Pour de nombreux Yéménites, la justice tribale l’emporte sur le système juridique de l’État
Lorsque Hasan Ali (41 ans), membre de la tribu des Khawlan, dans le gouvernorat de Sanaa, a eu un différend avec un voisin sur une question territoriale, il a tenté de porter l’affaire devant les tribunaux. Après avoir passé cinq ans au tribunal et dépensé environ 7 000 dollars en frais divers, déclare-t-il, il a finalement abandonné et s’est tourné vers la médiation tribale, laquelle a finalement permis de résoudre le problème.
Alors que l’État yéménite s’affaiblit et que la corruption rampante et les insuffisances institutionnelles ne sont pas maîtrisées, un nombre croissant de Yéménites – en particulier dans le nord et l’est du pays, où l’État est le plus faible – ont choisi de délaisser le système judiciaire étatique au profit de méthodes plus traditionnelles de résolution des conflits.
Au Yémen, les usages sociaux et les normes tribales sont précis et exhaustifs : il existe des règles pour presque tous les problèmes ou différends imaginables. Les aînés des tribus affirment en outre qu’ils satisfont convenablement aux besoins des populations.
Pour Zaïd Ben Ali al-Jamrah (43 ans), le cheikh de la tribu des Bani Husheish, au nord-ouest de la ville de Sanaa, la méthode tribale est plus simple, plus juste et plus efficace.
« Pour résoudre les contentieux, les normes sociales sont plus rapides que les procédures adoptées par les institutions de l’État, comme se rendre à un commissariat, puis au département des poursuites judiciaires, aux tribunaux, sans parler des dépenses encourues par les plaignants », a-t-il déclaré à Middle East Eye.
Les méthodes traditionnelles de résolution des conflits
Hamoud al-Awodi, professeur de sociologie à l’Université de Sanaa, est d’accord sur le fait que les normes tribales sont mieux adaptées aux coutumes locales que les tribunaux de l’État.
« Il y a deux raisons à cela : premièrement, les normes sociales qui façonnent la justice tribale sont considérées comme un moyen de réguler les questions du quotidien », explique-t-il à MEE. « La seconde raison est que si la loi de l’État n’exprime pas les besoins et les intérêts de la population, elle ne sera pas acceptée par celle-ci, et, malheureusement, quand la loi de l’État est corrompue et violée par des intérêts personnels, les gens ne peuvent obtenir gain de cause via la législation officielle ou le système juridique officiel. »
Selon Awodi, il est possible de faire fonctionner les deux systèmes côte-à-côte plutôt que de désavantager l’un au profit de l’autre. Il continue de croire toutefois que puisque que le système d’État découle des traditions tribales, ces dernières peuvent être plus efficaces.
« [Les normes sociales] peuvent fonctionner en parallèle aux lois de l’État sans les contredire, dans la mesure où les normes sociales sont considérées comme formant un système indépendant qui aide l’État à résoudre de nombreux problèmes », précise-t-il.
« Les normes sociales sont l’origine, et les lois de l’État sont simplement dérivées des coutumes et des normes sociales admises dans chaque communauté », ajoute-t-il, tout en insistant sur le fait que les lois de l’État ne sont qu’une amélioration de normes et coutumes préexistantes.
La protection des femmes
Les partisans du système tribal arguent que celui-ci demeure pertinent à l’heure actuelle et qu’il est même encore plus nécessaire qu’auparavant suite à l’escalade des hostilités au Yémen, un pays divisé où les puissances étrangères luttent pour affirmer leur influence.
Selon les lois tribales, par exemple, une personne n’a pas le droit de tirer sur son rival s’il se trouve dans un marché public, s’il est en train de conduire ou de marcher avec une femme.
« Tirer sur son rival ou se battre avec lui alors qu’il est dans un marché public ou accompagné d’un enfant ou d’une femme est vu comme quelque chose de honteux », confirme Cheikh Mohsen al-Nini (48 ans), chef de la tribu des Bani Seham, dans le gouvernorat de Sanaa.
Jamrah indique que cette coutume s’applique à toutes les tribus. « Notre système de justice tribale a en outre une très grande estime des femmes, même en temps de guerre – une femme ne peut être blessée ou agressée, et si elle est blessée ou tuée, ce sera une très grande honte et les châtiments seront décuplés, pouvant coûter plus que la vie [du tueur]. »
Fatima Ahmed, 56 ans, affirme que la loi tribale l’a protégée par le passé quand l’État ne le pouvait pas. Quand, il y a 25 ans, elle a demandé le divorce car son mari la battait, son père a refusé et l’a forcée à retourner auprès de son époux. N’ayant personne d’autre vers qui se tourner, elle est allée consulter le chef de la tribu, qui a demandé à son père de promettre par écrit qu’il ne lui serait plus fait aucun mal et qu’une solution serait trouvée pour faciliter son divorce.
Oum Najib, la cinquantaine, affirme elle aussi que les lois tribales l’ont aidée à obtenir justice.
« Après le décès de mon père, mes frères ont refusé de me donner ma part de l’héritage et je n’avais pas assez d’argent pour aller au tribunal. J’ai donc autorisé l’un des dignitaires de notre village à leur prendre mon héritage », explique Oum Najib, ajoutant que son représentant a convoqué ses frères chez le chef de la tribu, lequel a rendu une décision basée sur les normes sociales, les obligeant à lui céder son dû.
Cependant, de nombreuses personnes, membres de tribus ou non, pensent que les normes sociales violent en réalité les droits des femmes, surtout dans les zones rurales.
Pour Rashad al-Nehmi, un membre de tribu de 34 ans qui travaille comme enseignant, « bien que de nombreuses normes sociales aident les femmes, nous constatons qu’elles peuvent aussi violer plusieurs de leurs droits. Par exemple, si un homme tue une femme délibérément, il ne sera pas tué, selon nos normes, même si nous savons que les pénalités financières seront très élevées ».
En outre, selon les codes sociaux yéménites, si une femme commet une faute, elle reçoit la moitié de la punition qu’un homme recevrait pour la même faute. Selon Nada Ismaïl, une étudiante de 23 ans à l’Université de Sanaa : « Cela ne veut pas dire que de telles normes respectent les femmes ; c’est plutôt que celles-ci dénigrent la capacité de jugement des femmes et expriment l’idée que les femmes ne devraient pas être l’égales des hommes, même dans la sanction ».
L’arbitrage tribal
L’une des formes les plus proéminentes d’arbitrage tribal est le tahkim, considéré comme l’équivalent tribal du système juridique.
D’après la coutume, quand une dispute éclate entre deux parties, elles peuvent choisir un leader ou sub-leader tribal pour officier en tant que juge et examiner leurs doléances.
Les chefs tribaux autorisés demandent habituellement l’adal ou le hakam (compensation et justice) : une garantie fournie par les parties sous forme de fusils, d’argent, de voitures ou d’onéreux poignards afin d’assurer qu’elles ne commettront pas d’autres infractions et mettront en œuvre la décision prise par le chef tribal en charge de l’affaire.
Les deux parties présentent ensuite un compte-rendu clair et convenu à l’avance du cas et de leurs allégations. Ceci pour que « les deux parties en conflit ne présentent pas d’allégations ou de réactions en dehors du procès, et que le leader tribal lui-même ne puisse promulguer un verdict non lié au procès », explique Jamrah.
Selon Aowdi, « les normes sociales se fondent sur la démocratie et le choix car vous avez le droit de choisir le juge et d’accepter ou refuser le verdict – à la différence des lois et tribunaux d’État, où il n’est pas possible de sélectionner le juge. C’est un avantage qui attire les gens vers les normes sociales ».
Si l’une des parties ne respecte par le verdict, le chef de tribu vend l’adal pour tenter de compenser la partie qui se sent lésée et punir celui qui a rejeté la décision.
Une justice à trois niveaux
Ali Nasser, 35 ans, a raconté avoir demandé l’aide d’un aîné de sa tribu pour résoudre une dispute avec un parent éloigné portant sur la somme de 3 000 dollars. Lorsque l’homme a refusé d’approuver le verdict initial, l’affaire a été renvoyée devant un autre leader tribal, appelé al-manha.
« Ce membre de ma famille trouvait que la décision du leader de premier degré était injuste, et a donc décidé de faire appel auprès du leader tribal de second degré, lequel a rendu une décision différente du premier, et nous l’avons tous deux acceptée », raconte Nasser.
S’ils n’étaient toujours pas parvenus à s’entendre, le cas aurait pu être présenté devant le plus important chef de tribu, connu sous le nom de faraa aala, dont le rôle est équivalent à celui de la cour suprême.
En effet, à l’instar du système juridique étatique, le tahkim se compose de trois niveaux judiciaires. De plus, les verdicts prononcés par les chefs tribaux sont approuvés par le système judiciaire étatique et sont équivalents aux décisions des tribunaux de première instance de l’État.
Par ailleurs, si les parties à un litige, voire même une seule d’entre elles, refusent le verdict du chef de tribu et veulent aller au tribunal, elles peuvent porter l’affaire devant le tribunal d’appel de second degré de l’État, qui devrait permettre d’accélérer le processus de prise de décision.
Crime et châtiment
Un autre type d’arbitrage tribal existe si une personne qui a commis une faute souhaite présenter ses excuses. Pour ce faire, la partie coupable doit se rendre chez la partie lésée et lui apporter le hakam (le paiement en argent ou en biens) et écrire le document d’autorisation, le tahkim.
Habituellement, la partie offensée joue le rôle de juge et proclame son propre verdict. Celui-ci ne doit pas violer les normes tribales communément admises ; autrement, la seconde partie a le droit de recourir à un autre leader tribal qui servira de juge d’appel, ou de renvoyer l’affaire devant le tribunal d’appel.
« La partie lésée fait alors office de juge mais doit tout de même respecter les coutumes sociales ou tribales, qui ne doivent pas être violées par sa décision, sans quoi celle-ci ne saurait être acceptée ou mise en œuvre par la seconde partie, [qui peut] avoir recours à un autre leader tribal ou à la cour d’appel pour tenter d’invalider et amender la décision », précise Cheikh Nini.
Le type de sanctions autorisées dépend du type d’offense commise ainsi que de l’identité de l’accusé. Par exemple, si un chef tribal est attaqué, ou si lui-même agresse quelqu'un, la punition sera quatre fois supérieure à celle d’un membre de tribu normal.
De nombreuses personnes au Yémen dépendent apparemment plus que jamais des méthodes traditionnelles de justice criminelle en raison de l’absence d’un appareil de sécurité étatique stable et d’un manque d’autorités judiciaires fiables.
Hussein al-Hamdani, un fonctionnaire âgé de 48 ans, pense que la justice tribale est plus efficace de nos jours car les disputes y sont résolues plus rapidement.
Le faible coût est un autre attrait majeur du système traditionnel. Najib Abdulkarim, un agriculteur de 42 ans, confirme : « Je suis favorable à la justice tribale parce qu’avec la situation économique désastreuse que nous connaissons actuellement au Yémen, faire appel aux autorités de l’État signifie payer des millions pour voir ses droits respectés – enfin, si vous avez assez de chance pour que cela se produise ! »
Traduction de l’anglais (original).
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