Pour fuir Daech, les Irakiens d’al-Anbar suivent un chemin semé d’embûches
BAGDAD – C’était le jour de l’An lorsque Faris Yahiea a décidé de fuir sa maison du centre-ville de Ramadi accompagné de sa femme Ghoufran, de son fils et de ses parents, tandis que les forces irakiennes avançaient vers la ville pour s’en emparer. Cet homme de 26 ans et sa famille faisaient parti d’un groupe de 31 personnes qui quittaient le quartier d’al-Taamim par crainte de la violence qui se rapprochait.
Faris avait peur de ce que les forces de sécurité à majorité chiite feraient aux familles des sunnites qui, comme lui, vivaient sous le contrôle de l’État islamique depuis près de deux ans. Mais finalement, ce ne sont pas les chiites qui ont détruit le monde qu’il s’était construit.
Le groupe avait décidé d’envoyer en premier les femmes et les enfants, des drapeaux blancs à la main, suivant les conseils d’un ami de Faris qui avait lui aussi pris la fuite. Cependant, une bombe dissimulée par les combattants de Daech a alors explosé au beau milieu du groupe principal, et la femme de Faris, son fils et un de ses cousins ont été tués.
« Ghoufran avait peur, et elle insistait pour rester derrière, a déclaré Faris à Middle East Eye d’une voix tremblante. « [L’explosion] a eu lieu à huit mètres de moi, pas plus. J’ai survécu, mais eux sont morts. »
« Je ne sais pas si elle a marché sur cette bombe artisanale ou si c’est Daech qui l’a fait exploser à distance. Tout ce que je sais, c’est que je les ai perdus, elle et mon fils. »
Daech utilise ces « engins explosifs improvisés » pour piéger les routes, les bâtiments, les pylônes, les ponts et le bord des rivières, et des tireurs sont embusqués en hauteur, le tout pour ralentir l’avancée de leurs ennemis vers Ramadi, où les combats font toujours rage.
Les soldats irakiens ont adopté de nouvelles tactiques pour éviter ces pièges, mais les civils comme Ghoufran et son fils en sont souvent victimes.
Lorsque nous avons recueilli son témoignage, Faris se trouvait dans un camp de réfugiés installé dans la ville de Habaniya, à 25 km de Ramadi, qui était autrefois prisée par les vacanciers. « J’avais le pressentiment que j’allais la perdre, a ajouté Faris au sujet de sa femme. Je l’ai prise dans mes bras et je l’ai embrassée des dizaines de fois. Elle avait une sensation étrange, et je lui ai dit que, sans savoir pourquoi, j’avais l’impression que nous allions être loin de l’autre pendant longtemps.
« C’était le 1er janvier. D’habitude, c’est le moment où les gens célèbrent un nouveau départ. C’est ce que je faisais aussi, mais plus maintenant. »
Le groupe de Faris comptait parmi les milliers à avoir tenu compte des avertissements lancés par l’armée irakienne, qui a parachuté dans al-Anbar des prospectus enjoignant la population à partir afin « d’éviter les dommages causés par les frappes aériennes ». Les prospectus précisaient aux habitants qu’ils seraient en sécurité à condition de ne pas porter d’arme et de se déplacer en groupe en brandissant un drapeau blanc.
Cependant, depuis décembre, près de vingt civils ont trouvé la mort et des dizaines d’autres ont été blessés par les bombes en tentant de fuir. Les responsables de l’armée irakienne affirment que ces personnes « n’ont pas trouvé les passages désignés comme sûrs ».
« Ils [Daech] ont tendu des pièges partout. Il y en a dans tous les recoins, et la plupart de nos pertes récentes sont dues à ces bombes artisanales », a déclaré à MEE le colonel Mohammed al-Baidhani, porte-parole des forces de sécurité irakiennes.
« Nous disposons d’indicateurs infiltrés dans ces villes [contrôlées par Daech]. Ils guident les gens à travers les passages que nous avons déterminés comme sûrs, mais certains se déplaçaient au hasard », a affirmé le colonel al-Baidhani.
« Il nous a fallu changer de tactique et contourner ces bombes, mais notre plus gros problème reste les autres pièges explosifs, qui peuvent être [reliés à] tout et n’importe quoi : une poignée de porte, une prise électrique, un drapeau, une pierre, un animal mort… »
Pour les civils, sortir de là sains et saufs n’est que la première étape.
Les femmes et les enfants sont séparés de leurs maris et autres parents de sexe masculin, puis sont envoyés dans des « camps de déplacement », tandis que beaucoup d’hommes, y compris des jeunes, sont placés en garde à vue afin que les autorités puissent « recueillir des informations » et se débarrasser d’éventuels membres de Daech.
Le 10 mars, les forces de sécurité irakiennes ont affirmé avoir trouvé 56 « terroristes cachés parmi les familles » qui avaient quitté le village d’al-Zanghorah, à l’ouest de Ramadi, pour tenter de se rendre en lieu sûr.
« Ces personnes représentent une précieuse source d’informations pour nous, a expliqué un haut responsable irakien à MEE. Elles nous fournissent des renseignements sur l’organisation interne de [Daech], leurs tactiques, ainsi que les noms de leurs dirigeants locaux, des responsables de certaines opérations, de leurs soutiens, et bien d’autres éléments encore.
« Tous les hommes, y compris les jeunes, sont soumis à un interrogatoire, et leur casier [judiciaire] doit être obligatoirement vérifié », a ajouté ce haut responsable.
Les représentants de la province d’al-Anbar ont expliqué à MEE que le nombre de personnes fuyant les villes tombées aux mains de Daech, comme Hit, Kabisa et Haditha, avait bondi au cours des deux dernières semaines, à mesure que les forces irakiennes avançaient.
En conséquence, l’armée a été obligée d’installer des camps temporaires à proximité afin de pouvoir gérer l’afflux de personnes déplacées internes.
« Nous nous étions grandement préparés [à accueillir les personnes déplacées internes], mais nous ne nous attendions pas à ce qu’il y en ait autant, et leur nombre élevé a rendu la situation bien plus difficile depuis quelques jours », a déclaré Moustafa al-Ourssan, gouverneur adjoint de la province d’al-Anbar.
Moustafa al-Ourssan ainsi que de nombreuses sources au sein de l’armée ont confirmé à MEE s’attendre à voir des milliers de personnes fuir les villes bordant l’Euphrate, à l’ouest d’al-Anbar, au fur et à mesure de l’avancée des forces irakiennes.
Selon des statistiques fournies ce mois-ci par la mission des Nations unies en Irak, il y a déjà 3,3 millions de déplacés internes répartis sur 3 500 sites dans tout le pays.
Reem al-Souad, porte-parole de l’ONU à Bagdad, a déclaré à MEE que les équipes de l’ONU présentes dans la province d’Al-Anbar ne disposaient pas de chiffres précis sur les déplacements récents, étant donné que la plupart des personnes concernées n’ont pas encore été admises dans les centres dépendant des Nations unies.
Et cela pourrait encore durer un certain temps. Les responsables de la sécurité ainsi que les hommes politiques locaux ont confirmé que les individus ayant fui leur domicile pourraient subir des interrogatoires pendant plusieurs jours voire plusieurs semaines en fonction des preuves recueillies contre eux.
Faris, son père et son frère comptent parmi ceux qui ont passé plusieurs semaines en rétention. En plein deuil suite à la mort de sa famille, Faris a été gardé six semaines, contre quatre pour ses proches.
« Mon beau-père a joué les informateurs en insinuant que moi, mon père et mes deux frères étions impliqués auprès de Daech », a regretté Faris.
« Il nous en veut pour la mort de sa fille, et c’était sa façon de se venger.
« Je n’ai pas à me racheter auprès de lui. Je l’ai appelé après ma libération et je lui ai dit que je souffrais autant que lui d’avoir perdu Ghoufran, et que j’aurais voulu mourir à sa place. »
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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