Umm al-Fahm, cette ville israélienne où les Palestiniens n’ont pas d’adresse
UMM AL-FAHM, Israël – Dans la ville d’Umm al-Fahm, plus d’un tiers des lettres n’arrivent jamais à destination. Les cartes d’identité, les passeports et les permis de conduire disparaissent, les chèques d’aide sociale sont perdus, les échéances passent et les majorations s’accumulent pour les amendes impayées.
Les applications de navigation GPS comme Waze ne fonctionnent pas, les taxis ont du mal à trouver des clients et les sociétés de livraison privée doivent être reçues à l’entrée de la ville et escortées.
Ce tableau de chaos administratif correspond davantage à un village des zones rurales les plus reculées d’Afrique qu’à une ville de 60 000 habitants située dans le centre d’Israël, l’un des pays les plus riches et les plus développés au monde.
Depuis des décennies, les 301 rues d’Umm al-Fahm n’ont pas de noms et les maisons n’ont pas de numéro. Cinq ans après que la municipalité a soumis une liste de noms pour chaque rue, les responsables du gouvernement israélien traînent toujours des pieds.
S’ils n’ont pas encore donné de raison officielle, il semble exister peu de doutes quant à la cause de ce retard interminable. Les noms d’une quarantaine de rues – dont une rue Yasser Arafat – ont suscité la fureur du gouvernement de droite israélien.
Umm al-Fahm constitue la deuxième plus grande communauté palestinienne en Israël après Nazareth.
« Un déni de notre identité et de notre histoire »
Environ un cinquième de la population israélienne se compose de Palestiniens, vestiges des communautés autochtones qui n’ont pas été expulsées pendant la Nakba – terme arabe signifiant « catastrophe », que les Palestiniens utilisent pour décrire la création d’Israël sur les ruines de leur patrie en 1948.
Depuis plusieurs décennies, de nombreuses communautés palestiniennes en Israël sont laissées dans une sorte d’« âge sombre » bureaucratique, a noté Yousef Jabareen, député palestinien au Parlement israélien, qui vit à Umm al-Fahm.
La cause est selon lui un manque de budget associé au refus du ministère de l’Intérieur d’approuver les noms de rues reprenant des icônes politiques et culturelles palestiniennes.
« Cela va bien au-delà d’une question technique, à savoir […] envoyer du courrier. […] Nous avons besoin d’icônes culturelles et nationales, comme tout un chacun »« Cela va bien au-delà d’une question technique, à savoir trouver où les gens vivent et envoyer du courrier », a déclaré Jabareen à Middle East Eye.
« En tant que minorité, nous n’avons aucun contrôle sur notre système d’éducation ou sur l’espace public et culturel en général ; il nous est donc important de pouvoir refléter notre identité, notre discours et notre histoire au sein de nos propres communautés. Nous avons besoin d’icônes culturelles et nationales, comme tout un chacun. »
L’an dernier, le village de Jatt, près d’Umm al-Fahm, a rencontré des difficultés similaires. La municipalité a été contrainte d’enlever des panneaux dans une rue qu’elle avait baptisée en hommage à Yasser Arafat après que le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, a déclaré qu’il n’autoriserait jamais qu’une rue porte le nom du défunt dirigeant palestinien.
Netanyahou a menacé d’adopter si nécessaire une loi pour interdire ces noms : « Nous ne pouvons pas avoir des rues nommées en hommage à des ennemis d’Israël », a-t-il déclaré.
Matan Peleg, chef d’Im Tirzu, un groupe d’extrême droite qui avait soulevé initialement la question auprès du gouvernement, a affirmé que « les mains d’Arafat [étaient] tachées de sang » et a décrit ces plaques de rue comme une « honte ».
Jabareen a néanmoins répliqué : « Yasser Arafat était un partenaire dans le processus de paix [d’Oslo], il a reçu un prix Nobel de la paix et il était le dirigeant internationalement reconnu du peuple palestinien.
« Il est tout à fait raisonnable pour Umm al-Fahm et les autres communautés de baptiser une rue en son honneur. »
Pas de rue Mahmoud Darwich
Parmi les quarante autres noms proposés qui ont été rejetés pour Umm al-Fahm figurent une rue Mahmoud Darwich, en hommage au plus célèbre des poètes palestiniens, des rues honorant les anciens maires de la ville et quelques rues nommées d’après les villages rasés par l’armée israélienne au cours de la Nakba et dont de nombreuses familles d’Umm al-Fahm ont été déplacées.
Une objection a également été soulevée contre une rue commémorant le 30 mars, la Journée de la Terre organisée en souvenir des événements de 1976, lorsque des soldats israéliens ont abattu six manifestants palestiniens non armés lors de manifestations contre la confiscation de leurs terres par l’État. La Journée de la Terre est commémorée par les Palestiniens du monde entier.
Bien que d’autres communautés palestiniennes soient privées de noms de rues, la situation à Umm al-Fahm est particulièrement critique, a noté Jabareen.
« Nous ne pouvons pas avoir des rues nommées en hommage à des ennemis d’Israël »
Presque tous les habitants appartiennent à l’une des quatre familles élargies : les Aghbariyeh, les Mahajneh, les Mahamid et les Jabareen. Avec potentiellement des centaines de Mohammed, de Mahmoud et d’Ahmed dans chaque famille, trouver la bonne personne sans adresse s’avère souvent impossible.
En réponse, Adalah, un centre juridique qui vient en aide à la minorité palestinienne d’Israël, a envoyé une lettre le mois dernier à Aryeh Deri, le ministre de l’Intérieur, ainsi qu’au procureur général d’Israël, Avichai Mandelblit, pour demander l’approbation des noms de rues.
Selon Adalah, le ministre de l’Intérieur a outrepassé son autorité légale en bloquant les noms, tenant dans les faits la ville en otage.
« Les municipalités sont tenues d’informer le ministère de l’Intérieur des noms de rue qu’elles ont choisis, mais la loi n’autorise pas le ministère de l’Intérieur à y opposer son veto », a déclaré à MEE Sawsan Zaher, avocate au sein d’Adalah.
Selon elle, le ministère a pu exploiter sa position dans la mesure où les municipalités dépendaient du gouvernement pour une partie de leurs budgets et pour les services.
Le ministère de l’Intérieur a cependant nié avoir outrepassé son autorité. « Le ministère est autorisé à procéder à un examen, voire dans certains cas à intervenir dans les décisions prises par des autorités locales pour statuer sur les noms de rues », a-t-il précisé dans un communiqué.
Les « terroristes » juifs honorés
Sans adresse, les habitants d’Umm al-Fahm ont dû s’en remettre aux boîtes postales. Mais les autorités israéliennes n’ont pas fourni suffisamment de boîtes, laissant des milliers de familles sans adresse.
Dans la plus grande ville palestinienne d’Israël, Nazareth, la plupart des rues sont également dépourvues de nom. La ville a échappé à l’emprise du ministère de l’Intérieur en attribuant à la place un numéro à de nombreuses rues.
Des dirigeants palestiniens en Israël ont accusé le ministère de l’Intérieur de procéder à une politique de deux poids, deux mesures, notant qu’un grand nombre de rues dans les communautés juives portent des noms de personnages historiques controversés.
Certains étaient considérés comme des « terroristes » par les autorités du mandat britannique qui gouvernaient la région avant la création d’Israël ou par les fondateurs d’Israël eux-mêmes.
Les villes d’Or Akiva et d’Ashkelon ont baptisé des rues en l’honneur du rabbin Meir Kahane, dont le parti Kach, violemment anti-arabe, a été classé au rang d’organisation terroriste par le FBI. L’un de ses disciples les plus connus, Baruch Goldstein, un médecin de l’armée israélienne, a massacré 29 musulmans lors d’une prière à Hébron en 1994.
De nombreuses rues portent le nom de deux groupes paramilitaires actifs avant la constitution de l’État et responsables de la mort de civils : le Lehi et l’Irgoun, également connu sous l’acronyme hébreu « Etzel ».
L’Irgoun s’est signalé en faisant exploser l’hôtel King David de Jérusalem, causant la mort de 91 personnes, et a perpétré le massacre de Deir Yassin, l’attaque la plus tristement célèbre commise contre une communauté palestinienne au cours de la Nakba, qui a poussé de très nombreux Palestiniens à fuir.
Dans le même temps, le Lehi orchestrait régulièrement des attaques meurtrières contre des soldats britanniques et ses membres avaient l’habitude de tuer les femmes juives qui les fréquentaient.
Son chef, Avraham Stern, connu sous le surnom de « Yaïr », a inspiré au début des années 1980 le nom d’une nouvelle ville qui lui a été dédiée, Kochav Yaïr. Stern a également des rues en son honneur dans de nombreuses villes, dont Petah Tikva et Kfar Saba.
L’ancien Premier ministre israélien Yitzhak Shamir, qui a des rues, des écoles et des centres médicaux à son nom, était le commandant du Lehi en 1948 lorsque le groupe a tué Folke Bernadotte, un médiateur envoyé en Palestine par les Nations unies.
Et quand une route surélevée menant à Nazareth a été ouverte il y a quelques années, les autorités israéliennes lui ont donné le nom de pont « Rafael Eitan », malgré l’opposition véhémente des dirigeants de la ville. Eitan, un général israélien, était connu pour avoir préconisé de traiter les Palestiniens comme des « cafards drogués » et a fondé un parti anti-arabe.
« Un nettoyage linguistique »
À l’instar des habitants d’Umm al-Fahm, quelque 330 000 Palestiniens de Jérusalem-Est occupée ont été confrontés à une série de batailles autour des plaques de rue.
Israël s’emploie à remplacer progressivement les panneaux routiers en utilisant le terme arabe désignant Jérusalem, « al-Quds », par le nom hébreu (« Yerushalayim ») translittéré en arabe.
Écrivant sur le site israélien Haokets, Umar al-Ghubari, chercheur palestinien spécialiste de la Nakba, a observé que les autorités israéliennes avaient retiré les panneaux palestiniens pour pousser les Palestiniens à « se sentir étrangers » dans leur patrie.
« Ce n’est pas votre pays, c’est le pays des juifs – voilà ce que nous indiquent les panneaux, a-t-il écrit. Le processus de nettoyage linguistique […] complète les actes de nettoyage ethnique [de la Nakba]. »
« Il a fallu plus de quarante ans de lutte pour que les rues de Jérusalem-Est aient un nom »
– Nisreen Alyan, avocate au sein de l’ACRI
Au cours des dernières années, Jérusalem-Est a commencé à recevoir ses premiers noms de rue après qu’un groupe de défense des droits de l’homme, l’Association pour les droits civils en Israël (ACRI), a adressé une pétition à la Cour suprême israélienne pour dénoncer les lacunes en matière de services postaux.
Nisreen Alyan, avocate au sein de l’ACRI, a néanmoins affirmé que les Palestiniens de Jérusalem-Est avaient été contraints de se restreindre à des noms de fleurs, d’animaux et de stars pour les faire approuver.
« Il a fallu plus de quarante ans de lutte pour que les rues de Jérusalem-Est aient un nom », a-t-elle expliqué à MEE.
Malgré tout, observe Alyan, 30 rues se sont vu attribuer des noms hébreux par la municipalité de Jérusalem, qui a mis en évidence des liens bibliques et judaïques. Celles-ci se situent principalement dans des quartiers palestiniens tels que Silwan et Sheikh Jarrah, où les colons juifs tentent illégalement de prendre possession d’habitations et de terres.
Ahmed Tibi, député palestinien au Parlement israélien, a averti à l’époque que cette mesure s’inscrivait dans le cadre d’« efforts déployés dans le but de judaïser al-Quds et de falsifier l’histoire ».
Un projet de loi visant à rétrograder l’arabe
Nisreen Alyan a déclaré qu’il était important de placer les problèmes des panneaux dans un contexte plus large.
La plupart des communautés et des institutions publiques juives se sont gardées de traduire en arabe des panneaux ou des documents en hébreu, même si l’arabe est une langue officielle et la langue maternelle d’un cinquième de la population.
Alyan a noté qu’une tempête de protestation avait récemment eu lieu après qu’une série télévisée populaire, Fauda, qui met en scène des soldats israéliens opérant sous couverture dans des zones palestiniennes, a placardé dans des communautés juives des affiches faisant la promotion du programme en arabe. Ces affiches ont dû être enlevées.
« À l’heure actuelle, une lutte se déroule pour le statut de la langue arabe en Israël », a-t-elle indiqué en référence à une loi fondamentale que le gouvernement est en train d’élaborer pour faire d’Israël l’État-nation du peuple juif.
« Le gouvernement veut rétrograder l’arabe et le déchoir de sa position de langue officielle. Il préférerait exclure l’arabe de tout espace public.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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