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Scandale en Algérie après une caméra cachée humiliant l'écrivain Rachid Boudjedra

Contraint à crier « Allahou Akbar », humilié, violenté, l’écrivain algérien considéré comme un des plus grands noms de la littérature a été piégé par une caméra cachée. Des Algériens se mobilisent pour provoquer une réaction des autorités
Dans une caméra cachée diffusée mercredi soir, l'écrivain Rachid Boudjedra, connu pour son athéisme déclaré, s'est retrouvé obligé de clamer qu'il est musulman (capture d'écran)

ALGER – Onde de choc en Algérie. Une caméra cachée, qui a piégé l’écrivain Rachid Boudjedra sur la chaîne privée EnnaharTV a provoqué une vague de protestations sur les réseaux sociaux et trois pétitions circulent pour dénoncer cette agression. 

https://www.youtube.com/watch?v=9lXP4QVi7w4&feature=youtu.be

L’émission, censée tendre des canulars à des personnalités algériennes connues, a « invité » l’écrivain mondialement connu, Rachid Boudjedra.

À 75 ans, l’auteur de « La Répudiation » ou de « L’Escargot entêté », poète essayiste et romancier traduit dans plus de trente pays, militant de la guerre d’Indépendance, activiste communiste, condamné à mort par les islamistes du Front islamique du salut au début des années 1990, avait suscité la polémique en déclarant en 2015 sur le plateau de la chaîne de télé algérienne Echorrouk qu’il était athée.

« Je ne crois pas en Dieu, ni en la religion musulmane, je ne crois pas en Mahomet comme prophète », avait-il proclamé en affirmant que de nombreux autres Algériens « sont athées mais n’osent pas l’afficher par peur de l’opprobre de la société ».

Le principe de cette caméra cachée version algérienne est de faire croire à l’invité qu’il est interviewé. Juste avant, il est pris à partie et filmé à son insu par des animateurs particulièrement agressifs. Les réactions de l’invité étant parfois violentes, les mots vulgaires sont masqués lors de la diffusion par des bips sonores qui rendent l’émission parfois incompréhensible.

Une chaîne par ailleurs accusée d’être un porte-voix du système

Dans la séquence, l’animateur demande à l’écrivain de dire, puis de crier « Allahou Akbar » et de proclamer sa foi musulmane en prononçant plusieurs fois la chahada (profession de foi), tout en lui criant dessus.

Sur ce, un faux policier intervient sur le plateau pour demander les papiers de Boudjedra et lui pose des questions sur une soi-disant accusation d’intelligence avec l’étranger, et à nouveau, sur sa foi.

C’est à ce moment que l’écrivain, réputé sanguin, cherche à temporiser avant de s’énerver et d’insulter les faux journalistes et le faux policier. La scène dégénère : il demande à ce qu’on le « laisse tranquille », et cherchant à quitter le studio, se retrouve bloqué par les pectoraux d’un des animateurs de la caméra cachée, qui le repousse violemment.

Le chercheur en sciences islamiques Said Djabelkhir s’est demandé si la situation « ne poussait pas les intellectuels à prendre les armes »

Dès la diffusion de l’émission, mercredi soir, une vague de désapprobations a submergé les réseaux sociaux, allant jusqu’à demander la fermeture de la chaîne de télé, par ailleurs accusée d’être un porte-voix du système et un canal diffusant des messages socialement rétrogrades.

https://twitter.com/daoud_kamel/status/870359017041911808

L’écrivain et ex-éditeur Lazhari Labter a appelé les annonceurs publicitaires à ne plus donner de publicité à EnnaharTV. Le militant associatif Djilali Hadjadj a dénoncé EnnaharTV comme « un des bras armés médiatiques d’une aile fascisante du pouvoir policier, autoritaire et répressif ». Le chercheur en sciences islamiques Said Djabelkhir s’est demandé si la situation « ne poussait pas les intellectuels à prendre les armes ».

Depuis le début du Ramadan, les chaînes privées algériennes se sont surpassées pour tenter d’offrir les caméras cachées les plus extrêmes : les scènes se terminent généralement par des bagarres ou des agressions, les femmes se faisant gifler en pleine rue ou encore les automobilistes se faisant attaquer par une fratrie pensant réparer un affront.   

Deux pétitions en arabe et en français

Trois pétitions, deux en arabe et une seconde en français ont été lancées ce jeudi, exigeant une enquête sur ce qui est qualifié de « comportement barbare et violent à l’égard du grand auteur », comme le souligne l’un des appels postés sur les réseaux sociaux.

« Violenté, malmené, poussé à bout, forcé de clamer qu’il est musulman – nous ne sommes pas loin des mises en scènes de Daesh – et de se justifier comme un enfant, l’un des plus illustres auteurs algériens vivants a subi humiliations et railleries de la part ‘’d’animateurs’’ qui n’ont eu aucun respect pour lui et n'ont certainement jamais lu une ligne de sa littérature », lit-on encore sur la pétition en français déjà signée par des dizaines d’Algériens dès sa publication.

Les heures passant, des personnalités étrangères se joignent à la liste des signataires, notamment Donata Kinzelbach, l’éditrice de Rachid Boudjedra en Allemagne.

Une des deux pétitions en arabe, signée par des intellectuels comme l'écrivain Amin Zaoui, le romancier Saïd Boutadjine, le sociologue Nacer Djabi ou le poète Achour Fenni, dénonce « une continuité des pratiques des groupes terroristes des années 1990 ». Ce groupe appelle à un sit-in samedi 3 juin à 13h30 devant l'Autorité de régulation de l’audiovisuel (ARAV) à Alger.

Les initiateurs de ces appels s’étonnent d'ailleurs du silence de l’ARAV, instance officielle, et du nouveau ministre de la Communication, Djamel Mahfoud Kouane.

« Le silence des autorités, ministère de la Culture, de la Communication, et le mutisme de l'Autorité de régulation de l’audiovisuel, sont des preuves de complaisance voire de complicité avec certains médias qui nourrissent la haine, le racisme, l'intolérance et pourrissent le débat public ». 

Jeudi, le directeur de la chaîne EnnaharTV a présenté ses excuses à l’écrivain Rachid Boudjedra. Mais les réseaux sociaux semblent inflexibles et nombreux sont ceux qui exigent des comptes.

Selon ses proches, l’auteur aurait déposé plainte contre la chaîne de télé.

Traduction : « Exprimez votre colère en inondant l’ARAV [l'Autorité de régulation de l’audiovisuel] de vos messages »

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