voter en faveur de l’UPK. D’après eux, des officiers des Asayish et des membres du personnel électoral ont proposé à des électeurs de Salah ad-Din entre 10 000 et 50 000 dinars irakiens (entre 7 et 36 euros) s’ils votaient pour l’UPK et Shalal.

« Les Asayish ne nous laissent pas entrer si on ne vote pas pour Shalal, un candidat kurde, a déclaré Abdul. Et ils nous donnent aussi de l’argent. Si on vote pour Shalal, ils nous remettent 10 000 dinars irakiens. »

Des électeurs manipulés

Bushra Khalil, employée du HCEI au bureau de vote de l’école d’Ashti, où de nombreuses familles déplacées venant des camps d’Arbat ont voté, a déclaré que seulement deux des sept machines de vote fonctionnaient correctement ce jour-là et que de nombreux électeurs n’avaient pas leur nom sur les listes d’inscription. Si l’expérience du scrutin dans cette école a selon elle « échoué à atteindre l’excellence », elle a nié les affirmations selon lesquelles les communautés déplacées avaient connu des difficultés pour voter.

« J’ai entendu des coups de feu venant de l’extérieur mais je ne sais pas ce qui s’est passé, a-t-elle indiqué. Qui plus est, je n’ai entendu personne en parler. »

Les communautés déplacées de Salah ad-Din ne sont pas les seules à avoir rapporté des manipulations à l’encontre des électeurs. Deux jours avant les élections, Mishaan al-Jaburi, un député irakien, a averti sur Facebook que les Asayish manipuleraient les populations originaires de Salah ad-Din à travers tout le GRK pour les faire voter en faveur de certains candidats kurdes, dont Shalal de l’UPK. Des médias arabes ont également relayé des accusations similaires deux jours avant le scrutin.

Alors que de nombreux Irakiens de Salah ad-Din anciennement déplacés ont pu voter après leur retour, de nombreuses familles qui vivent encore dans les camps d’Arbat ont déclaré qu’elles ne pouvaient pas encore revenir.

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Les tensions sectaires et tribales persistantes dans la province de Salah ad-Din et les actes de violence sporadiques qui y ont eu lieu empêchent de nombreuses familles de retourner dans leur ville d’origine.

Yathrib, une ville majoritairement sunnite entourée de districts à majorité chiite, est tombée aux mains de l’État islamique fin 2014. Les communautés chiites qui ont été victimes d’assassinats ciblés et d’autres atrocités sous l’État islamique craignent une résurgence du groupe, tandis que les communautés déplacées accusent les tribus et les milices chiites désormais au pouvoir d’exiger de l’argent aux personnes déplacées souhaitant rentrer et d’appliquer d’autres mesures punitives à leur encontre, selon Minority Rights Group International. 

L’Organisation internationale des migrations (OIM) a déclaré plus tôt cette année que Salah ad-Din subissait « une instabilité persistante due à des incidents touchant à la sécurité », notamment une série d’enlèvements et de destructions de fermes et de propriétés qui ont fait de nombreuses victimes, dont des déplacés de retour dans la région.

Comme Fatima, Ahmed a également déclaré qu’il ne pouvait pas retourner chez lui à Yathrib s’il ne versait pas à la milice Asaïb 500 000 dinars irakiens (environ 360 euros). Également connue sous le nom de « réseau Khazali », Asaïb Ahl al-Haq est une milice chiite qui fait partie des UMP.

« J’ai perdu ma voiture, ma maison, ma ferme, a-t-il déploré. J’ai tout perdu. »

Si les Irakiens attendent toujours les résultats définitifs des élections, les résultats préliminaires laissent toutefois entendre que les partis arabes ont remporté le plus grand nombre de suffrages dans la province. Alors que de nombreux partis irakiens ont récupéré la victoire sur l’État islamique et promis au cours de leur campagne une sécurité accrue dans les régions anciennement assiégées par le groupe, de nombreuses familles originaires de Salah ad-Din et vivant toujours à Arbat sont réticentes à l’idée de rentrer chez elles.

« Nous voulons élire quelqu’un qui pourra nous représenter, a affirmé Fatima. Cela fait quatre ans que nous sommes ici et nous voulons juste que quelqu’un nous écoute et nous vienne en aide. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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