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« Une immense perte pour le pluralisme médiatique » : onde de choc en Algérie après la fermeture annoncée du quotidien Liberté

Asphyxie économique et pressions politiques auraient eu raison du quotidien francophone, créé dans les années 1990, où sont notamment publiés des textes de l’écrivain Kamel Daoud et des dessins du caricaturiste Dilem
Au sein de la rédaction du quotidien, les journalistes estiment qu’Issad Rebrab, le propriétaire du journal, a cédé « à la pression des autorités » (AFP/Ryad Kramdi)
Au sein de la rédaction du quotidien, les journalistes estiment qu’Issad Rebrab, le propriétaire du journal, a cédé « à la pression des autorités » (AFP/Ryad Kramdi)

Après 30 ans de parution, le quotidien francophone Liberté disparaîtra définitivement du paysage médiatique algérien le 6 avril.

Cette décision a été annoncée le 2 avril, lors d’une réunion avec le collectif de rédaction, et doit être validée par le conseil d’administration en début de semaine.

Le propriétaire du journal, l’homme d’affaires Issad Rebrab, célèbre capitaine d’industrie – il est à la tête de Cevital, premier groupe privé algérien (agroalimentaire, automobile, matériaux de construction et électroménager) –, serait motivé par des considérations « personnelles ».

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« Il est âgé, fatigué, et veut se retirer définitivement de la vie publique. Il a décidé de mettre de l’ordre dans ses affaires », a expliqué à Middle East Eye un proche de la famille Rebrab, qui a ajouté que cette décision avait été prise de « longue date ».

Au sein de la rédaction du quotidien, cette explication ne convainc pas. Les journalistes estiment que l’homme le plus riche d’Algérie (il est aussi, selon Forbes, la septième fortune africaine) a cédé « à la pression des autorités ».

« Le journal subit les contrecoups des pressions qu’exercent les autorités sur Issad Rebrab », indique un journaliste à MEE. « Et ces pressions se font de plus en plus sentir ces derniers mois. »

En février, la publication d’un entretien avec Toufik Hakkar, le PDG de la compagnie publique des hydrocarbures Sonatrach, affirmant que l’Algérie était prête à augmenter ses exportations de gaz vers l’Europe, a provoqué des réactions violentes : la major a porté plainte contre Liberté, accusant le journal d’avoir « détourné » ses propos, et le journaliste auteur de l’interview a été placé sous contrôle judiciaire.

Une ligne éditoriale critique

Quelques semaines auparavant, le ministre de la Communication, Mohamed Bouslimani, critiquait violemment le journal pour ne pas avoir « félicité » le gouvernement qui venait de supprimer certaines taxes et impôts initialement prévus dans la loi de finances.

En janvier, le chef de l’État, Abdelmadjid Tebboune, s’était attaqué à Liberté pour avoir publié en couverture une photo montrant des étalages vides pendant que le pays était confronté à la pénurie de certains produits de large consommation.

MEE a tenté de joindre Issad Rebrab pour un commentaire mais ce dernier n’a pas souhaité s’exprimer.

Fondé en 1992 par trois journalistes (Hacène Ouandjeli, Ali Ouafek et Ahmed Fattani, aujourd’hui directeur de la publication de L’Expression, un autre quotidien francophone) et l’homme d’affaires, le journal Liberté s’est imposé comme l’un des titres emblématiques du paysage médiatique algérien, où sont aujourd’hui publiés des textes de l’écrivain Kamel Daoud et les dessins du caricaturiste Dilem.

Pendant la décennie noire (guerre contre les islamistes armés), quatre employés du journal ont été assassinés.

Proche des milieux laïcs, Liberté s’est distingué par une ligne éditoriale critique vis-à-vis du pouvoir, ce qui lui a valu des sanctions et des fermetures périodiques.

Il est également privé, depuis de longues années, de la publicité étatique, source de financement importante pour la plupart des médias algériens, ce qui ne l’a toutefois pas empêché de paraître grâce au soutien financier de son propriétaire.

Depuis septembre 2021, un des journalistes du quotidien, Mohamed Mouloudj, arrêté pour « adhésion à un groupe terroriste », en l’occurrence le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), est toujours en prison. 

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Au-delà de Liberté, c’est de la scène publique qu’Issad Rebrab aurait émis le souhait de se retirer définitivement. Après des années de polémiques avec les gouvernements successifs d’Abdelaziz Bouteflika, l’homme d’affaires de 78 ans, qui détient également des investissements en France (Oxxo, Brandt), a été emprisonné en avril 2019 dans le cadre de l’opération anticorruption engagée par les autorités de transition.

Il a été notamment accusé de « fuite de capitaux » et d’acquisition de « machines usagées ».

Condamné en janvier 2020 à dix-huit mois de prison dont six mois ferme pour infractions fiscales, bancaires et douanières, le patron a quitté la prison après neuf mois de détention provisoire.

Cette période a été un « tournant » dans sa vie, puisque selon des témoignages de proches recueillis par MEE, le passage par la case prison a « transformé » le vieil homme, qui se plaint souvent des blocages dont font l’objet ses projets en Algérie.

Il va probablement céder les rênes du groupe Cevital, un mastodonte qui réalise plus de quatre milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel, à l’un de ses enfants dans les prochaines semaines, selon un proche de la famille. La forme de cette annonce n’a pas encore été précisée.

Des temps difficiles pour la presse privée

Mais la fermeture de Liberté ne serait qu’un des symptômes de la grave crise que traverse la presse algérienne depuis de nombreuses années.

En février, El Watan, l’autre grand quotidien francophone dont certains observateurs de la scène médiatique prédisent une disparition prochaine, a dû augmenter le prix de vente du journal.

« Cette réévaluation du prix de vente s’est avérée indispensable à l’entreprise pour remettre ses équilibres financiers dans le bon sens et surtout éviter une asphyxie latente qui menace sérieusement l’avenir à court terme du quotidien », a justifié la direction du journal dans un communiqué.

« Elle est directement liée à deux facteurs prépondérants : d’une part, la détérioration logique et inéluctable de sa situation économique et financière du fait de la pression politique permanente exercée sur sa ligne éditoriale sous forme d’un interdit d’accès à la publicité publique. D’autre part, l’impact de la flambée vertigineuse du coût du papier sur le marché mondial, qui a obligé les imprimeries à revoir à la hausse le prix de leurs prestations. »

En février, El Watan, l’autre grand quotidien francophone, a dû augmenter le prix de vente du journal pour « résister » (AFP/Ryad Kramdi)
En février, El Watan, l’autre grand quotidien francophone, a dû augmenter le prix de vente du journal pour « résister » (AFP/Ryad Kramdi)

« Il est évident que le temps de ‘’l’aventure intellectuelle’’, celle des années 1990, est bel et bien finie », constate l’universitaire et ancien journaliste Ahcene Djaballah Belkacem dans El Watan ce dimanche. Sous Bouteflika, la scène médiatique a été « littéralement envahie par les affaires », puis « l’émergence et l’invasion d’internet n’a fait qu’accélérer la descente aux enfers » [de la presse].

« La fermeture de Liberté intervient après trois opérations successives de dégraissement de la masse salariale, d’abord une mise à la retraite anticipée d’une vingtaine d’employés et, ensuite, deux vagues de compression en contrepartie d’indemnités », relève le site d’information Twala.

Selon les autorités, pourtant, la « liberté de la presse est respectée ». Le président Abdelmadjid Tebboune a assuré récemment encore que la Constitution respectait « la liberté de la presse » et que les critiques étaient « admises ».

D’autres responsables, à l’instar de l’ancien ministre de la Communication Ammar Belhimer, limogé en juillet 2021, justifient les difficultés de certains médias comme un signe de « la fin de la presse papier ». Ce que les associations de défense des droits de l’homme et des partis politiques ont souvent démenti, évoquant « une fermeture » du champ médiatique.

« Sa disparition serait une immense perte pour le pluralisme médiatique, un coup dur pour les acquis démocratiques arrachés de haute lutte et de sacrifices. Une grande perte pour le pays », prévient une pétition signée par plusieurs intellectuels, universitaires, chercheurs et artistes. 

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