La fin des subventions en Algérie pourrait sonner la fin de l’État providence
Le 25 novembre, les membres du Conseil de la nation (sénat) votaient la loi de finances pour 2022, dont l’article 187 est censé mettre fin aux subventions généralisées sur les biens de première nécessité, en cours depuis l’indépendance du pays en 1962.
Jusque à présent, une large palette de produits est vendue à des prix plafonnés par l’État. C’est le cas du lait en sachet, de la farine, des pâtes alimentaires, de l’huile de table, des carburants ou encore de l’électricité et de l’eau.
Une fin des subventions provoquerait une augmentation significative de ces produits : à titre d’exemple, une baguette qui coûte normalement l’équivalent de 0,06 euro pourrait atteindre dans le futur 0,90 euro.
C’est la fin programmée d’un tabou vieux de 60 an. En contrepartie, selon l’annonce, devrait être mis en place « un dispositif national de compensation monétaire au profit des ménages qui y sont éligibles, constitué notamment de représentants des départements ministériels concernés, de parlementaires des deux chambres et d’experts économiques concernés ainsi que de délégués d’organisations professionnelles ».
Les subventions directes sur les produits concernés s’effaceront ainsi au profit d’un apport financier que le gouvernement versera aux familles les plus nécessiteuses.
Ne pas sombrer dans la précarité
C’est d’ailleurs pour cette raison que le texte ne sera pas mis en place dans l’immédiat, puisqu’il faudra en amont promulguer des décrets d’application qui définiront notamment les personnes éligibles à cette aide financière.
Tout en assurant que « l’État n’abandonnera pas les couches sociales défavorisées », le Premier ministre – également ministre des Finances – Aïmene ben Abderrahmane a révélé qu’en 2022, l’État investira encore 17 milliards de dollars (15 milliards d’euros) dans les subventions sur divers produits, dont 80 % de la somme destinés aux produits énergétiques et aux aides fiscales en tout genre. « Un montant qui pourra être compressé en cas de soutien direct », assure-t-il.
En l’absence d’un recensement précis des revenus de la population – dont une bonne partie travaille au noir –, tous les Algériens, riches ou pauvres, paient les mêmes prix. Un constat toutefois à nuancer, un nombre croissant de commerces proposant depuis quelques années des produits de meilleure qualité à un coût proportionnellement plus élevé.
L’annonce du gouvernement a fait l’effet d’une bombe : des partis politiques, des syndicats et de nombreuses personnalités ont crié au scandale.
Tous dénoncent la fin de l’État providence qui permettait à beaucoup d’Algériens, issus des couches moyennes et défavorisées, de ne pas sombrer dans la précarité et de tenir le coup même lorsque les prix des produits boursiers flambaient sur les marchés mondiaux.
Soupçonnant les autorités de chercher à « combler » le déficit budgétaire abyssal par la suppression des subventions directes, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD, opposition sociodémocrate) note que « le système politique qui a dilapidé les richesses du pays et appauvri ses potentialités promeut une politique qui vide l’Algérie de sa jeunesse la plus instruite et la plus dynamique, réprime ses citoyens qui refusent le déclassement […] et jette des pans entiers de la population dans la précarité et la misère ».
Même le chef du parti islamiste, le Mouvement de la société pour la paix (MSP, proche des Frères musulmans), Abderrazak Makri, qui a pour habitude de s’en prendre aux autorités essentiellement sur des questions idéologiques, a estimé lors d’un meeting animé à Tiaret (ouest) le 19 novembre dernier que « ceux qui vont souffrir [de l’arrêt les subventions] sont ceux qui [aux] yeux [des responsables] ne sont pas pauvres ».
Il a par ailleurs cité des catégories de fonctionnaires dont les revenus ne dépassent pas mensuellement les 200 euros comme étant de probables futures victimes de cette politique.
Pour Louisa Hanoune, la secrétaire générale du Parti des travailleurs (PT, gauche ouvrière), la suppression des subventions directes aura « des conséquences mortelles » sur « la majorité de la population ».
Elle considère que cette politique « n’a réussi dans aucun pays dans le monde » et craint que la sélection des « familles nécessiteuses » ne se fasse sur la base de critères « flous » et « obscurs ».
Pour tenter de rassurer l’opposition et la population, le président Abdelmadjid Tebboune est intervenu dans le débat.
Il a affirmé, lors d’une interview accordée à deux journalistes locaux et diffusée le soir du 26 novembre, que « seules les personnes aux revenus élevés » étaient concernées par la levée des subventions.
Une réforme difficile à mettre en place
« La levée des subventions sociales concernera seulement un tiers des citoyens parmi ceux ayant des revenus très élevés », a-t-il insisté, tout en concédant que « la révision de l’aide sociale doit passer par un débat national » et que « les mécanismes de cette révision ne sont pas encore arrêtés, ni encore ses modalités, ses objectifs et les concernés ».
Autant dire que cette mesure ne rentrera pas en vigueur de sitôt. Car, comme le chef de l’État le sous-entend, la réforme nécessite un certain niveau de numérisation et des statistiques précises sur les revenus, en vue de classer les catégories pauvres, moyennes et riches.
Malgré la levée de bouclier dans les rangs des politiques algériens, ce projet est approuvé par plusieurs économistes de renom. Ils sont quelques-uns à proposer, depuis plusieurs années, d’adopter un système de subventions directes aux familles pour mieux gérer les finances publiques.
C’est le cas du professeur en économie Abderrahmane Mebtoul, qui pense que le ciblage des subventions suppose « une large concertation sociale, un système d’information fiable en temps réel et une enquête précise sur la répartition du revenu national et du modèle de consommation, pour déterminer les couches défavorisées, tout en ne pénalisant pas les couches moyennes par un nivellement par le bas ».
Pour donner un prolongement concret à cette décision historique, des parlementaires travaillent sur des formules adéquates.
Le sénateur Abdelouahab Benzaïm, issu du Front de libération nationale (FLN, nationaliste), a indiqué faire partie d’un groupe de travail constitué au Parlement pour définir les critères qui doivent être appliqués afin de postuler à une aide de l’État.
Pour cela, un plafond de revenus est avancé comme étant la barrière qui sépare les mieux lotis des autres.
Ainsi, le sénateur a affirmé que les ménages qui gagnent plus de 120 000 dinars algériens, soit l’équivalent de 760 euros environ – le salaire moyen est d’un peu plus de 260 euros –, ne seront pas concernés par les aides publiques.
En dessous de ce montant, les contributions financières de l’État seront graduelles. Mais Abdelouahab Benzaïm assure que rien n’est encore réglé et qu’il ne s’agit là que d’une proposition. Une affaire qui sera suivie avec une grande attention en Algérie.
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