Rue Mohamed Mahmoud : une bataille pour la mémoire partiellement perdue
« Je suis vraiment triste », lâche Zenobia, blogueuse et activiste. « Pour le travail artistique, mais aussi pour son impact politique, car cet endroit documente un moment important de la révolution, d’autant plus que c’est l’un des seuls où l’on peut encore trouver des graffitis contre l’armée. Cela dit, cette démolition ne changera pas l’histoire ou le fait que cette rue a vu couler le sang. »
En novembre 2011, des manifestants avaient été pris en guet-apens par les forces de sécurité dans cette petite artère menant à la place Tahrir. Plus d’une cinquantaine de personnes avaient été tuées sur le pavé.
Vendredi dernier, au petit matin, pelleteuses et ouvriers à casque jaune ont mis le premier coup dans une calligraphie couleur grenade, puis entamé à la massue le portrait souriant d’un révolutionnaire.
« Maintenant qu’ils ont démoli une partie de cette rue, on peut littéralement se balader sur Tahrir et s’imaginer que rien n’y s’est jamais produit. Quel avantage pour les autorités ! », ironise une jeune égyptienne interviewée par Middle East Eye.
Bataille pour la mémoire
La rue Mohamed Mahmoud fait depuis de nombreuses années l’objet de convoitises. Sujet de multiples documentaires, mais aussi largement mise en avant dans un livre de photographies (Walls of Freedom) sorti l’année dernière et partiellement censuré en Égypte, elle est l’un des rares lieux à avoir réussi, coûte que coûte, à continuer d’arborer les stigmates de la révolution dans un Caire en pleine transformation.
Car depuis son arrivée au pouvoir, le président Abdel Fattah al-Sissi a eu à cœur d’effacer les contours d’une révolte qu’il a travaillé à étouffer.
Bien souvent ces quatre dernières années, Ammar, Abdo, Ganzeer, Mohamed et les autres militants du pinceau sont revenus, encore et encore, malgré les menaces, malgré la peinture blanche étalée à la va-vite sur leur précédents travaux, raconter avec leurs bombes aérosols et leurs pochoirs la mort de centaines d’Égyptiens assoiffés de justice, dénoncer une armée brutale ou la répression subie par les Frères musulmans.
« Une démolition non politique »
Mais du côté des autorités, on se défend d’attaquer le symbole pour le symbole. Il s’agirait d’une démolition purement technique. « La destruction de ce mur est liée à la rénovation de l’Université américaine du Caire, implantée sur la place Tahrir », commente Khaled Moustapha, porte-parole du gouverneur du Caire. « Nous ne détruisons qu’une partie du mur pour permettre la réalisation des travaux. Cela n’a rien à voir avec la politique, ni avec les graffitis en particulier », se défend-t-il.
Une version confirmée par l’université, qui explique procéder à la démolition de son bâtiment des sciences, implanté sur ce tronçon de rue et inoccupé depuis 2008.
« L’université a décidé que le bâtiment des sciences, là où se trouvaient les laboratoires, était une surface superflue depuis l’ouverture de notre nouveau campus [à Héliopolis]. S’agissant d’un bâtiment impossible à utiliser pour d’autres activités, nous avons estimé que la meilleure chose à faire était de le supprimer pour bénéficier de plus d’espaces verts », explique Brian Mc Dougall, vice-président de l’administration de l’université. « Se séparer de ce bâtiment impliquait que l’on créée un accès pour permettre l’entrée des machine. »
Mais ce que les autorités n’ont pas précisé, c’est que c’est le mur tout entier qui devrait progressivement être abattu. « Tout le mur va être retiré », poursuit Mc Dougall, « il le faut, car on veut une clôture qui respecte le nouvel esprit du campus, plus axé sur la culture […]. Il faut aussi reconnaître que ce qui figurait sur le mur ces derniers temps n’était pas aussi important que ce qui pouvait s’y trouver l’année dernière ou l’année précédente », estime-t-il, relativisant l’impact symbolique de cette démolition.
« Mais on fait très attention, nous avons la volonté de préserver la mémoire, c’est pourquoi nous avons notamment photographié le mur avant sa démolition », assure-t-il.
« L’héritage artistique et les témoignages de la révolution ne se trouvent pas uniquement sur ce mur, il y en a beaucoup d’autres ailleurs, pas seulement au Caire, partout dans le pays, à Alexandrie, Louxor, Assouan », insiste également Khaled Moustapha, affirmant n’avoir reçu aucune plainte de la population.
Des révolutionnaires en colère
« Je pense que ça fait mal à la jeunesse révolutionnaire ; mais le reste des Égyptiens, ils ont tellement de soucis concernant leur factures de gaz ou le financement des études de leurs enfants qu’ils se fichent un peu de quelques peintures sur un mur », admet Zenobia, dépitée.
« Moi, je pense que la réaction de la population, c’est du 50-50 », estime Mohamed Khaled, graffeur ayant participé à la conquête artistique de la rue Mohamed Mahmoud. « Beaucoup de gens sont globalement mécontents de ce renouveau du Caire, de la place Tahrir méconnaissable, etc. mais beaucoup sont aussi heureux car ils ont à nouveau besoin d’espoir, et cela nécessite un espace propre. »
« Le monde ne se révolte pas tout le temps autour de nous », tempère d’ailleurs Farid Gharal, un habitant du Caire agacé par l’intérêt provoqué par le démantèlement du mur.
« Ce projet d’université est peut-être bien réel, mais c’est aussi lié aux graffitis », estime quant à lui Ahmed Hassan, militant révolutionnaire, personnage principal du documentaire « The Square » qui traite de la révolution de 2011.
« C’est une bataille qui dure depuis des années ; la rue est systématiquement reprise par les artistes à mesure que les illustrations sont effacées », explique-t-il à MEE. « Les gens disent que c’est une honte, oui et non, de toute façon, on ne se laissera pas faire, de nouveaux graffitis verront le jour », affirme-t-il.
« En soi, qu’on détruise un mur pour y mettre une nouvelle clôture, ce ne devrait pas être un problème. Mais dans ce cas c’en est un car il s’agit de l’une des dernières traces de la révolution, et c’est précieux aux yeux de beaucoup de personnes », estime aussi Mohamed Khaled.
« Comment peut-on oublier de toute façon ? »
« Rien ni personne ne peut arrêter l’esprit de la révolution ! De nouveaux graffitis seront réalisés ! Vive Tahrir ! », s’exclame sur son compte Twitter Pit Becker, un artiste de rue. Car c’est principalement sur les réseaux sociaux que les pro-révolution ont exprimé leur déception, à défaut de pouvoir se mobiliser dans les rues en raison de la répression des autorités.
Très rapidement, un mème a fait son apparition sur la toile montrant le président égyptien passer la tête derrière le mur en partie détruit, une manière de moquer sa responsabilité dans le démantèlement de cet endroit symbolique.
Sur un ton plus sérieux, Sally, militante bien connue, a posté sur sa page Facebook cette citation de W. James Booth :
« L’Histoire, ce terrain dessiné par les événements, au travers d’un temps linéaire et homogène, nous individualise, mais sa mémoire, individuelle ou collective, malgré ses paysages inégaux, est marquée par le traumatisme, le conflit, la culpabilité, et élude toujours le passé et le présent. En nous l’appropriant, nous nous donnons une identité, une fierté, une culpabilité et une dette morale qui nous lient à travers le temps. La responsabilité morale de ce passé nous impose que sa vertu soit nôtre. »
Un commentaire dépersonnalisé pour exprimer sa lassitude face aux attaques perpétuelles que la mémoire révolutionnaire subit depuis 4 ans et demi.
« Abattre le mur ou les graffitis n’effacera pas la mémoire de Mohamed Mahmoud », commente aussi Rahmy Abdallah, un jeune twitteur égyptien. « Comment peut-on oublier de toute façon ? »
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