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Retour en terre natale : un nombre croissant d’Assyriens reviennent vivre en Turquie après plus de 40 ans d’absence

Si les efforts du gouvernement turc pour garantir les droits des chrétiens assyriens les encouragent à revenir, le manque d’infrastructures et les problèmes de sécurité ne séduisent pas les jeunes
Des membres de la communauté chrétienne assyrienne se rendent à la messe à l’église Mor Benham Kırklar à Mardin, dans le sud-est de la Turquie, le 23 février 2020 (Bulent Kilic/AFP)
Par Mehmet Algan à MARDIN, Turquie

Ferhan Demirtaş, chrétien assyrien, vivait en Suisse depuis près de 53 ans lorsqu’il a décidé de retourner à Mardin, ville du sud-est de la Turquie, où sa famille avait vécu pendant des siècles.

Il s’est acheté une maison dans un village appelé Yemişli (Enhıl en syriaque) où les églises et les mosquées se côtoient et où les habitants parlent le turc, le kurde, l’arabe et le syriaque.

« J’avais l’habitude de visiter le village par le passé. Mais après avoir constaté l’évolution et l’atmosphère positive de la région, j’ai décidé de m’y installer définitivement », confie-t-il à Middle East Eye.

« Une centaine de maisons ont été reconstruites ces dernières années. Un millier environ de visiteurs d’Europe sont venus dans le village cet été. »

Ferhan Demirtaş n’est pas le seul à être retourné dans le sud de la Turquie, en particulier à Mardin. Des chrétiens assyriens récupèrent des maisons et des fermes apparemment abandonnées qui appartenaient autrefois à la minorité chrétienne assyrienne du pays.

Les Assyriens ont connu de nombreuses persécutions dans le passé, notamment des épisodes documentés de massacres et d’exil, en particulier lors des événements turbulents de 1915, lorsque l’administration des Jeunes-Turcs a pris le contrôle de l’Empire ottoman dans les derniers jours de son existence.

Le sort des Assyriens s’est détérioré davantage dans les années 1970 et 1980 en raison de l’éruption de la violence entre les séparatistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et les forces de sécurité turques.

Plus récemment, à la fin des années 2010, les Assyriens ont été menacés par l’État islamique en Syrie, subissant des violences aveugles et devenant la cible d’enlèvements.

Ce manque de sécurité a conduit de nombreux Assyriens à prendre la difficile décision de quitter la région. Ses habitants évoquent souvent les affrontements incessants comme l’un des principaux facteurs ayant poussé les Assyriens à quitter la région.

Ferhan Demirtaş avec son épouse à Mardin en octobre 2023 (Mehmet Algan/MEE)
Ferhan Demirtaş avec son épouse à Mardin en octobre 2023 (Mehmet Algan/MEE)

Un facteur majeur de l’émigration des Assyriens a été la restriction de leurs droits fondamentaux par les dirigeants du coup d’État militaire de 1980.

Le gouvernement militaire a également renommé des villages, remplaçant les noms kurdes et syriaques par de nouveaux noms turcs, dans le cadre de sa stratégie nationaliste.

Toutefois, le traitement des minorités par le gouvernement turc est une source de controverse depuis les années 1940.

Ainsi, les minorités chrétiennes ont subi des attaques de foules à Istanbul en 1955, qui ont entraîné leur émigration massive.

Pendant la junte militaire des années 1980, de nombreux terrains et biens appartenant à des minorités non musulmanes ont été confisqués, ce qui a augmenté les difficultés rencontrées par la communauté assyrienne.

Aujourd’hui, les démographes de la région estiment qu’il ne reste plus que 17 000 chrétiens assyriens à Istanbul, et seulement 5 000 à Mardin, ou Tur Abdin, comme on l’appelle en syriaque.

Pour autant, leur nombre a augmenté ces dernières années grâce à une baisse de la violence dans la région et aux mesures prises par le gouvernement turc pour encourager le retour des Assyriens dans leur pays d’origine.

Garanties de l’État

Gabriel Akyüz, historien et prêtre qui dirige l’église orthodoxe syriaque Kırklar à Mardin, indique que des travaux de construction sont en cours dans plus de 40 villages assyriens de la province.

Il fait partie de la poignée d’Assyriens qui sont restés en Turquie.

« Les retours en Turquie ont considérablement augmenté au cours des 25 dernières années, les plus hautes autorités de l’État ayant garanti aux Assyriens qu’ils pouvaient retourner dans leur pays en toute sécurité », explique-t-il à MEE.

« Ce que le gouvernement du parti AKP au pouvoir, et en particulier le président Recep Tayyip Erdoğan, ont fait pour assurer le retour des Assyriens est admirable. »

« Ils me traitent de fou et se moquent de moi. C’est ma patrie et le retour des Assyriens sur leurs terres est sacré à mes yeux »

- Aziz Demir, moukhtar de Kafro

Gabriel Akyüz précise que le gouvernement a mis fin aux difficultés bureaucratiques rencontrées par les communautés chrétiennes.

Le gouvernement a également approuvé l’ouverture d’un département de langue et de littérature syriaque à l’Université Mardin Artuklu, qui accueille actuellement des étudiants en licence et en master, ainsi que des doctorants.

D’après Gabriel Akyüz, il s’agit d’une reconnaissance symbolique, mais importante, des Assyriens de la région par l’État.

« Mon fils Mihayel Akyüz est également chargé de cours dans le même département », indique le prêtre.

« Le gouvernement a restitué 55 églises et monastères situés sur des terres du trésor à notre communauté. »

Il ajoute néanmoins que des problèmes subsistent. Certaines églises et certains monastères n’ont toujours pas été restitués. Mais il espère que le gouvernement réglera la situation en mettant de l’ordre dans les registres du cadastre.

Le prêtre souligne que le changement de traitement à l’égard des Assyriens est frappant : « Nous n’étions pas une communauté bien connue en Turquie il y a encore 20 à 30 ans. Aujourd’hui, grâce à Dieu, nous sommes reconnus dans tout le pays et dans le monde entier », se réjouit-il.

Gabriel Akyüz fait également remarquer que les Assyriens ont établi une « civilisation forte » en Mésopotamie, qui englobe aujourd’hui la Turquie, la Syrie et l’Irak, après s’être convertis au christianisme au premier siècle avant Jésus-Christ.

L’historien explique que les Assyriens ont apporté une importante contribution à la civilisation islamique en traduisant des écrits grecs anciens, d’abord en syriaque, puis en arabe, aux VIIIe et XIXe siècles.

Exemple de réussite

Les habitants de la région désignent un village en particulier, Kafro, comme un exemple de réussite.

Si la population a été réduite à zéro en 1994, aujourd’hui, 50 habitants sont revenus d’Europe.

Aziz Demir, un moukhtar qui dirige le village, composé de vingt maisons rénovées, raconte être né dans le village en 1967 et être parti pour la Suède en 1985.

« Je suis revenu définitivement en 2006 et je ne suis jamais reparti depuis », précise-t-il à MEE.

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« Le nombre de personnes qui passent au moins la moitié de l’année dans le village augmente de jour en jour. Nous pouvons voir une affluence que nous n’avons pas vue depuis deux ans, surtout en été. »

Kafro s’est récemment fait un nom au niveau national en ouvrant une chaîne de pizzerias gérées par des Assyriens. Aziz Demir a également ouvert une pizzeria appelée « Turabdin Pizzeria » en juillet dernier.

Si la paix et la stabilité sont maintenues, une grande partie des Assyriens vivant en Europe reviendront au pays, d’après Aziz Demir.

Il estime qu’ils apporteraient une contribution significative au développement de la région en ramenant une main-d’œuvre qualifiée sur le marché du travail, au profit de la Turquie.

Heureusement, le gouvernement continue de faire la cour aux Assyriens.

Le président Recep Tayyip Erdoğan a personnellement approuvé le projet de construction de la toute première église de l’ère républicaine il y a quelques années.

En octobre dernier, le président a assisté à la cérémonie d’inauguration de ladite église, baptisée église syriaque orthodoxe Mor Ephrem, à Istanbul, où vivent encore des milliers d’Assyriens.

D’après Sait Susin, président de la Fondation assyrienne d’Istanbul, les Assyriens vivant en Europe visitent souvent l’église avec « fierté et des larmes de joie ».

« Notre seule église, l’église de la Vierge Marie à Tarlabaşı [datant de 1844], ne pouvait pas répondre aux besoins de la communauté. Une petite église ne peut suffire à une population de 17 000 personnes », commente-t-il à MEE.

Sait Susin explique qu’il leur a fallu quatorze ans pour réaliser leur rêve de construire une nouvelle église. Ils se sont d’abord adressés au Vatican pour le convaincre de prêter son terrain aux Assyriens. Ils se sont ensuite tournés vers le gouvernement.

Il salue le soutien continu du président Erdoğan dans la réalisation de ce rêve.

« Nous pensons que l’église en elle-même est prestigieuse pour notre pays », poursuit-il. « Les Assyriens sont l’une des plus anciennes composantes sur ces terres, répondre à leurs besoins et constituer une communauté pacifique est un message positif adressé au monde entier. »

Risques pour la sécurité

Sait Susin fait part de son inquiétude quant au danger d’assimilation que courent les Assyriens lorsqu’ils émigrent de leur pays d’origine, il est donc très important selon lui que la communauté en Turquie se maintienne solidement.

Mais des problèmes de sécurité empêchent toujours les Assyriens de rentrer chez eux, auxquels s’ajoute le manque d’infrastructures modernes, d’installations sanitaires et d’équipements tels que ceux dont ils bénéficient en Europe.

En novembre, des agresseurs non identifiés ont tué Gevriye Akgüç, un citoyen assyrien de 92 ans, devant son domicile à Mardin, peu de temps après son retour d’Istanbul avec son épouse dans son village.

« Les Assyriens vivent leur âge d’or dans l’histoire de la Turquie moderne. Je suis prêt à défier quiconque prétend le contraire »

- Gabriel Akyüz, historien et prêtre

Une enquête de police a suggéré que le mobile pourrait être un différend au sujet d’un terrain.

Ferhan Demirtaş, un habitant de Yemişli, s’est plaint des cambriolages « systématiques » qui ont frappé les maisons de son village durant l’hiver.

Şükrü Aktaş, membre du conseil d’administration de la fondation du monastère de Mor Gabriel à Mardin, évoque d’autres problèmes bureaucratiques qui compliquent le retour des Assyriens, tels que la récupération de parcelles laissées sans surveillance ou enregistrées comme terres forestières ou terres domaniales.

« Il y a aussi la question de la citoyenneté », poursuit-il. « Certains Assyriens ont perdu leur citoyenneté. Ils peuvent se rendre en Turquie en tant que touristes. [Mais] ils ne peuvent rester que trois mois. Les personnes qui n’ont pas la citoyenneté ne peuvent pas posséder de biens. »

Mais heureusement, Mardin, comme d’autres villes des provinces frontalières, ne permet pas aux étrangers de devenir propriétaires.

« Il y a des étudiants qui veulent venir dans notre monastère pour y étudier, mais ils rencontrent aussi des difficultés », ajoute-t-il.

Malgré tout cela, Ilona Demir, une Assyrienne de 29 ans, âge relativement jeune par rapport à celui d’autres rapatriés, confie que lorsque des amis et des membres de sa famille viennent lui rendre visite à Midyat, s’ils arrivent avec des idées préconçues et des préjugés sur la vie en Turquie, ils repartent avec une impression positive.

mAziz Demir pose devant sa pizzeria à Midyat, en Turquie, en octobre 2023 (Mehmet Algan/MEE)
Aziz Demir pose devant sa pizzeria à Midyat, en Turquie, en octobre 2023 (Mehmet Algan/MEE)

« Midyat est un endroit socialement sous-développé », dit-elle en riant. « C’est un peu comme faire un saut dans le passé pour les jeunes qui viennent d’Europe. C’est la raison pour laquelle quinze des dix-huit jeunes qui sont revenus ne sont pas restés en Turquie et sont repartis en Europe. »

Par ailleurs, en dépit de l’apparente bonne volonté de la présidence turque, certains attaquent encore la culture assyrienne au sein de l’Assemblée nationale.

Les députés du Bon Parti (IYI, nationaliste) ont ainsi critiqué et tenté de censurer George Aslan, un député chrétien assyrien du Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (DEM, pro-kurde), en décembre, pour avoir prononcé des vœux de Noël en langue syriaque lors d’une allocution devant le Parlement.

« Ici, c’est la Grande Assemblée nationale de Turquie, vous devez parler turc », a vociféré Lutfu Turkkan, un député d’IYI. « Ce n’est pas la terre agricole de votre père. »

Les Assyriens gardent néanmoins espoir quant à leur avenir en Turquie.

Aziz Demir, le moukhtar de Kafro, explique que ses amis n’arrivent toujours pas à croire à son retour définitif dans son village en Turquie.

« Ils me traitent de fou et se moquent de moi », confie. « C’est ma patrie et le retour des Assyriens sur leurs terres est sacré à mes yeux. »

Gabriel Akyüz, le prêtre, partage cet avis. « Les Assyriens vivent leur âge d’or dans l’histoire de la Turquie moderne », lance-t-il. « Je suis prêt à défier quiconque prétend le contraire. »

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

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