Selon l'ex-président de la Knesset, Netanyahou aurait porté le coup fatal à la solution à deux États
JÉRUSALEM – Mercredi soir, douze flambeaux ont été allumés sur le mont Herzl à Jérusalem pour marquer le début de la célébration par les Israéliens du 68e anniversaire de la création de leur pays en 1948.
Les drapeaux israéliens ont inondé le pays dans le cadre des préparatifs de l'événement qui marque l'expulsion et les atrocités de masse subies par les Palestiniens. À Jérusalem, presque chaque voiture, chaque réverbère et chaque bâtiment était orné d'au moins une étoile de David sur fond de rayures bleues et blanches ce matin-là.
À 11 heures, des sirènes ont retenti dans tout le pays qui s'est immobilisé. Les conducteurs ont stoppé leurs véhicules avant d'en sortir pour se tenir debout dans les rues en mémoire des soldats et des civils israéliens ayant perdu la vie lors du conflit avec les Palestiniens.
Peu de temps après cette minute de silence, Middle East Eye prenait place avec Avraham Burg dans le bâtiment blanc immaculé abritant l'Institut Van Leer de Jérusalem, où les universitaires étudient la philosophie, la société, la culture et l'éducation.
Même si Avraham Burg se sent à sa place en écrivant des livres et des articles à l'institut, il fut l'une des figures emblématiques de la classe dirigeante israélienne pendant la majeure partie de sa vie en tant que député du Parti travailliste dans quatre Knesset différentes en l'espace de 30 ans.
Au cours de sa prestigieuse carrière politique, il a été président de la Knesset, président de l'Agence juive pour Israël et a même occupé le poste de président de l'État d'Israël pendant vingt jours en 2000 suite à la démission d'Ezer Weizman.
Son père, Yosef Burg, d'origine allemande, a survécu à l'Holocauste et fondé le Parti national religieux tandis que sa mère, Rivka, a survécu au massacre de 1929 à Hébron.
Mais malgré son expérience au sein de la classe dirigeante, Avraham Burg a entamé, suite à son retrait de la politique en 2004, un cheminement politique qui l'a mené à rejoindre l'Hadash, un parti communiste israélo-palestinien, en janvier dernier.
Cet auteur de cinq livres – parmi lesquels The Holocaust is Over, We Must Rise From its Ashes, qui a été acclamé par la critique – est désormais, entre autres choses, le fondateur de Molad, un groupe de réflexion travaillant au renouveau de la démocratie israélienne.
Il a évoqué avec MEE la situation politique israélienne et exposé les politiques qu'il soutiendrait dans ce qu'il qualifie de « réalité à un État », prenant le temps de commenter le Parti travailliste britannique et la crise qu'il a récemment traversée sur la question de l'antisémitisme :
MEE : En 2003, vous avez écrit dans The Guardian que si Israël ne changeait pas de direction, il finirait par devenir « étrange et laid ». Est-ce le cas 68 ans après sa création ?
Avraham Burg : Oui, mais pas complètement. En 1948, Israël était un État laïque. Son économie était socialiste/sociale-démocrate. Et il avait une vision plus démocratique de lui-même.
En 2016, Israël n'est pas laïque du tout. Son économie est profondément capitaliste néo-conservatrice. Sa conception de la démocratie correspond davantage au règne de la majorité qu'à celle des démocraties plus sophistiquées, évoluées et matures de notre époque qui acceptent et renferment d'autres voix, notamment celles des minorités.
Aujourd'hui, Israël occupe une position moins enviable qu'il y a quinze ou cinquante ans. Mais il n'est pas seul car l'Occident est laid lui aussi. L'image d'Israël en tant que démocratie occidentale est ternie. Quand je vois tous les nationalistes et leur ribambelle de phobies – xénophobie, homophobie, judéophobie, islamophobie, entre autres –, le monde est en mauvaise posture. Le monde de 2016 est plus laid que celui des années 1990.
MEE : Vous avez déclaré souhaiter que toutes les colonies de Cisjordanie occupée soient démantelées. Que répondriez-vous aux colons de Cisjordanie qui affirment que c'est vous, habitant de Jérusalem, et l'État d'Israël tout entier qui formez une grande colonie ?
A.B. : Pour moi, l'histoire est claire. En 1948-1949, Israël a obtenu la légitimité internationale. Il n'a pas été créé grâce à la Bible ou à des prières. Israël a été créé grâce aux mécanismes internationaux qui fondent les États, comme les résolutions de l'ONU, etc. Il existe un État d'Israël légitime et légal dont les frontières sont celles d'avant la guerre de 1967. C'est une réalité légale qui ne repose sur aucune composante biblique, eschatologique ou rédemptrice.
Dans cet État, Israël a commis des actes incroyables et répréhensibles, comme la destruction de tous les souvenirs antérieurs des Palestiniens. Israël doit traiter la composante palestinienne en son sein avec la même considération historique et la même impartialité. Et il ne le fait pas, mais il le fera un jour.
Les territoires situés au-delà des frontières de 1967 ne font pas partie d'Israël sur le plan légal. Ils ne font pas partie de la norme internationale. Ils ne nous appartiennent pas. C'est une réalité. Les colons sont par conséquent des criminels contre la paix. Ce sont des criminels contre les Palestiniens. Et les gouvernements qui les ont envoyés là-bas sont des collaborateurs, y compris le Parti travailliste, qui a lancé tout le processus.
MEE : Vous étiez un fervent partisan de la solution à deux États, mais vous préconisez désormais une confédération des deux États. Pourquoi ce changement ?
A.B. : La solution à deux États a été anéantie le jour où Bibi Netanyahou l'a adoptée. Avant cela, elle avait une chance. À la minute où il a prononcé le discours de Bar Ilan, il a porté le coup fatal à la solution à deux États. Il ne s'agit pas d'un produit sans date de péremption dans le rayon d'un supermarché – elle s'est périmée.
Je pourrais chérir un projet qui n'est pas viable, mais cela reviendrait à ignorer l'État qui existe et ses deux régimes : l'un rempli de privilèges pour les juifs, et l'autre rempli de discriminations envers les Palestiniens. J’ai choisi de contrebalancer cette réalité à un État avec une formule alternative à un État. C’est pour cela que je soutiens l'idée d'une confédération.
MEE : En Israël, le nationalisme d'extrême-droite a augmenté parallèlement au niveau de pauvreté. En quoi les dirigeants israéliens proposent-ils une vision différente de la société ? Où est votre Bernie Sanders ?
A.B. : Notre Bernie Sanders est aux États-Unis. Il est juste de dire que les forces du libéralisme et du progressisme occidentaux ne sont pas parvenues à supprimer le lien entre la pauvreté et le nationalisme.
En Israël, la pauvreté n'est pas marginale : elle est au coin de la rue, elle touche l'un de vos proches, de vos amis ou de vos connaissances qui luttent pour s'en sortir. Et il est dans l'intérêt des dirigeants de laisser tous les petits groupes (vivant dans la pauvreté) se battre entre eux. Plus ils se battent entre eux, plus ils se détestent et moins le gouvernement est responsable du problème.
Mais en Israël, il n'y a jamais eu de gauche. La conception classique de la gauche est qu'elle considère que tous les êtres humains sont égaux, que l'État est laïque, que les ressources publiques doivent être distribuées équitablement et qu'il n'existe pas de différence entre les sexes, etc. En Israël, être de gauche se résume en une seule chose : accepter ou non un compromis avec les Palestiniens. Cela a créé une division artificielle des forces politiques.
Prenons par exemple [le chef de l'Union sioniste] Isaac Herzog, qui est l'un de mes amis proches, mais que j'ai récemment pris à partie dans Haaretz. Il est censé être le porte-étendard du mouvement progressiste israélien. Mais qu'avons-nous découvert (lorsqu'il s'est défendu d'être un « amoureux des Arabes ») ? Que c'était un politicien fanatique.
Notre système politique est fragmenté. Le parti du Premier ministre n'a remporté que 30 sièges [sur les 120 de l'élection de 2015] et ce, au prix d'un immense effort. Seuls des partis de taille moyenne ou modeste forment des coalitions appropriées, ce qui signifie que le système politique est très instable.
MEE : Vous avez affirmé vouloir abroger la loi du retour qui permet aux juifs du monde entier de bénéficier d'un droit de citoyenneté immédiat en Israël. Pourquoi ?
A.B. : En 1948, lors de la création d'Israël, la majorité des juifs étaient en situation post-traumatique [suite à l'Holocauste] ou vivaient dans des endroits dangereux où leur existence physique était menacée. Le plan de sauvetage citoyen était justifié. Mais nous sommes aujourd'hui en 2016. Soixante-dix-huit pourcent des juifs vivent entre Israël et les États-Unis. Avons-nous toujours besoin d'une procédure de retour collective accélérée ? Je pense que non.
Je voudrais modifier la loi du retour de façon à ce que toute personne souhaitant obtenir la citoyenneté israélienne soit placée sur file d'attente. Toutefois, je conserverais un filet de sécurité pour les situations dans lesquelles une personne ou une communauté se verrait persécutée en raison de sa judéité. Voilà comment je modifierais la loi du retour pour remplacer ce privilège ethnique discriminatoire par un processus de naturalisation plus naturel en Israël.
MEE : Si vous deviez modifier la loi du retour, appliqueriez-vous une loi du retour pour les réfugiés Palestiniens afin qu'ils puissent venir se réinstaller dans ce qu'ils considèrent comme leur pays ?
A.B. : L'une des raisons pour lesquelles j'étais un fervent partisan de la solution à deux États est que j'estimais que les problèmes qui accablaient la Palestine (y compris le droit au retour) pouvaient être réglés par les Palestiniens et que les problèmes affectant les Israéliens pouvaient être réglés par Israël. Mais étant donné que les colons ne veulent pas partir, cette situation à un État implique des droits égaux pour tous. Cela signifie que s'il existe un droit au retour pour les juifs, il devrait y avoir un droit au retour pour les Palestiniens.
Il est impossible de fuir ce problème. Ou plutôt, il est possible de le fuir, mais pas si l'on veut le résoudre.
MEE : Vous êtes convaincu qu'il appartient aux Israéliens et aux Palestiniens de résoudre le conflit, mais que pensez-vous des campagnes telles que celle du Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) ?
A.B. : Je suis par nature un partisan du dialogue, sur le plan philosophique comme éthique. Je crois au dialogue, le boycott n'est donc pas une mesure à laquelle je suis favorable. Mais vous voulez savoir si le BDS est kasher ? Bien sûr qu'il est kasher.
Quel message adressons-nous aux Palestiniens ? D'abord, nous vous excluons de l'État. Ensuite, nous vous plaçons sous occupation pendant quelques dizaines d'années. Puis nous nions tous vos droits car nous avons le monopole des ressources et du pouvoir. Ensuite, nous ne voulons pas que vous participiez [au BDS] car ce n'est pas gentil et cela nous dérange. Allons donc ! Le BDS est un acte de désobéissance civile légitime. Renferme-t-il des voix antisémites ? Oui, et alors ? Au lieu de combattre les moustiques, nous devrions rechercher le marais.
MEE : En 2003, vous avez non seulement affirmé qu'Israël risquait de devenir laid, mais vous avez aussi évoqué l'éventualité de la fin du sionisme. Qu’est-ce que le sionisme aujourd'hui, et Israël en a-t-il toujours besoin ?
A.B. : Il n'existe pas de définition unique du sionisme dans laquelle tous les sionistes se reconnaissent. Il y a ceux qui se rattachent au point de vue territorial ; ceux qui sont nationalistes ; il y a ceux qui sont rejetés par les antisémites. Il n'y a pas d'école de pensée unique, mais il ne fait aucun doute que cette définition ambiguë et obscure est en train de se transformer.
Israël a redéfini la notion de citoyen juif et en a fait un mélange de quatre composants : le territoire, la religion, le pouvoir et la souveraineté. Elle ne représente pas nécessairement tous les juifs, qu'ils soient libéraux ou conservateurs et qu'ils habitent à Golders Green ou à Washington D.C. Mais du point de vue israélien, être un sioniste israélien – quelle qu'en soit la définition – implique d'être très ethnique, guidé par la religion, assoiffé de pouvoir et très possessif quant au territoire.
Du point de vue historique, le sionisme était un mouvement nécessaire pour faire passer le peuple juif d'une structure de gouvernance exilée à une structure souveraine. Je définis le sionisme comme un échafaudage qui a permis au peuple juif de se restructurer. Ce qui est arrivé en 1948 était l'aboutissement de cette restructuration. Après des millénaires d'attente, la structure (l'État) était enfin en place. Il s'agit désormais de retirer l'échafaudage (le sionisme). Mais le peuple y est réticent car il s'est accoutumé aux effets secondaires liés au fait d'attirer la sympathie du reste du monde, etc. Le sionisme demeure la structure de soutien d'Israël même s'il n'en a absolument pas besoin.
MEE : Le retrait du sionisme impliquerait-il une potentielle perte de la judéité d'Israël ?
A.B. : Tout d'abord, il y a une incompréhension totale quant à la nature du lieu. Si vous vous promenez en France, qui est un pays laïque, savez-vous que vous êtes en France ? Oui, vous le savez immédiatement. Si vous vous promenez en Allemagne, qui est un pays laïque, savez-vous que vous êtes en Allemagne ? Oui, immédiatement. Comment le sait-on ? Je ne sais pas, mais on le sait.
Mon argument est que la culture d'un endroit n'est pas déterminée par la structure étatique mais par le comportement culturel ordinaire des personnes qui y vivent. Lorsque l'on s'appuie sur la structure étatique pour imposer une identité, on obtient des endroits où la définition de l'État est déplaisante. Mais les gens d'ici [en Israël] n'investissent pas beaucoup de temps dans la philosophie politique.
Ils veulent que l'État soit juif, que les rues soient juives, que les hommes soient juifs, que les ennemis soient juifs – tout doit être juif.
Nous voulons même que les Palestiniens reconnaissent Israël comme un État juif. Qui sont-ils pour nous reconnaître ? Pourquoi leur donner le pouvoir de nous définir ?
MEE : En Grande-Bretagne, il y a eu un débat important sur l'essence de l'antisémitisme à cause d'allégations de préjugés anti-juifs au sein du Parti travailliste de Jeremy Corbyn. Avez-vous suivi ces événements ? Quelle est la vision d'Israël sur cette question ?
A.B. : Si de tels problèmes sont apparus au sein du Parti travailliste, c'est qu'il existe une faiblesse au sein de la direction. Le chef est le garant de l'équilibre des opinions au sein du parti. Où êtes-vous, M. Corbyn ? D'accord, vous avez ouvert cette enquête sur l'antisémitisme. Très bien. Mais j'ai été membre de partis politiques toute ma vie, je connais leur baratin. Prenez position. Allez au Parlement. Venez en Israël. Il devrait s'affirmer et crier : « arrêtez ».
MEE : Je pense que c'est ce qu'il a fait dans une certaine mesure...
A.B. : Il a dit : « arrêtez, s'il-vous-plaît ».
Élargissons un peu le sujet. Jusqu'à il y a environ un siècle en Occident, la haine des juifs constituait l'une des principales filières de la haine dans la société. Le juif était le principal Autre. Cela a atteint des sommets lors de la Seconde Guerre mondiale. Mais la réalité de notre monde actuel est que la haine des juifs n'est pas la première sur la liste. Il y a tellement de haine dans la société, que ce soit l'islamophobie, la xénophobie, la judéophobie ou l'homophobie, pour n'en nommer que quelques-unes. Mais si vous laissez ne serait-ce qu'un segment de haine montrer son hideux visage, au bout du compte, vous finirez par légitimer toutes les autres sortes de haine. C’est là le problème. Il devrait y avoir une coalition contre toutes les formes de haine menée par la gauche.
Ce qui me rend fou c'est de voir ces juifs, y compris au sein du gouvernement, proposer « allions-nous avec les entités islamophobes en Europe » car ces dernières ont tout à coup affirmé qu'elles aimaient les juifs pour mieux haïr les musulmans. C’est stupide. Les critiques que je formule à l'encontre de mon propre peuple valent également pour M. Corbyn – et le fait qu'il considère que le Hezbollah est inoffensif me pose également problème. Le fait de s'allier avec ce genre de groupes alimentés par la haine est une forme de politique qui ne fonctionne pas et ne doit pas fonctionner.
MEE : Vous étiez autrefois une figure emblématique de la classe dirigeante israélienne. Vous faites désormais figure d'exception puisque vous avez rejoint la gauche alors que la majeure partie d'Israël a basculé à droite. Les voix telles que la vôtre ont-elles encore leur place en Israël ?
A.B. : Eh bien, un poète israélien a écrit que seuls les poissons morts nagent dans le sens du courant. S'il y a une chose typiquement juive dans mon identité, ce n'est certainement pas mon universalisme et ma compassion envers mes semblables. C’est la façon dont je crois que le judaïsme a consacré l'opinion de la minorité, en ce sens que la voix de la minorité d'aujourd'hui devrait constituer la base de la stratégie de la majorité de demain. Je nage à contre-courant et je suis bien vivant.
L'année où j'ai quitté la politique, j'ai publié mon premier livre et couru mon premier marathon. Tous deux étaient des processus lents et à long terme. Je suis très patient et j'attendrai le retour du balancier.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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