Les histoires cachées des vieux quartiers d’Istanbul
La ville ancienne d’Istanbul, capitale économique et plus grande ville de Turquie, a été la capitale de nombreux empires, notamment pour les Romains (qui lui ont donné le nom de l’empereur Constantin), les Byzantins et les Ottomans.
À cheval sur l’Europe et l’Asie, Istanbul est depuis longtemps une destination de choix pour les voyageurs. Mais au-delà des bateaux de croisière sur le détroit scintillant ou des marchés anciens plus à l’intérieur des terres, cette ville est célèbre pour son riche patrimoine.
Et comme l’affirme la fondation culturelle Hrant Dink établie à Istanbul, une grande partie de ce patrimoine demeure secrète.
Pour tenter de remédier à cela, la fondation a lancé au début de l’année une nouvelle application mobile appelée KarDes, qui signifie « frère » en turc et « carte » en arménien. L’application est conçue pour aider les utilisateurs à redécouvrir les bâtiments importants de la ville pour les communautés arménienne, grecque et juive d’Istanbul.
Étant donné qu’Istanbul est aujourd’hui une métropole de 16 millions d’habitants, il est facile de passer devant des bâtiments historiques dans la vie de tous les jours sans en remarquer un seul.
Ou comme l’énonce Rudi Sayat Pulatyan, coordinateur de recherche pour KarDes, « on voit le bâtiment, mais on ne connaît pas l’histoire. Il est invisible. »
Alors que le pays était autrefois un melting-pot de cultures, les conflits qui ont éclaté pendant les deux guerres mondiales ont enclenché un déclin des populations arménienne, grecque et juive dans la Turquie actuelle.
Mais tandis que 32 pays ont reconnu comme génocide le massacre de plus d’un million d’Arméniens par les forces ottomanes, la Turquie affirme que ces tueries ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’une campagne systématique. De nombreux Arméniens restés en Turquie ont renoncé au christianisme pour l’islam dans les années qui ont suivi pour éviter les persécutions.
La population arménienne de Turquie ne s’élève aujourd’hui qu’à environ 55 000 membres, dont la majorité vit désormais à Istanbul.
Les Grecs vivaient en Anatolie – la masse terrestre de la Turquie sur le continent asiatique – depuis bien avant Alexandre le Grand. Mais après la défaite ottomane lors de la Première Guerre mondiale, les tentatives de partition de l’ancien empire par les alliés occidentaux ont entraîné une guerre de trois ans avec la Grèce, qui s’était vu promettre des parties du littoral anatolien.
Le traité de Lausanne de 1923 prévoyait un échange forcé de population obligeant plus d’un million de Grecs orthodoxes de Turquie à se réinstaller en Grèce.
En 1955, des informations laissant entendre que des Grecs avaient posé une bombe dans le consulat turc en Grèce ont déclenché un pogrom anti-grecs à Istanbul. Ce pogrom a fait plus d’une dizaine de morts et forcé des milliers de Grecs à fuir Istanbul.
Aujourd’hui, moins de 2 000 chrétiens grecs résident encore dans la ville.
Quant à la population juive de Turquie, qui a des liens bibliques avec l’Anatolie orientale, c’est après la fondation de la République turque que l’immigration a commencé.
Dans le but de promouvoir une identité turque unifiée, la loi de réinstallation adoptée en 1934 a imposé la réinstallation collective et l’assimilation forcée des non-Turcs, y compris des juifs, au sein de la culture turque. La même année, une série d’attaques violentes contre une partie de la population juive du pays, notamment dans les régions de la Thrace, a provoqué la fuite de milliers de juifs vers Istanbul et au-delà.
C’est l’histoire oubliée de ces cultures que la fondation Hrant Dink cherche à enregistrer. « Nous pensons que révéler la contribution et les histoires des habitants passés et présents de la ville permettra de se remémorer, de respecter et de reconnaître davantage les différents groupes et les différentes cultures », explique Rudi Sayat Pulatyan à Middle East Eye.
« Cela favorisera le pluralisme et le dialogue et cela créera à terme une atmosphère où la coexistence des différences sera adoptée en tant que principale valeur de la société. »
L’application créée par la fondation, qui s’appuie sur Google Maps, propose également ce que les développeurs décrivent sous le nom de « circuits mémoriels ».
Ces visites sont racontées par divers artistes locaux narrant les histoires de sites méconnus dans des quartiers bien connus d’Istanbul, afin que celles-ci soient relayées. Il existe douze « circuits mémoriels » à Istanbul, parcourant près de 900 lieux et d’une durée d’environ deux heures chacun.
MEE a décidé d’arpenter la myriade d’axes mémoriels de la ville et de partir à la découverte de neuf de ses attractions moins connues.
1. Église Surp Hresdagabet
Se dressant au milieu de cafés colorés, de bâtiments couverts de vignes, de boutiques vintage et d’ateliers créatifs, l’église Surp Hresdagabet est l’une des escales du circuit proposé par KarDes à Balat.
Quartier coloré proche du centre-ville d’Istanbul, Balat renferme un circuit multiculturel important qui peut être suivi avec KarDes. D’après l’application, l’histoire de Balat – qui tire son nom d’un mot grec signifiant « palais » – remonte à la période byzantine. Le quartier accueille des Grecs, des Arméniens, des Kurdes et des Turcs depuis des siècles.
Comme cela est expliqué pendant la visite, Surp Hresdagabet était autrefois une église grecque appelée Agios Stratis. Elle a ensuite été confiée aux Arméniens au début du XVIIe siècle dans le cadre de la politique d’équilibre entre Grecs et Arméniens menée par le sultan ottoman. De nombreuses autres églises grecques ont été transformées en mosquées.
Selon les récits locaux transmis par les habitants à travers les générations, l’église était un lieu de guérison. Comme l’indique l’application, « les aveugles, les sourds, les couples qui voulaient des enfants et les personnes souffrant de toutes sortes de problèmes viennent dans cette église pour prier, faire des sacrifices et participer à des rites de guérison ».
2. Église Sainte-Marie-des-Mongols
Le long de la rue principale de Balat, l’odeur de la mer emplit l’air. Au sommet d’une colline surplombant le détroit du Bosphore, une haute tour rouge vif se détache derrière de hauts murs.
Il s’agit de l’église Sainte-Marie-des-Mongols, la seule église byzantine restante pour la communauté grecque d’Istanbul, qui n’a jamais été convertie en mosquée.
Elle est aujourd’hui ouverte à la communauté grecque orthodoxe et aux autres visiteurs de passage.
La fondation KarDes explique que l’église porte également le nom d’« Église sanglante », car la légende prétend que ce secteur a été le théâtre de violentes batailles lorsque la ville a été prise par les Ottomans. « Le sang des blessés au cours des combats autour de l’église a coulé le long de la pente raide jusqu’à la Corne d’Or », peut-on lire dans l’application.
3. Lycée grec orthodoxe de Fener
Juste à côté de l’Église sanglante et difficile à manquer avec son imposant extérieur orné tel un château, se trouve le lycée grec orthodoxe de Fener. Son histoire remonte à plus de cinq siècles.
Avant la construction du bâtiment actuel grâce à des dons en 1881, une « académie patriarcale » se tenait à sa place.
Une éducation de qualité était fournie aux enfants orthodoxes par le Patriarcat, créant ainsi un centre intellectuel et culturel pour la communauté grecque.
Connue par les habitants sous le nom de Château rouge – et bien que la taille des classes ait diminué –, l’école reste ouverte à la communauté grecque, suivant un programme d’études turc auquel viennent s’ajouter la langue, la littérature et la religion grecques.
4. Banque ottomane
Accueillant aujourd’hui l’exposition et l’espace de recherche Salt Galata, la Banque ottomane a été inaugurée en 1892. Identifiée par l’application KarDes sur le circuit de la visite de Karaköy, une banlieue du centre-ville située sur le Bosphore, la Banque ottomane est un exemple impressionnant d’architecture néoclassique et orientale.
Selon l’application, en 1896, ce solide bâtiment fut au cœur du « siège de la Banque ottomane » : la Fédération révolutionnaire arménienne prit le contrôle de la banque afin d’attirer l’attention sur les injustices perpétrées dans l’Est de l’empire ottoman et d’obtenir un soutien en faveur de la lutte arménienne. Des membres du personnel de sécurité ainsi que des militants arméniens ont perdu la vie lors de cet assaut.
Il peut faire un peu frais à l’intérieur de la Banque ottomane, puisque le bâtiment bloque le soleil qui brille du côté asiatique d’Istanbul, de l’autre côté du Bosphore.
5. Synagogue ashkénaze
En montant une colline depuis Karaköy, où partent les ferries du côté asiatique et de la Corne d’Or d’Istanbul, la synagogue ashkénaze du début du XXe siècle est confortablement nichée entre les bâtiments d’une rue pavée. Sa construction a été financée par des juifs ashkénazes vivant en Autriche à l’époque.
En montant les escaliers en face de la synagogue et en regardant vers le ciel, on peut repérer l’Étoile de David, qui l’identifie comme un lieu de culte juif.
L’une des trois synagogues ashkénazes d’Istanbul, c’est la seule qui organise encore des mariages, des funérailles et des cérémonies religieuses.
La façade du bâtiment est de style européen orné, tandis que l’intérieur adopte une architecture islamique avec ses voûtes suspendues, son dôme intérieur et ses arcs outrepassés, ressemblant à un manoir ottoman.
6. Église arménienne Saint-Sauveur (Surp Pırgiç)
Poursuivant la visite de Karaköy, on tombe sur l’église arménienne Surp Pırgiç. On peut facilement louper l’église car les étages inférieurs du bâtiment sont aujourd’hui occupés par diverses entreprises locales, vendant des tapisseries et des fleurs.
C’est la plus ancienne église arménienne d’Istanbul. Sa construction a commencé en 1830 et elle a ouvert trois ans plus tard.
KarDes raconte une anecdote remontant au temps où la peste est arrivée à Istanbul, quand la congrégation de l’église défilait dans les rues portant des photos de la Vierge Marie et l’Enfant Jésus. Suite à cela, la peste a disparu, ce que les gens ont attribué à l’action de l’église.
Après cette épreuve, le sultan ottoman Mahmoud II a récompensé la congrégation par des cadeaux.
7. Église orthodoxe grecque Agios Minas
Samatya était un petit village de pêcheurs bien avant qu’Istanbul ne s’étende et ne se développe dans la région. D’une certaine façon, le quartier a conservé son atmosphère pittoresque de village. Autrefois appelé Psamathos, ce qui signifie « sable » en grec, le lieu s’est transformé en Samatya en turc.
Dans le cadre de la visite KarDes de Samatya, sur le bord de la mer de Marmara, le guide raconte comment les gens venaient nager sur les plages de sable fin. Cela est difficile à croire maintenant qu’une grande autoroute sépare le village de la côte et qu’une grande partie de la plage a été comblée. Malgré cela, l’odeur de la mer et du poisson frais cuit pour les passants flotte à travers le village.
La région a toujours été le foyer d’une importante population non-musulmane, et après la fondation de la République de Turquie, de nombreux Arméniens ont trouvé refuge à Samatya après avoir fui l’Anatolie.
L’église orthodoxe grecque Agios Minas a été construite au XIXe siècle à Samatya sur les vestiges d’une église du IVe siècle. Pendant le pogrom d’Istanbul en 1955, l’église a été gravement endommagée, comme 73 autres églises orthodoxes grecques à travers Istanbul.
8. Église Saint-Georges (Surp Kevork) de Samatya
Passé toutes les poissonneries et restaurants de Samatya, on tombe sur l’église arménienne Surp Kevork, avec une vue imprenable sur la mer de Marmara.
Construite comme une église orthodoxe grecque au XIe siècle, le sultan Mehmet II l’a remise aux Arméniens, alimentant les affrontements entre les deux groupes ethniques.
Gregor, un chrétien arménien local, a accueilli avec joie MEE dans l’église et évoqué son enfance à Samatya.
« Quand j’étais enfant, il y avait de nombreux Grecs ici, mais ils ont tous fini par déménager en Grèce », a-t-il expliqué.
9. École arménienne Sahakyan Nunyan
À proximité de l’église se trouve la plus ancienne école arménienne du district, érigée en 1461.
Bien qu’il ne soit pas le bâtiment le plus agréable sur le plan esthétique, il a une importance particulière pour les Arméniens en Turquie. Après 1918, alors que de nombreux Arméniens fuyaient leur patrie orientale en Anatolie, l’école a servi de refuge pour ceux qui cherchaient la sécurité à Istanbul, leur gardant ses portes ouvertes pendant près de vingt ans.
Faisant toujours fonction d’école aujourd’hui, c’est l’un des nombreux bâtiments qui témoignent du riche passé d’Istanbul.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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