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« Où que j’aille, je suis maltraitée » : la détresse des réfugiés en Égypte

Riham et sa famille ont émigré en Égypte en 2013, juste avant que le pays ne durcisse drastiquement sa politique d’immigration. Pressé par l’Europe de mieux contrôler ses frontières et ses côtes, le gouvernement de Sissi fait à nouveau le choix de la répression
Opération de sauvetage menée par la marine française en Méditerranée le 20 mai 2015 (AFP)

Riham* arrange sa longue tunique léopard, allume une LM light et propose du café. « Masbout [bien sucré] ? ». Dans son petit appartement en banlieue d’Alexandrie, elle n’a pas vraiment les moyens de décorer. Une large table à manger poussée contre le mur, deux canapés en velours couleur cerise et une vieille télévision posée sur des napperons poussiéreux. Au 9e étage de cette barre décrépie, on n’entend pas la mer, mais depuis le balcon, les linges étendus font office de voiles multicolores. Le fils de Riham, Zaïm*, joue aux Lego sur le tapis et dénoue les lacets des invités tout en lançant de petits cris stridents. Il est âgé de 23 ans, atteint d’une maladie mentale. Sa mère esquisse des sourires gênés.

« On a tenté de partir par la côte plusieurs fois, mais ça n’a pas marché », souffle Riham. « Sept fois en tout », précise sa sœur, à ses côtés. « Zaïm a peur de l’eau, la dernière fois que j’ai essayé de le faire monter dans un bateau, il a fait une crise, les trafiquants l’ont jeté sur la plage et sont partis. On a hurlé, on ne voulait pas le laisser », dit la jeune femme d’une voix étranglée. « Ils ont essayé de nous transférer dans un second bateau plus grand au large mais les autres trafiquants ont commencé à se disputer car il n’y avait pas assez de monde à bord. Alors ils nous ont poussés à l’eau. On a réussi à regagner la rive à la nage. Heureusement que Zaïm n’était pas sur le bateau, il ne sait pas nager, ils l’auraient tué. »

Passage

Riham, trois de ses fils et sa sœur sont arrivés en Égypte en mai 2013. « Par avion, légalement, c’était plus simple sous Morsi », précise-t-elle. « L’un de mes fils était déjà à Alexandrie, on a eu l’autorisation de lui rendre visite », explique-t-elle à Middle East Eye. Originaires de Lataqquié, dans le nord de la Syrie, l’un des chefs-lieux de Bachar al-Assad toujours sous son contrôle, ils n’y sont jamais retournés. « La vie était calme là-bas, nous n’étions pas en état de guerre, mais j’avais peur. Mon mari tient une petite boutique dont le propriétaire est proche du régime. Si la ville tombe aux mains des insurgés, c’est comme si on était du côté de Bachar. »  Une vie encore paisible mais en sursis.

Le plan n’a jamais été de rester. L’Égypte était pour eux une terre d’accueil transitoire, un gîte pour voyageurs de passage, avant de rejoindre l’Allemagne ou la Suède, objectifs de nombreux migrants. « Il y a une différence entre les réfugiés résidents, qui sont là depuis plusieurs années et qui ont envie de refaire leur vie ici, et les populations en transit. On ne peut avoir qu’une vague idée de la première catégorie », explique Ahmed*, un humanitaire qui travaille pour une organisation française ne souhaitant pas être identifiée.

Les chiffres précis du nombre de réfugiés actuellement en Égypte sont introuvables. Comme un aveu de faiblesse, l’UNHCR et les autres organisations spécialisées avouent ne pas vraiment savoir. « Nos estimations sont de l’ordre de 3 172 arrivées depuis le début de l’année, mais on parle là des personnes qui se sont manifestées auprès de nous, celles qui sont enregistrées ou en cours d’enregistrement. On sait bien qu’ils sont beaucoup plus. »

L’organe des Nations unies est débordé, il faut compter plus de quarante jours pour se faire enregistrer. Rien que l’année dernière, plus de 12 000 migrants ont afflué dans le pays. Difficile de savoir aujourd’hui combien ont réussi à partir. « Ils ne nous disent pas qu’ils ont prévu de monter dans un bateau… », lâche Ahmed. « On a observé que certains réfugiés, en particulier ceux provenant de la corne de l’Afrique, demandent à se faire enregistrer tout en essayant de s’enfuir vers l’Europe », explique aussi Ragnhild Ek de l’UNHCR à Middle East Eye. « Mais on sait que l’année dernière, environ 50 000 migrants [sur un total de 204 000] ont réussi à atteindre les côtes italiennes et grecques depuis l’Égypte », rappelle un autre humanitaire.

Selon les données de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), les chiffres en 2015 ont augmenté de plus de 60 % au cours des trois premiers mois de l’année : 26 228 migrants illégaux sont arrivés en Italie et en Grèce entre janvier et avril 2015. 1 800 sont morts noyés : cinq fois plus que l’année dernière à la même période. Principalement des Érythréens et des Somaliens. Les Syriens arrivent en 5e position. Mais depuis janvier, seulement 655 d’entre eux déclarent avoir embarqué depuis les côtés égyptiennes. 

« Contrôlez vos frontières »

Une baisse significative qui s’explique par une prise de conscience des autorités européennes du « problème des réfugiés » et de son impact fort sur les pays de la Méditerranée, en premier lieu l’Égypte. « Avec l’inquiétude grandissante de l’Europe concernant le flux de migrants arrivant sur ses côtes et le nombre de morts en mer, l’Égypte a ouvert les yeux et réalisé qu’elle était non pas la principale porte arrière de l’immigration vers l’Europe, mais un maillon essentiel de la chaîne », explique Muhammad Kashef, responsable du bureau de l’Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR), une ONG basée à Alexandrie.

Si courber l’échine devant les demandes pressantes de l’Europe de mieux contrôler les frontières est dans l’intérêt du pouvoir de Sissi, qui tente de se gagner les faveurs des pays occidentaux depuis le renversement du Président islamiste Mohammed Morsi le 3 juillet 2013, l’Égypte y voit aussi un intérêt national : fermer les frontières, mieux contrôler les flux de migrants, c’est mieux protéger son territoire face à l’insécurité, mais surtout… face à la menace terroriste qui l’obsède.

« Le souci numéro un des Égyptiens, c’est la sécurité nationale », tranche Muhammad Kashef. « Avoir des réfugiés sur son territoire, voir certains d’entre eux partir en mer ou dans les pays voisins, c’est un problème vis-à-vis des engagements pris avec l’Europe. Mais surtout, l’Égypte n’accepte pas l’idée que des personnes soient capables de traverser ses frontières sans aucun contrôle et que ses militaires ne soient pas assez compétents pour les surveiller et les sécuriser », rappelle le spécialiste.

En somme, si des migrants s’infiltrent sur le territoire, c’est qu’une porte est restée ouverte, une faille que peuvent emprunter, sans distinction, migrants fuyant leur pays d’origine, trafiquants d’armes et terroristes venus du désert libyque et de la bande de Gaza.  

« Indirectement, les migrants posent un problème de sécurité intérieure », soutient Heba Abdel Latif de l’OIM, qui rappelle à Middle East Eye que « la deuxième Méditerranée, c’est le Sahara, où de nombreuses personnes meurent en tentant de rejoindre les pays du nord de l’Afrique ». Immanquablement escortés par des passeurs, les migrants alimentent et financent donc un réseau de trafics en tout genre, à commencer par celui des êtres humains, dans lesquels les incidents ne sont pas rares.

Fermeté

Pour tenter de colmater le flux, Le Caire a donc purement et simplement fermé ses frontières. « On a eu de la chance, on est arrivés juste avant », souffle Riham. Une information confirmée par l’UNHCR : « l’Égypte applique des restrictions d’entrée sur le territoire et de délivrance de visa, notamment pour les Syriens, depuis juillet 2013 », note Ragnhild Ek. « Il y n’y a pas de loi pour les réfugiés en Égypte. C’est terrible de noter que les mouvements de personnes qui s’échappent de zones de guerre pour se mettre en sécurité sont de plus en plus restreints à travers le monde par certaines puissances », confie-t-il à Middle East Eye.

Depuis, impossible de faire le moindre mouvement. « Je suis dans l’impossibilité d’aller rendre visite à mes enfants, ni même de retourner voir mon mari », déplore Riham. « Sur nos passeports, ils ont inscrits ‘’lagué’’ [réfugiés] ». Un gribouillage lourd de sens, car avec cette inscription, Riham et sa famille sont considérés comme des déserteurs. « Si on se présente avec ça à l’aéroport en Syrie, ils nous tueront », affirme-t-elle. « Alors voilà, on est coincés ici, nous n’avons aucun moyen de partir, ni vers l’Europe, ni même pour rentrer chez nous. Je ne touche plus aucune aide. Il n’y a aucune prise en charge de mon fils handicapé mental. Ma seule solution, c’est prendre la mer, quoi d’autre ? Et si je meurs ici, qui portera mon cercueil, qui s’occupera de Zaïm ? », lâche-t-elle dans un sanglot.


« L’Égypte veut criminaliser et emprisonner les réfugiés ? », s’étonne-t-elle lorsque Middle East Eye mentionne un projet de loi allant dans ce sens actuellement discuté par les autorités. « Peu importe, je vis déjà dans une prison », conclut-elle.

Devant l’effroi des associations face à un tel projet, qui prévoyait dans sa première mouture une peine de prison comprise « entre 15 et 20 ans pour tout migrant illégal arrêté sur le territoire égyptien », les autorités tentent de faire marche arrière. « Apparemment, elles sont en train de revoir le texte », assure Ahmed, « l’accueil a été trop violent ». L’Organisation internationale pour les migrations, qui a été consultée pour l’écriture de cette loi, assure de son côté qu’« elle ne prévoit que la criminalisation des trafiquants ».

Pourtant, le constat est alarmant. En 2014, 5 000 personnes ont été prises en charge par les associations à leur sortie de détention, parfois après plusieurs mois d’enfermement. Face à cette recrudescence, les ONG ont donc décidé de se concentrer sur l’aide en détention. « Les réfugiés ici ne sont pas considérés comme des victimes », insiste Muhammad Kashef. « On est en train de mettre sur un pied d’égalité les migrants et les trafiquants, c’est écœurant », s’insurge Ahmed, alors qu’aucun texte ne prévoit le maintien en détention des passeurs. 

« Plus l’Europe mettra la pression sur l’Égypte, plus les conditions pour les réfugiés seront difficiles », observe Muhammad Kashef. Un durcissement des conditions de vie qui s’accompagne d'une baisse alarmante des moyens alloués à l’UNHCR. « On fait face à une réduction de 30 % de notre budget, rien que pour les Syriens. En mai, 26 396 Syriens percevaient une aide, ce n’est même pas 20 % de la population totale enregistrée en Égypte », note Raghnil Ek. « Le chiffre n’atteint pas les 10 % pour l’Afrique de l’Est et les demandeurs d’asile irakiens. »

Une coupe drastique des financements qui pourrait certes convaincre certains migrants de ne plus tenter le voyage par Alexandrie ou Damiette, mais qui risque aussi de plonger de nombreuses familles dans une précarité et une détresse toujours plus intense.

* Les noms ont été modifiés à la demande des personnes interviewées.

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