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Une fresque géante ensoleille le quartier des chiffonniers du Caire

Grâce à une peinture murale qui s’étend sur les façades de 50 immeubles, l’artiste franco-tunisien eL Seed a modifié la perception des « chiffonniers » de Manshiet Nasser.
La fresque d’eL Seed à Manshiet Nasser, un quartier pauvre du Caire, se déploie sur les façades de 50 immeubles. Depuis le monastère voisin, on découvre une citation de Saint Athanase, qui vivait au IVe siècle (MEE/Fatima Medjool)

« Il a peint un petit morceau de l’œuvre sur chaque immeuble, et la peinture se révèle dans son ensemble quand on la voit d’un endroit précis au sommet de la montagne – vous pouvez l’apercevoir si vous vous tenez juste à côté de l’église », a expliqué Simone Rateb, 16 ans, en montrant du doigt Saint Simon – Samaan en arabe – le monastère au sommet de la montagne du Mokattam qui fait face à sa maison.

Elle parlait du dernier calligraffiti – une forme d’art qui associe la calligraphie au graffiti – de l’artiste franco-tunisien eL Seed dans le quartier populaire de Manshiet Nasser, au Caire. Ce quartier où la majorité des habitants sont des chrétiens coptes a été construit autour d’un monastère en forme de grotte à l’intérieur de la montagne du Mokattam, au sud-est du Caire.

Adel passe ses journées dans le monastère et raconte aux visiteurs les miracles associés à cette église située au cœur du quartier de Manshiet Nasser (MEE/Fatima Medjool)

Quand on est debout au sommet du pigeonnier de l’église copte de Saint Bishoy, on peut voir des formes abstraites peintes de couleurs vives – orange, jaune, blanc et bleu – sur les immeubles de briques rouges du quartier de Zarayeb, à Manshiet Nasser.

La fresque se déploie sur plus de 50 bâtiments, entre lesquels on aperçoit des balcons et des sacs remplis d’ordures soigneusement triées : plastique, canettes en aluminium... Sur les toits, il y a des cochons, des chèvres et autres animaux.

Les habitants ont été impliqués dans ce projet « de toutes les façons possibles », a affirmé eL Seed à Middle East Eye. « Une partie de mon équipe était originaire du quartier. Mais tous les gens ici ont été tellement accueillants. Ils nous ont ouvert leurs cœurs et leurs maisons. »

Chaque immeuble porte une petite partie de la fresque, un grand cercle que l’on découvre dans sa totalité depuis un endroit précis au sommet du monastère de Saint Simon (MEE/Fatima Medjool)

Depuis le monastère, les immeubles peints révèlent un grand cercle qui reprend une citation de Saint Athanase, un évêque copte du IVe siècle : « Celui qui veut bien voir la lumière du jour doit d’abord s’essuyer les yeux. »

Jugements et idées fausses

Les habitants démunis de la communauté de Zarayeb, qui ramassent les ordures ménagères, sont souvent appelés zabbalin, un mot qui signifie « ramasseurs de poubelles » en dialecte égyptien et qui dénote une stigmatisation sociale. Par son entreprise, eL Seed désavoue ce terme.

L’artiste a rédigé un manifesto sur ce projet qu’il a baptisé Perception, où il affirme contester par ce biais « le niveau de jugements et d’idées fausses que la société peut inconsciemment porter sur une communauté en se basant sur ses différences ».  

EL Seed a déclaré à Middle East Eye que Zarayeb « était le lieu idéal pour aborder le thème de la perception. C’était l’occasion d’entamer un dialogue sur ce sujet ».

« Si la communauté de Zarayeb se trouvait au Japon ou au Pérou, je serais allé là-bas. On considère qu’ils sont pauvres, marginalisés, isolés. En fait c’est l’opposé. On fait cette association d’idées parce qu’ils travaillent au milieu des ordures. Ce qu’il faut savoir à propos de cette communauté, c’est qu’ils ne vivent pas dans les ordures, mais des ordures. Ce sont des gens fiers et forts », a expliqué eL Seed.

« On les a baptisés zabbalin [ramasseurs de poubelles], mais ce n’est pas le nom qu’ils se donnent… ce sont eux qui nettoient la ville du Caire », a écrit eL Seed dans le manifesto qu’il a consacré à son projet.

Selon Bishoy Rateb, un habitant du quartier, eL Seed et ses amis ont travaillé sans arrêt sur les immeubles pendant un mois. Il a déclaré à Middle East Eye que les gens avaient accepté le travail d’eL Seed parce qu’il avait obtenu l’approbation du prêtre local, le père Samaan Ibrahim.

Les commentaires d’eL Seed à Middle East Eye l’ont confirmé : « La seule autorité au courant du projet était le père Samaan, qui a donné son accord. La communauté entière s’est alors ralliée à l’idée.  Je n’ai contacté aucune autre autorité. C’était vraiment un projet communautaire. »

Bishoy s’est montré très enthousiaste au sujet de l’œuvre et a raconté à MEE que les gens s’étaient vite habitués à voir eL Seed et ses amis peindre dans les rues étroites du quartier, où d’ordinaire les habitants trient, recyclent et traitent les ordures du Caire.  

« Elle est superbe », a dit Bishoy en parlant de la peinture murale. « Nous ne savions pas ce que cela donnerait à la fin, mais quand nous l’avons vue en entier, c’était fantastique… toutes les couleurs vont bien ensemble. »

La peinture murale d’eL Seed vue de l’extérieur du monastère de Saint Simon, au sommet de la montagne du Mokattam (MEE/Fatima Medjool)

L’artiste a publiquement fait l’éloge de l’accueil chaleureux que les habitants de Zarayeb lui ont réservé. « La communauté de Zarayeb nous a accueillis, mon équipe et moi, comme si nous faisions partie de leurs familles. C’est une des expériences humaines les plus extraordinaires que j’ai jamais faites. Ce sont des gens généreux, honnêtes et forts », a-t-il écrit. 

EL Seed a raconté sur Facebook : « Au début du projet, chaque immeuble avait reçu un numéro. Mais rapidement, chacun de ces immeubles a été rebaptisé ‘’la maison d’oncle Bakhit, d’oncle Ibrahim, d’oncle Aïd’’ ».

Moussa Nazmy, un autre habitant du quartier, a commenté que de nombreux résidents ne savaient pas à quoi ressemblerait la fresque une fois terminée, et qu’ils avaient été surpris et heureux de voir le résultat.

Sans être inquiétés

Ni eL Seed, ni les habitants du quartier n’ont signalé de problèmes avec les autorités égyptiennes, ce qui les a tous agréablement surpris étant donné que l’asphyxie croissante des espaces de création artistique au Caire reste un problème préoccupant.

Par exemple, avant le cinquième anniversaire de la révolution du 25 janvier 2011, les forces de l’ordre ont fait une descente à la Townhouse Gallery et au théâtre Rawabet, dans le centre-ville, comme l’a rapporté le site d’information indépendant Mada Masr. Ce n’était qu’une parmi plusieurs rafles qui ont visé des espaces artistiques au cours des derniers mois.  

Le fait que le quartier pauvre de Manshiet Nasser reste à l’écart du regard scrutateur de l’État a pu aider eL Seed.

L’œuvre d’art a reçu des réactions globalement positives. L’ambassade d’Égypte à Washington a même déclaré sur Twitter être « vraiment stupéfiée » par l’œuvre d’eL Seed.

ON TV, la chaîne de télévision privée favorable au gouvernement, a diffusé une photo de la fresque avec une légende annonçant que « les rues principales de Manshiet Nasser ont été développées ». Un internaute a commenté que « le gouverneur du Caire s’attribue les efforts d’un artiste respectueux qui a consacré son temps, son argent et son énergie à faire quelque chose pour le pays et pour les pauvres… Mais comment s’en étonner ? »

Shehata al-Muqades, un dirigeant syndical représentant les chiffonniers du Caire, a affirmé à MEE qu’il trouvait l’œuvre « très belle » et qu’elle « donnait aux chiffonniers un sentiment d’importance ».  

Une communauté devenue vulnérable

D’après lui, près d’un million de personnes travaillent dans la collecte des ordures au Caire, et environ 15 tonnes de déchets provenant de l’ensemble de la ville sont recyclées chaque jour à Manshiet Nasser.

Les chiffonniers vivent dans le quartier de Manshiet Nasser depuis 1970, mais ils habitent au Caire depuis 1948. « Nos parents et grands-parents viennent de Haute-Égypte », a-t-il expliqué à MEE. « Ils sont originaires des provinces d’Assiout, Sohag et Minya. »

Les travailleurs du secteur des ordures sont devenus particulièrement vulnérables à plusieurs reprises au cours des vingt dernières années. 

Par exemple, en réaction contre l’épidémie de grippe porcine, le gouvernement de l’ex-président Hosni Moubarak avait abattu des dizaines de milliers de cochons. Moussa Nazmy a affirmé à MEE que ce massacre était non seulement « stupide » – accablant des milliers de familles dont le gagne-pain en dépendait – mais aussi « inhumain » pour les pauvres bêtes brutalement abattues.

Les porcs ont peu à peu, officieusement, commencé à faire leur réapparition dans le quartier, mais l’extermination massive qui a eu lieu en 2009 a eu des répercussions sur les habitants  chrétiens coptes pendant des années.

Shehata al-Muqades a expliqué à MEE que les habitants du quartier ont aussi dû faire face à la concurrence acharnée des multinationales quand le gouvernement Moubarak a signé début 2002 des contrats municipaux d’une durée de quinze ans avec des entreprises espagnoles et italiennes pour la collecte des ordures, dans le but d’industrialiser le secteur.

« Ces entreprises disposent peut-être d’équipements, mais elles n’ont pas les mains diligentes des habitants », a souligné Muqades, en ajoutant que la dépendance de l’État vis-à-vis de ces entreprises était vraiment « injuste » pour les chiffonniers du Caire. Les contrats se terminent en février 2017 et, selon lui, le gouvernement a promis de ne pas les renouveler.

Cependant, malgré les difficultés auxquelles sont confrontés les habitants de Manshiet Nasser, Muqades trouve qu’une certaine poésie émane de l’œuvre d’art, et remarque qu’elle fait ressortir « la beauté qui se cache derrière les piles de détritus ».

EL Seed prévoit de retourner dans le quartier pour le lancement d’un livre consacré au projet. « Nous le distribuerons dans le quartier à toutes les personnes que nous avons rencontrées et qui ont fait partie de cette aventure. Un documentaire est aussi en cours de montage. Nous le présenterons également là-bas. »

« L’idée était d’apporter quelque chose de positif », a commenté l’artiste. « Ils ont aimé le fait que nous nous intéressions à eux. Nous avons parfois besoin que quelqu’un d’extérieur nous dise à quel point nous sommes beaux. »

Traduit de l’anglais (original) par Maït Foulkes.

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