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Tunisie : des associations dénoncent des « arrestations arbitraires » d’Africains subsahariens

Depuis le mois de décembre, plusieurs témoignages font état d’arrestations « sans justifications ni explications » d’Africains subsahariens, dont beaucoup vivent pourtant en règle dans le pays
Des migrantes subsahariennes apprennent à utiliser un ordinateur dans un centre géré par l’Organisation de soutien aux migrants, dans la ville de Médenine, dans le sud de la Tunisie, le 15 juin 2021 (AFP/Fathi Nasri)
Des migrantes subsahariennes apprennent à utiliser un ordinateur dans un centre géré par l’Organisation de soutien aux migrants, dans la ville de Médenine, dans le sud de la Tunisie, le 15 juin 2021 (AFP/Fathi Nasri)
Par Ahlem Mimouna à TUNIS, Tunisie

« On m’a demandé de descendre du taxi et de présenter une pièce d’identité. J’ai présenté ma carte d’étudiant, pourtant, le [policier] m’a demandé de le suivre au poste. » Dans une vidéo cumulant plus de 3 000 vues sur Facebook, un homme raconte l’arrestation arbitraire dont il a été victime en Tunisie.

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En février, l’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (AESAT) a dénoncé lors d’une conférence de presse  la vague « d’arrestations arbitraires sans justifications ni explications » dont sont victimes les Africains subsahariens « depuis le mois de décembre ».

« Plusieurs arrestations nous ont été rapportées, de la part d’étrangers à la peau noire, à la station terminus de métro de l’Ariana [gouvernorat au nord de Tunis], même lorsqu’ils montraient leurs papiers et leurs cartes d’étudiants », a relevé pendant la conférence de presse Bio Vamet, président de l’Association des étudiants et stagiaires ivoiriens en Tunisie (AESIT).

« On nous a aussi rapporté des descentes de police en pleine nuit pour apparemment contrôler les contrats de location. La police, en uniforme, se présente sans mandat et force les étudiants à les suivre au poste même si le contrat est en règle. »

Junior Bouassa, président de l’Association des étudiants et des stagiaires gabonais en Tunisie (AESGT), parle d’arrestations « musclées et inopinées ».

« Dans notre cas, cinq étudiants gabonais ont été arrêtés bien qu’ils soient en règle sur le territoire tunisien », affirme-t-il.

« Être traités avec dignité »

« Nous ne demandons qu’une chose : être traités avec dignité », implore le président de l’AESAT, Christian Kwongang. Car « au poste de police, ils subissent un traitement humiliant, avec une attente de plusieurs heures dans le froid sans connaître les motifs desdites arrestations, et ils se font prélever leurs empreintes et leur ADN [par voie salivaire] sans leur consentement. Par la suite, ils sont photographiés avec une pancarte, comme les criminels dans les films », lit-on dans un communiqué publié par l’association.

Cette dernière assure que ces « multiples arrestations arbitraires » ont été recensées dans plusieurs régions de Tunisie et très régulièrement au niveau du gouvernorat de l’Ariana.

L’AESAT dit avoir demandé et attendu, en vain, des explications auprès du poste de police. Certains agents disent procéder à « l’enregistrement des étrangers ».

« Le prélèvement d’ADN exige normalement un mandat judiciaire. On se demande pourquoi [les policiers] font ça, ça n’a pas de sens ! », s’emporte auprès de MEE la secrétaire générale de l’Association tunisienne de soutien des minorités (ATSM), Raoudha Seïbi.

« On s’est dit qu’après la conférence de presse [organisée par l’Association tunisienne de soutien des minorités, ATSM, et l’AESAT], le ministère de l’Intérieur allait enquêter sur le sujet et pourquoi pas s’excuser auprès de ces étudiants qui sont corrects, payent leur loyer, et dont les papiers sont en règle. Il n’y a aucune raison de les emmener au poste, en les laissant attendre des heures dans les couloirs, dans des conditions lamentables. »

Pour le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), ces arrestations « prennent une tournure dangereuse ».

« Un recensement ne peut pas se faire de cette manière », dénonce à MEE Romdhan Ben Amor, son porte-parole.

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« On a déjà proposé une solution simple à l’État, consistant à octroyer aux étudiants et aux personnes en situation irrégulière des cartes de séjour provisoires. Ainsi, il peut déterminer leur nombre et où ils se trouvent, et les protéger aussi de toute violation. »

« Nous avons envoyé une correspondance au ministère de l’Intérieur au sujet du prélèvement d’ADN et des empreintes et nous attendons encore la réponse », ajoute-t-il.

Pour Romdhan Ben Amor, les immigrés subsahariens sont victimes de campagnes de stigmatisation et de discours xénophobes, entre autres sur les réseaux sociaux, notamment sur certaines pages Facebook « liées à des syndicats des forces de sécurité ».

Une enquête réalisée en 2019 par le département Migrations du FTDES révèle que plus de 50 % des migrants venant de pays d’Afrique subsaharienne ont été exposés à des actes de racisme et de haine de la part de Tunisiens.

Il s’agit essentiellement d’injures (89,60 %), d’agressions physiques (33,90 %), d’escroquerie (29,60 %), de violations (22,90 %), d’extorsion (7,80 %) et de non-respect (4 %).

« Pressions européennes »

La dernière affaire en date qui a marqué les esprits en Tunisie remonte au mois de janvier. Un homme d’affaires français a été kidnappé par sa femme de ménage et son compagnon pendant trois jours, dans une maison à la Soukra, dans le gouvernorat de l’Ariana. L’homme a été maltraité. Les ravisseurs avaient demandé une rançon à sa famille.

Selon Romdhan Ben Amor, c’est suite à cet enlèvement que la police a intensifié sa campagne d’arrestations parmi les Africains subsahariens.

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« La Tunisie comptait environ 15 000 étudiants subsahariens avant 2010. Aujourd’hui, ils sont moins de 5 000 car désormais, ils partent au Maroc. L’État doit se poser des questions, d’autant plus qu’ils contribuent à l’économie tunisienne », relève Raoudha Seïbi.

En effet, au Maroc, le nombre d’étudiants subsahariens est passé de 1 000 en 1994 à 18 000 en 2021.

Selon l’Observatoire national de l’immigration, la Tunisie compte près de 60 000 immigrés (pas seulement subsahariens) dont 7 000 étudiants. Un chiffre très variable d’après Romdhan Ben Amor, « car certains entrent en situation régulière puis basculent vers l’irrégularité faute de pouvoir renouveler leur permis de résidence ».

« Et ce n’est pas un choix, la loi tunisienne est très stricte en matière de carte de séjour, même pour les étudiants », explique-t-il.

Pour le responsable du FTDES, « c’est la Tunisie qui a créé cette crise de réfugiés, en se soumettant, ces deux dernières années, aux pressions européennes ».

« L’État a assuré le retour en Tunisie d’une grande partie d’entre eux qui étaient partis en mer [pour rejoindre l’Europe], même s’ils avaient embarqué depuis les côtes libyennes, sans leur assurer le minimum garanti par les pactes et chartes internationaux signés par la Tunisie », explique-t-il.

Contacté par MEE, le président de l’AESAT Christian Kwongang a confirmé que « très peu d’arrestations » avaient été signalées depuis la conférence de presse. « Mais on attend surtout des explications des autorités. »

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