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« On n’est pas des criminels. On veut juste du travail » : à Tataouine, le calme est revenu en ville, pas dans les esprits

Les chômeurs de Tataouine ont repris la contestation, trois ans après leur première grande révolte. Leur situation n’a pas évolué, si ce n’est qu’ils considèrent que les autorités les méprisent encore davantage, entre non-respect des engagements et répression
Du 20 au 22 juin, la région marginalisée de Tataouine, à 550 km au sud de Tunis, a été secouée par des heurts, lorsque la police a chargé à coups de gaz lacrymogènes des protestataires réclamant les milliers d’emplois promis par le gouvernement (AFP)
Du 20 au 22 juin, la région marginalisée de Tataouine, à 550 km au sud de Tunis, a été secouée par des heurts, lorsque la police a chargé à coups de gaz lacrymogènes des protestataires réclamant les milliers d’emplois promis par le gouvernement (AFP)
Par Mathieu Galtier à TATAOUINE, Tunisie

Violence, insultes et mépris. La gestion par l’État de la protestation des chômeurs de Tataouine, à 550 km au sud de Tunis, par le gouvernement depuis le 20 juin n’a fait qu’exacerber la colère des manifestants.

Pendant 72 heures – du 20 au 22 juin –, les forces de l’ordre ont eu massivement recours au gaz lacrymogène pour déloger les centaines de manifestants qui bloquaient l’entrée nord de la cité, mondialement connue pour avoir donné son nom à la planète Tatooine dans la saga Star Wars, dont la première trilogie a été filmée en partie dans le gouvernorat.

Deux jours après l’assaut et le départ des policiers supplétifs venus de toute la Tunisie, le calme était revenu en ville. Pas dans les esprits. Une dizaine de jusqu’au-boutistes continuent de squatter la tente installée au pied du pont qui marque l’entrée de Tataouine.

« Pendant trois jours, il a plu du gaz. Pourquoi ? On n’est pas des criminels. On veut juste du travail », explique le quadragénaire Kamel Tarroun, qui a le poignet gauche bandé à cause des brûlures des projectiles.

Les douilles récupérées sont transformées en pots de fleurs distribués aux automobilistes (MEE/Mathieu Galtier)
Les douilles récupérées sont transformées en pots de fleurs distribués aux automobilistes (MEE/Mathieu Galtier)

À ses côtés, un jeune n’en revient toujours pas du comportement des policiers. « Ils nous insultaient : ‘’Connards !’’, ‘’Libyens !’’ [la Libye est à 130 km], ‘’fils de p***’’. Ils ne nous respectaient tellement pas qu’ils ont utilisé des gaz périmés depuis 2016 pour nous attaquer », raconte-t-il.

Kamel montre alors une des nombreuses douilles entassées devant la tente. Vérification faite, 2016 était la date de fabrication, pas de péremption. Preuve tout de même du choc subi par les manifestants et du sentiment de mépris qu’ils ressentent de la part des autorités… dont la réaction n’aura pas permis de calmer les tensions.

Le conseil des ministres de vendredi, consacré à la question de Tataouine, a accouché d’une commission chargée de faire entrer le gouvernorat « dans une dynamique économique et sociale et dans un cercle plus vertueux ».

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A minima, les manifestants voulaient l’application des mesures promises depuis 2017.

Ce printemps-là, après une contestation qui est allée jusqu’à la fermeture d’un pipeline pétrolier et le blocage des camions des sociétés d’hydrocarbure dans le lieu-dit d’El Kamour, à 110 km au sud de Tataouine, provoquant la mort d’un jeune écrasé par un véhicule de la Garde nationale, les manifestants – les mêmes qu’aujourd’hui –, le gouvernement dirigé par Youssef Chahed et le syndicat majoritaire, UGTT (centrale syndicale), avaient signé un accord.

Il prévoyait l’embauche de 1 500 chômeurs locaux dans les entreprises pétrolières, la création de sociétés publiques de sauvegarde de l’environnement qui emploieraient 500 personnes et un fonds de développement de 80 millions de dinars (25 millions d’euros).

« Si les accords de 2017 ne sont pas respectés, il faudra retourner à El Kamour », prévenait la semaine dernière Mabrouk Lazar, membre de l’Union des diplômés chômeurs de la région.

Le gouvernorat le plus touché par le chômage

Encadrées par des collines rocailleuses à la végétation éparse, les suppliques de Tataouine semblent se perdre dans le paysage aride des alentours avant d’arriver sous les ors des bâtiments ministériels.

Pourtant, avec 28,7 % de sans-emplois, le gouvernorat est le plus touché par le chômage en dépit de la présence des principales ressources pétrolières du pays, qui, si elles sont faibles en comparaison de celles de ces voisins algérien et libyen, représentent une manne non négligeable pour l’économie nationale.

« De grandes sociétés sont installées ici comme l’Italien ENI ou l’Autrichien OMV, qui vient d’ouvrir le site gazier de Nawara [qui doit couvrir 11 % des besoins du pays], mais comme leurs sièges sont basés à Tunis, ce n’est pas la région qui profite des taxes sur les sociétés mais la capitale », déplore Boubaker Souid, le maire Ennahdha (musulman-conservateur) de Tataouine qui attend avec impatience la signature des décrets d’application des lois de décentralisation qui permettront enfin aux maires de construire, par exemple, leurs propres écoles ou centres de soin.

En attendant, l’édile, s’il a pris bien soin de ne pas incriminer tous les policiers pour les événements de ces derniers jours, espérait quand même des excuses publiques du chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, pour les violences subies par les Tataouiniens.

« On a élu Kais Saied parce qu’il est intègre, mais finalement, il nous faut un président à poigne, même s’il est un peu voleur »

- Un marchand saisonnier

Sur la place publique, on prend beaucoup moins de gants pour fustiger le comportement jugé dédaigneux des dirigeants, y compris celui du président de la République, Kais Saied, jusqu’ici très respecté et qui avait obtenu 96 % des voix au second tour de l’élection présidentielle de l’automne 2019.

« Kais Saied a été faible. Il était en France pendant les affrontements, mais il aurait dû appeler le ministre de l’Intérieur pour exiger au moins l’arrêt des tirs de lacrymogène. On l’a élu parce qu’il est intègre, mais finalement, il nous faut un président à poigne, même s’il est un peu voleur », assène un marchand saisonnier qui tente difficilement de se débarrasser de son stock de jouets depuis l’Aïd al-Fitr (le 24 mai, qui marquait la fin du Ramadan et jour où les enfants reçoivent des cadeaux).

La déception est d’autant plus grande que les habitants avaient l’impression d’avoir remporté une bataille importante le 24 juin. Ce jour-là, l’un des principaux porte-paroles du mouvement, Tarek Haddad, était libéré après quatre nuits de détention. C’est son arrestation qui avait provoqué l’escalade de violence entre la population et les forces de l’ordre.

Juché sur une camionnette Isuzu, il s’offrait une traversée triomphale de la ville. Poing levé, l’activiste saluait les centaines de personnes venues l’acclamer sur la route principale, sans oublier d’embrasser l’écusson du maillot de foot de la ville qu’il portait.

Certains y ont vu le premier signe d’un réchauffement des relations entre les autorités et les protestataires. Un signe, surtout, que ces derniers avaient décidé de jouer l’apaisement en attendant la réunion ministérielle de vendredi.

Pourtant, accoudé à des caisses de piments entreposées sur le trottoir en face d’un commerce de détail, Abdelmajid ben Jabala, tout en applaudissant le retour de Tarek Haddad au bercail, n’y croyait déjà pas ce 24 juin.

« J’ai 68 ans. J’ai connu tous les présidents : Bourguiba, Ben Ali, Essebsi, Saied maintenant. Tunis nous a toujours volés. Pourquoi ça changerait ? Et ils se permettent même de nous traiter de voleurs parce qu’on trafique un peu ! »

Car l’autre richesse du gouvernorat, ce sont ses quelque 630 km de frontière avec l’Algérie (330 km) et la Libye (300 km), qui permettent aux habitants d’arrondir les fins de mois grâce notamment au commerce informel de cigarettes et d’essence.

Ce business a cependant été largement compromis ces derniers mois à cause de la fermeture des postes-frontières du fait d’abord de la situation sécuritaire, notamment en Libye, puis du coronavirus.

Depuis samedi, les frontières ont rouvert mais maintenant, c’est du côté du Sahara et des sites pétroliers que les yeux des manifestants sont tournés, ne serait-ce que pour faire honneur à leur slogan élaboré là-bas, à l’entrée du désert, en 2017 : « Tataouine, al-Rakh la » : Tataouine n’abandonnera pas.

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