À Paris, l’Institut du monde arabe célèbre l’Algérie heureuse de Baya
« Je suis née artiste. C’est un don que Dieu m’a fait. » Vingt-quatre ans après sa mort, et à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, l’Institut du monde arabe à Paris présente une rétrospective unique de l’artiste autodidacte moderne algérienne Baya.
Née Fatma Haddad en 1931 dans la banlieue est d’Alger, Baya connaît le deuil dès l’âge de 5 ans, lorsqu’elle perd son père, puis à 9 ans, quand sa mère décède.
Dans une société algérienne où une indigène orpheline mineure non scolarisée ne peut aspirer à de grands rêves, son avenir semble bien sombre.
Elle sera, dans un premier temps, accueillie par sa grand-mère, jusqu’à sa rencontre avec Marguerite Caminat, une Française exilée en Algérie après avoir fui l’occupation allemande.
Marguerite rencontre la petite Fatma (elle n’a pas encore de nom d’artiste officiel) dans une ferme où elle travaille. Elle observe l’enfant qui s’isole afin de dessiner dans la gadoue et sculpter avec la terre.
Un accord est alors passé : la grand-mère accepte que Fatma aille vivre sous le toit de Marguerite, qui finira par l’adopter, âgée de 13 ans.
Marguerite encouragera Fatma à poursuivre sa passion et l’introduira auprès d’artistes et d’intellectuels. Son destin en sera bouleversé.
Et Fatma devint Baya
Le galeriste Aimé Maeght remarque la jeune fille lors d’un séjour à Alger. Il lui offre une chance inespérée pour l’époque : une première exposition à Paris. Nous sommes en 1947 et Fatma a 16 ans.
Des personnalités telles que l’écrivain Albert Camus, le recteur de la mosquée de Paris ainsi que la femme du président français Vincent Auriol assistent au vernissage. C’est un véritable événement.
Fatma devient Baya, un nom qu’elle a adopté plus tôt en Algérie en hommage à sa mère Bahia, qui se faisait appeler « Baya » par ses proches.
La femme-enfant fait réagir le maître du surréalisme, André Breton, qui écrit en 1947 dans un texte dithyrambique qui lui est dédié – confondant au passage l’Afrique du Nord et le Yémen : « Baya dont la mission est de recharger de sens ces beaux mots nostalgiques : ‘‘l’Arabie heureuse’’. Baya, qui tient et ranime le rameau d’or. »
L’adolescente revient en France quelques mois plus tard afin de travailler à une cinquantaine de sculptures en céramique à l’atelier Madoura, créé en 1938 par Suzanne Douly et Georges Ramié à Vallauris, dans les Alpes-Maritimes.
Elle y côtoie notamment Pablo Picasso, qui fréquente l’atelier depuis 1946.
La critique Edmonde Charles-Roux lui consacre une double page dans Vogue, en 1948. On y voit Baya, souriante, posant parmi ses toiles.
Son succès médiatique et commercial est météorique et l’intérêt porté à son encontre ne faiblit pas au cours des années.
Une légende accompagne également Baya de son vivant et depuis son décès, en 1998.
Des critiques la caractérisent comme une miraculée illettrée (ce qui est faux, car elle a appris à lire et à écrire chez Marguerite) qui a influencé les « grands » modernistes tels qu’André Breton et Picasso (difficile à établir, chacun ayant son parcours propre) et qui serait une pionnière féministe séculaire (Baya était musulmane croyante).
On cherche, depuis les premiers instants de son succès, à expliquer le phénomène Baya.
Un jardin, des animaux, des femmes
Le tableau Femme robe jaune cheveux bleus (1947) contient déjà les principaux éléments récurrents de l’œuvre de Baya : des couleurs riches, une silhouette féminine revêtue de robes flamboyantes, des animaux fantastiques, et une présence végétale qui évoque la fertilité et un cadre édénique.
Baya exprime une joie de vivre, une explosion de couleurs vives et dansantes. Dans un bestiaire composé de paons et d’oiseaux, les formes humaines, animales et végétales coexistent en harmonie en tant que créatures divines exubérantes.
Ignorant le classicisme des techniques de figuration et de symétrie, Baya s’approprie un jardin féminin, polyglotte, indomptable, et fécond.
Dans Femme et enfant en bleu (1947), Baya peint la tendresse d’une mère envers son enfant. Un regard empli d’amour lie les deux corps. Le linge de l’enfant revêt les couleurs d’un paon situé au deuxième plan qui semble les protéger. Un langage silencieux et universel traverse la composition.
Hormis ces toiles, l’exposition de l’Institut du monde arabe « Baya, femmes en leur jardin » offre également au public une quarantaine de ses premiers dessins, ébauchés entre 1944 et 1945.
On retrouve également les Contes de Baya, des textes sténographiés par l’artiste afin de faire partager un patrimoine folklorique algérien, des histoires d’animaux et de métamorphoses magiques.
Ceux-ci malheureusement « indigénisent » Baya à outrance, l’éditeur ayant choisi d’y laisser des fautes d’orthographe et de grammaire pour susciter davantage « d’authenticité ». Qu’importe pour Baya, son lexique est fait de couleurs et de formes.
Baya interrompt sa carrière après son mariage en 1953 pendant une dizaine d’années.
Elle devient la deuxième épouse du musicien El Hadj Mahfoud Mahieddine, avec qui elle aura six enfants. Pendant les années tourmentées de l’Algérie post-coloniale, Baya choisit de rester à Blida. Elle travaille et s’occupe de sa famille.
Une célébration de la vie
Baya sera soutenue par le poète Jean Sénac (assassiné à Alger en 1973) et surtout par Jean de Maisonseul, directeur du Musée national des beaux-arts d’Alger, qui la fera entrer, ainsi que d’autres artistes algériens contemporains, dans ses collections.
Alors que l’art d’avant-garde et post-colonial algérien est engagé, politique, bruyant, Baya se singularise en demeurant attachée à un style coloré et faux naïf, dès son retour à la peinture dans les années 1960 avec des gouaches riantes qui explorent sans détour une célébration de la vie.
La Dame aux roses (1967) révèle un univers joyeux. Sous des teintes moins saturées que ses premières toiles, une femme, matrone sensuelle dont les yeux sont rehaussés de khôl noir, tient un panier.
Sa robe magenta arbore des motifs destinés à chasser le mauvais œil. Un instrument de musique arabo-andalou appelle à une douceur de vivre dans ce jardin enchanté.
Chez Baya, l’été est invincible et les confins du Maghreb sont habités. Les jardins foisonnants sont un temple de la liberté, de la beauté, le lieu où se meuvent des formes lumineuses.
Elle mélange un héritage arabe et kabyle, traduit visuellement des histoires populaires. En 1969, Baya reçoit le Grand Prix de peinture de la ville d’Alger.
« Baya a apporté à notre génération [je suis né en 1945] un nouvel émerveillement esthétique et un espoir dans l’avenir de l’art et de la culture du monde arabe, après notre déception du panarabisme politique et culturel de l’époque nassérienne », rapporte Claude Lemand, co-commissaire de « Baya, femmes en leur jardin ».
Baya rejoindra dans ce même retour à la peinture le collectif d’artistes Aouchem.
Dans leur manifeste publié en 1967, ces artistes « visionnaires réalistes » affirment faire remonter leur pratique artistique aux caves préhistoriques du plateau saharien du Tassili n’Ajjer et promouvoir un art visuel imprégné de folklore, de culture populaire et d’africanité.
De nombreuses expositions et rétrospectives ont été consacrées à Baya de son vivant et depuis son décès à l’âge de 66 ans.
Ses œuvres font partie de collections variées publiques et privées, acquises notamment par les Archives nationales d’outre-mer (ANOM, Aix-en-Provence), la Collection de l’art brut de Lausanne (Suisse), le musée Cantini de Marseille, le musée de Laval (France), le musée de l’Institut du monde arabe, la Fondation de l’art de Sharjah (EAU) et la Fondation Kamel Lazaar (Tunisie), entre autres.
Malgré cette consécration internationale et ces hommages, aucune œuvre de Baya ne figure au Centre Pompidou, au Museum of Modern Art de New York ou au Tate de Londres. Une reconnaissance en demi-teinte donc, pour une artiste algérienne véritablement hors norme.
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