Nouvelle attaque contre le dialecte marocain, accusé de « menacer l’arabe classique »
CASABLANCA, Maroc – Depuis quelques jours, le darija (arabe dialectal marocain) est au cœur d’une vive polémique nationale. En cause : quelques mots, comme baghrir (crêpes locales), briouate et ghriyba (pâtisseries marocaines), glissés par le ministère de l’Éducation dans les nouveaux manuels scolaires destiné aux élèves de la deuxième année du primaire.
Bien qu’ils soient issus du vocabulaire de la vie quotidienne, la petite dizaine de termes en darija ont choqué. Certains parents d’élèves indignés ont relayé la photo du manuel sur les réseaux sociaux.
Rapidement, la polémique a enflé et intellectuels et politiciens s’en sont mêlés. À tel point que la question a été soulevée… au Parlement. Jeudi 13 septembre, le chef du gouvernement Saâdeddine el-Othmani, a clos le débat. Il a démenti l’existence d’une quelconque décision gouvernementale ou du ministère de l’Éducation nationale visant à introduire le dialecte dans l’enseignement.
Pourquoi un tel vacarme ? Selon l’article 5 de la Constitution marocaine, les langues d’enseignement sont l’arabe et l’amazigh. Le darija, qualifié dans le texte de « parler et d’expression culturelle », n’est pas enseigné à l’école.
Cette polémique autour de la diglossie (cohabitation entre une langue savante et langue parlée) marocaine n’a rien de nouveau. Elle agite le pays depuis plusieurs années.
Déjà en 2013, l’historien Abdellah Laroui et le publicitaire et activiste Nourredine Ayouch avaient débattu de la question sur la première chaîne nationale. Si le militant ne voit pas d’inconvénient à la création d’une « langue médiane » entre darija et arabe, pour l’historien, le darija doit se cantonner à l’oralité et à la culture populaire.
Cinq ans plus tard, le débat est toujours le même.
« Enseigner le darija risque de couper les élèves de l’histoire et de la culture arabe », explique à Middle East Eye Mohammed Benlahcen, chercheur et membre de la Coalition nationale pour la langue arabe au Maroc.
L’autre argument avancé par les défenseurs de l’arabe est religieux. « Selon eux, introduire le darija à l’école couperait les Marocains du message coranique. Or, le texte est sacré mais pas la langue ! », défend Nourredine Ayouch, président du Centre de promotion du darija, qui a récemment publié le premier dictionnaire du dialecte marocain.
« Ce qu’ils disent, en creux, c’est que si l’on s’éloigne de l’arabe classique, nous ne sommes plus de bons musulmans, ni de bons Arabes »
- Abdelkader Fassi Fehri, spécialiste en linguistique
Mais pour Abdelkader Fassi Fehri, spécialiste en linguistique et ancien directeur de l’Institut d’études et de recherches pour l’arabisation (IERA), maîtriser la langue arabe n’est pas seulement un devoir de mémoire, c’est aussi « une vraie opportunité économique » : « L’arabe standard permet de pénétrer plus facilement le marché arabe. D’ailleurs, il y a une forte demande d’arabophones à l’international actuellement ».
« Ce qu’ils disent, en creux, c’est que si l’on s’éloigne de l’arabe classique, nous ne sommes plus de bons musulmans, ni de bons Arabes. On fait croire aux gens qu’en apprenant le darija, ils risquent de perdre leur identité marocaine », analyse le linguiste et directeur général du Centre de promotion du darija, Khalil Mgharfaoui, sollicité par MEE.
Un argument qui fonctionne auprès des Marocains, effrayés à l’idée de ne plus appartenir à cette tradition culturelle et religieuse très marquée dans la société.
Langue de la rue
Selon une étude menée par le sociolinguiste néerlandais Jan Japp de Ruiter, intitulée « L’arabe dialectal, qu’en pensent les jeunes Marocains ? » et publiée en 2013, aux questions « l’arabe dialectal devrait-il avoir un rôle dans l’enseignement de l’arabe littéraire ? » et « l’arabe dialectal est-il approprié comme langue d’instruction dans l’enseignement de l’arabe littéraire ? », la grande majorité des interrogés ont répondu négativement.
« Les Marocains ont toujours honte de leur langue maternelle, un complexe d’infériorité presque maladif et durable », analyse pour MEE l’écrivain Mourad Allami, auteur de plusieurs romans en darija.
Car au-delà l’argument identitaire, se pose celui de la légitimé de cette langue dialectale – que les défenseurs de l’arabe qualifient de « dialecte » et les autres de « langue ». Pour beaucoup, cette diglossie est tout à fait normale. Le dialecte marocain doit se cantonner à la rue, à la communication informelle.
« À chaque langage ses fonctions. L’arabe dit standard relève du domaine de l’institutionnel et de la recherche. Le darija doit se cantonner à la rue et à l’intimité des maisons », affirme Abdelkader Fassi Fehri.
Contrairement à l’arabe ou aux langues étrangères, la langue maternelle des Marocains ne serait pas digne d’être apprise à l’école.
« Chaque fois que le darija a dépassé le cadre du foyer – à la radio, dans la publicité, dans l’art – pour intégrer l’espace public, cela a posé problème. Maintenant cela commence à entrer dans les mœurs. L’école est le dernier bastion », analyse Khalil Mgharfaoui.
« Chaque fois que le darija a dépassé le cadre du foyer – à la radio, dans la publicité, dans l’art – pour intégrer l’espace public, cela a posé problème. L’école est le dernier bastion »
- Khalil Mgharfaoui, directeur général du centre de promotion du darija
Ce qui choque, c’est « l'impureté » du darija. Issue de l’arabe dit classique, la langue a évolué au contact des langues étrangères, le français et l’espagnol ainsi que les dialectes amazighs.
« C’est une langue vivante qui est née dans la rue. Pour certains, cela signifie qu’elle est décadente. Pourtant, nos universitaires et nos politiciens s’adressent à nous en darija, non ? », s’agace le linguiste.
Pour Mourad Allami, le mouvement perpétuel de cette langue ne devrait pas être vécu par les jeunes Marocains comme une honte mais comme une source de création pour les enfants : « La langue marocaine est un joyau, une pierre précieuse qu’il faut savoir tailler et couper finement afin de dégager sa splendeur et son grand état. Il y a de la belle poésie, de très belles chansons en langue marocaine », se délecte-t-il.
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Un avis que partage Khalil Mgharfaoui. Selon le linguiste, seul le darija permet de « vraiment traduire les émotions » : « Prenez la colère. En arabe vous pourriez l’exprimer, mais de manière détournée, très poétique. En darija, vous pouvez exprimer votre colère de manière brute. Un humoriste, par exemple, ne pourrait pas faire de l’humour avec l’arabe scolaire. Il a besoin de puiser dans la vie pour faire rire ! ».
Quelle voie choisir ?
Alors que faire ? Pour les défenseurs de l’enseignement du darija à l’école, l’idée serait de créer une langue médiane entre l’arabe standard et l’arabe dialectal.
« Il existe un rapport de cohabitation entre les deux. L’un habite l’autre. L’arabe standard n’est ni sacré ni momifié. C’est un arabe qui coule dans la sève de notre expression en arabe marocain. Cette approche de complémentarité nous laisse également entrevoir certains aspects d’une langue arabe standard moderne », écrit Abdelmajid Jahfa, professeur de linguistique à l’université Hassan II, dans Maroc : la guerre des langues, publié en février dernier aux éditions En toutes lettres.
« Il ne s’agit donc pas de développer une seule langue arabe supra dialectale-littéraire mais de promouvoir cette langue comme langue de communication entre les gens »
- Jan Jap de Ruiter, sociolinguiste néerlandais
Au contraire, pour Abdelkader Fassi Fehri, arabe standard et darija ne peuvent fonctionner ensemble : « Si on laisse les langues dialectales occuper trop de terrain, elles finiront par effacer l’arabe classique ».
D’autres, comme Jan Jap de Ruiter, proposent de reconnaître le darija comme une langue indépendante : « Il ne s’agit donc pas de développer une seule langue arabe supra dialectale-littéraire mais de considérer le dialecte tel qu’il est, c’est-à-dire promouvoir cette langue comme langue de communication entre les gens, non pas seulement à l’oral mais également à l’écrit ».
À ce sujet, le directeur général du centre de promotion du darija reste prudent : « Il reste beaucoup de travail avant de pouvoir enseigner le darija. Nous avons publié un dictionnaire en darija et nous sommes actuellement en train de préparer un manuel de grammaire », explique Khalil Mgharfaoui.
Un travail qui n’est pas des plus simples quand on sait à quel point le dialecte diffère d’une région à l’autre du Maroc. « Bien qu’il y ait des différences lexicales et phonétiques, le darija tend à se standardiser. La région de Casablanca-Rabat où se concentre l’activité économique, politique et artistique du pays représente une base solide dans ce travail de structuration linguistique », explique le spécialiste.
Pour Abdelkader Fassi Fehri, cette polémique n’est que l’arbre qui cache la forêt : la réforme du système éducatif. « Enseigner le dialecte marocain n’améliorera pas le niveau dans nos écoles. C’est un problème marginal, il y a bien d’autres priorités ».
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