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« Le summum de la criminalité » : la politique israélienne de rétention des corps jette les familles palestiniennes dans les limbes

Longtemps dénoncée comme une forme de punition collective, la pratique israélienne consistant à refuser de rendre les dépouilles de Palestiniens à leurs familles s’est intensifiée depuis mai
Fatima Hammad prie près de la tombe creusée pour son fils Mohammad dans la ville de Silwad, en Cisjordanie occupée. Israël a refusé de rendre son corps (MEE/Shatha Hammad)
Par Shatha Hammad à ABU DIS, Cisjordanie occupée

Dans leur maison inhabituellement calme, Khaled Yousef Afana (56 ans) et sa femme Khulood (47 ans) feuillettent les albums photo de leur fille aînée, Mai, depuis sa naissance jusqu’aux cérémonies de remise de diplômes, où des plages blanches ont été laissées pour les photos du doctorat qu’elle s’apprêtait à obtenir.

Les parents de Mai ne quittent plus l’album depuis juin, lorsqu’ils ont appris que leur fille de 29 ans avait été tuée et qu’il n’y aurait plus de photos à ajouter.

Le matin du 16 juin, Khaled a reçu un appel l’informant que les forces israéliennes avaient abattu Mai près de Hizma, village de Cisjordanie occupé situé au nord-est de Jérusalem, alors qu’elle se rendait à Ramallah.

L’armée israélienne a affirmé que Mai avait tenté de percuter des soldats avec son véhicule, une version des événements que sa famille rejette catégoriquement. Des séquences vidéo des instants suivant le moment où Mai a été abattue ont ensuite circulé sur les réseaux sociaux, montrant des soldats empêchant les ambulanciers d’atteindre la jeune femme.

Depuis deux mois, la famille Afana subit une double peine : la douleur de perdre un enfant et le combat inattendu contre la rétention de son corps par Israël, qui les empêche d’enterrer Mai et de lui faire leurs derniers adieux.

Khaled Afana regarde des photographies de sa fille Mai chez eux à Abu Dis, près de Jérusalem (MEE/Shatha Hammad)
Khaled Afana regarde des photographies de sa fille Mai chez eux à Abu Dis, près de Jérusalem (MEE/Shatha Hammad)

La politique israélienne de longue date consistant à retenir les corps des Palestiniens tués alors qu’ils tentaient – selon la version des faits avancée par Israël – d’attaquer des cibles israéliennes a été utilisée par intermittence pendant des décennies. Après y avoir mis fin officieusement en 2004, Israël y a de nouveau eu recours il y a six ans.

Selon la Campagne palestinienne pour la récupération des corps des martyrs, Israël retient les dépouilles de 81 Palestiniens, les gardant dans des congélateurs de morgues. Lorsqu’un soulèvement populaire a secoué Israël et la Palestine en mai et juin derniers, la politique s’est intensifiée et 11 dépouilles de Palestiniens ont été retenues depuis.

« Nous vivons dans un tourbillon »

Les circonstances exactes de la mort de Mai restent inconnues, mais ses parents sont catégoriques sur le fait que leur fille n’aurait pas pu tenter de commettre une attaque.

« Je ne peux penser à rien d’autre qu’à Mai et à la nécessité de récupérer son corps »

- Khulood Afana, une mère endeuillée

Khaled explique à Middle East Eye que Mai se rendait à Ramallah pour un rendez-vous médical ce matin-là et qu’elle avait appelé un ami en chemin afin de le rencontrer pour le petit-déjeuner pendant qu’elle était en ville.

« Nous pensons qu’il est improbable que Mai ait tenté de mener une opération. Nous pensons qu’elle a peut-être emprunté une route secondaire pour éviter la circulation et a été surprise de découvrir qu’il s’agissait d’une route réservée aux colons », affirme le père.

Ajoutant à la confusion, des témoins oculaires ont déclaré plus tard à la famille que c’était un colon israélien sur un tracteur, et non pas l’armée, qui avait tué Mai, et que les forces israéliennes n’étaient arrivées sur les lieux que plus tard.

Les autorités israéliennes ont jusqu’à présent refusé de répondre aux questions de la famille Afana au sujet du corps de leur fille, et refusent de le leur rendre.

Mai était mariée et avait une petite fille. Après avoir obtenu une licence en psychologie à l’université al-Quds de Jérusalem, elle avait terminé une maîtrise dans la même université et faisait un doctorat à l’université Mutah en Jordanie au moment de sa mort. Elle s’y rendait en voiture plusieurs fois par semaine pour suivre des cours.

« Rien n’était impossible pour Mai. C’était une fille combative et ambitieuse qui construisait ses rêves avec toute la force et la pugnacité possibles », décrit Khaled. « Elle rêvait de devenir un jour ambassadrice pour représenter la Palestine à travers le monde, et j’étais certain qu’elle réaliserait ce rêve. »

Khulood se souvient de sa fille comme d’un soutien extraordinaire pour ses parents, malgré sa propre vie universitaire et familiale bien remplie.

« Elle ne nous a jamais quittés », déclare Khulood à MEE. « Elle me rendait visite tous les jours et aidait ses frères et sœurs en les encourageant à étudier. Elle n’était pas seulement une fille pour moi, c’était une amie et une sœur. »

Après s’être efforcé d’offrir une vie décente et normale à sa fille, tout ce que Khaled souhaite désormais est récupérer son corps et lui offrir de véritables funérailles.

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 « Nous souffrons beaucoup et nous sommes incapables de comprendre sa rétention continue dans un congélateur », confie-t-il. « Nous vivons dans un tourbillon, sans stabilité ni calme. En tuant Mai et en gardant son corps, ils ont tué notre vie en tant que famille. Nos existences ne seront plus jamais normales. »

En plus d’installer une tente de sit-in dans leur ville d’Abu Dis, à la périphérie de Jérusalem, les Afana organisent des manifestations chaque semaine à l’entrée de la colonie israélienne illégale de Maale Adumim, exigeant la restitution du corps de Mai.

« Elle me manque en permanence », confie Khulood. « Je ne peux penser à rien d’autre qu’à Mai et à la nécessité de récupérer son corps. »

Attendre près d’une tombe vide

Dans la ville de Silwad, au nord-est de Ramallah, Fatima Hammad partage la douleur des Afana.

Le 14 mai, l’armée israélienne a abattu son fils, Mohammad Ruhi Hammad (30 ans), près de la colonie d’Ofra, voisine de Silwad, prétendant qu’il avait tenté de commettre une attaque à la voiture-bélier.

La famille a rapidement préparé une tombe pour Mohammad, ignorant que l’armée déciderait de garder son corps. Près de trois mois plus tard, la tombe reste ouverte. Fatima visite régulièrement le site vide, rempli de feuilles mortes et de fleurs, tandis que le corps de son fils reste dans le congélateur d’une morgue israélienne.

« C’était le deuxième jour de l’Aïd, Mohammad a quitté la maison après avoir pris le petit déjeuner avec moi », raconte Fatima. « Deux heures plus tard, j’ai reçu la nouvelle de son martyre. Ce fut une nouvelle choquante et douloureuse. »

Elle n’exclut pas la possibilité que son fils ait tenté de commettre une attaque, admettant qu’il avait été très affecté par la violente répression des manifestations à Jérusalem-Est par Israël et par sa guerre meurtrière de onze jours contre Gaza.

Mohammad avait pourtant un avenir prometteur : il préparait son mariage et avait construit une maison pour sa femme et sa future famille.

Fatima Hammad tient un portrait de son fils dans la ville occupée de Silwad en Cisjordanie occupée (MEE/Shatha Hammad)
Fatima Hammad tient un portrait de son fils dans la ville occupée de Silwad en Cisjordanie occupée (MEE/Shatha Hammad)

Deux jours après sa mort, la campagne nationale a déposé une demande pour que son corps soit libéré, mais la seule réponse que l’organisation ait reçue de l’armée israélienne a été que le dossier était « en cours d’examen ».

En l’absence de réponse concrète, les Hammad continuent d’organiser des événements et manifestations à Silwad. Décrivant la rétention des corps comme « inhumaine », Fatima estime qu’une telle pratique vise davantage à punir les familles que l’individu tué.

« En tant que musulmans, nous voulons enterrer notre fils selon la tradition islamique. C’est le plus fondamental de nos droits », déclare-t-elle. « C’est le summum de la criminalité pratiquée par l’armée israélienne – pas contre les corps, mais contre nous en tant que familles.

« Nous ne dormons plus la nuit et nous nous sentons toujours mal à l’aise », ajoute-t-elle.

Une « politique immorale »

Le 5 août, les autorités israéliennes ont informé la Campagne pour la récupération des corps des martyrs qu’elles n’avaient aucunement l’intention de remettre la dépouille de Mai.

« En tant que musulmans, nous voulons enterrer notre fils selon la tradition islamique. C’est le plus fondamental de nos droits »

- Fatima Hammad, une mère endeuillée

« Bien que nous n’ayons pas reçu de réponse claire de l’armée israélienne sur la raison de la rétention du corps de Mai, nous nous préparons maintenant à faire appel devant la Cour suprême israélienne », a déclaré à MEE Salwa Hammad, coordinatrice de la campagne.

Alors qu’Israël retient les dépouilles de Palestiniens depuis 1967, dont beaucoup sont enterrées dans les tristement célèbres « cimetières des nombres », la pratique a augmenté de façon exponentielle depuis l’offensive palestinienne qui a commencé en septembre 2015, marquée par des attaques à petite échelle menées par des « loups solitaires ».

Cette politique israélienne va à l’encontre du droit international, la Convention de Genève stipulant que les parties à un conflit armé doivent enterrer leurs morts réciproques de manière honorable. Selon Salwa Hammad, Israël a retenu au moins 350 corps de Palestiniens depuis 2015, pour des périodes allant de trois jours à cinq ans.  

En 2017, un tribunal israélien a jugé que la politique était illégale, avant que le jugement ne soit rapidement cassé.

Répondant à une requête formulée par six familles palestiniennes, la Cour suprême israélienne a statué en septembre 2019 qu’il était légal pour l’armée de retenir les corps d’assaillants présumés, mais à deux conditions : que la personne tuée appartienne au Hamas ou qu’elle ait mené une opération « significative ».

Un an plus tard, le cabinet de sécurité israélien a décidé qu’il était désormais possible de retenir les corps de tous les Palestiniens tués ayant été accusés d’avoir organisé des attaques contre des Israéliens, et pas seulement ceux censés être membres du Hamas.

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Salwa Hammad, cependant, fait valoir que le cas de Mai ne relève pas des termes stipulés dans la décision de la Cour suprême de 2019.

« ‘’Opération significative est un terme vague que l’armée interprète selon ses désirs. Aujourd’hui, l’armée retient les corps de nombreux martyrs qui ne remplissent pas les conditions fixées par la cour israélienne », indique-t-elle.

Pour les familles, l’attente continue.

 « Je ne sais pas quand nous récupérerons son corps », dit Fatima. « Je me lève avec de l’espoir, mais chaque jour passe sans que cet espoir ne soit satisfait. »

Traduit de l’anglais (original).

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