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Algérie : en plein désert politique, le plus vieux parti d’opposition fête ses 60 ans

Le 29 septembre 1963, Hocine Aït Ahmed créait le Front des forces socialistes. Le parti, autrefois opposant très dur, discute aujourd’hui avec le pouvoir. Un changement qui lui vaut beaucoup de critiques, mais aussi d’être toujours là
Youcef Aouchiche, ancien journaliste et actuel sénateur de Tizi-Ouzou, est devenu en 2020 premier secrétaire national du parti (AFP/Ryad Kramdi)
Youcef Aouchiche, ancien journaliste et actuel sénateur de Tizi-Ouzou, est devenu en 2022 premier secrétaire national du parti (AFP/Ryad Kramdi)
Par Ali Boukhlef à ALGER, Algérie

« Le FFS a changé complètement de ligne politique. » Cette sentence, Ali Laskri la répète à l’envi. Cet ancien dirigeant du Front des forces socialistes (FFS, opposition socio-démocrate) estime que le plus vieux parti de l’opposition algérienne, qui a fêté le 29 septembre son 60e anniversaire, a « perdu son âme », son identité.

Il accuse la direction actuelle d’avoir « trahi le patrimoine historique de Hocine Aït Ahmed et ses compagnons » en cautionnant « politiquement et moralement le régime ».

Comme lui, de nombreux militants ont déchanté et accusent la direction du parti de chercher à se repositionner sur l’échiquier politique, voire parfois à composer avec le pouvoir. Mais qu’en est-il vraiment ?

À sa naissance, le 29 septembre 1963, le FFS disait vouloir « mettre fin au pouvoir dictatorial et au régime personnel qui tent[ait] de s’imposer à notre pays ». Y compris par la lutte armée, qu’il a abandonnée au bout d’une année. Cette devise, le parti politique en a fait un sacerdoce durant une cinquantaine d’années.

Photo datée de 1963 de Hocine Aït Ahmed à Alger, un des leaders historiques du Front de libération nationale (FLN) pendant la guerre d’Algérie. Après l’indépendance, il créa le FFS (Front des Forces socialistes) le 29 septembre 1963 et fut arrêté en 1964 pour « menées contre-révolutionnaires ». Il réussit à s’évader de prison mais et vécut en exil pendant de longues années jusqu’à son amnistie en 1989 (AFP)
Photo datée de 1963 de Hocine Aït Ahmed à Alger, un des leaders historiques du Front de libération nationale (FLN) pendant la guerre d’Algérie. Après l’indépendance, il créa le FFS (Front des Forces socialistes) le 29 septembre 1963 et fut arrêté en 1964 pour « menées contre-révolutionnaires ». Il réussit à s’évader de prison mais et vécut en exil pendant de longues années jusqu’à son amnistie en 1989 (AFP)

De parti clandestin, dont les rares activités étaient animées surtout à l’étranger, ou de manière sous-terraine en Algérie, soit par d’anciens vétérans de la guerre d’indépendance algérienne, soit par de jeunes militants pour la culture berbère, le FFS est passé de l’ombre à la lumière en 1989 grâce à l’ouverture du pays au multipartisme.

Son leader historique, Hocine Aït Ahmed, s’est vite imposé comme une des figures importantes de la classe politique algérienne. Par son passé d’ancien dirigeant de l’insurrection contre le colonialisme français et son statut d’exilé politique, l’homme a réussi à laisser son empreinte sur les premières années de la décennie 1990, marquées par la montée en puissance du courant islamiste radical.

Durant cette période, et avec d’autres partis et puissances politiques, le FFS s’est définitivement ancré dans l’opposition au pouvoir.

Soutenant la poursuite du processus électoral, interrompu en janvier 1992 par l’armée pour empêcher que le Front islamique du salut (FIS, islamiste) ne remporte les élections législatives, le parti de Hocine Aït Ahmed, arrivé en seconde position, a bâti une réputation de parti « national » défenseur des droits de l’homme et du retour à une légitimité politique.

« Fraude annoncée »

Tout en refusant de soutenir « un État policier » ou « un pouvoir intégriste », il a plaidé pour le retour « au processus électoral » et à l’ouverture de procès pour déterminer les responsabilités dans les violences de la décennie noire.

Pour cela, il s’est allié avec d’anciennes figures du régime du parti unique qui avait dominé l’Algérie de 1962 à 1989, dont l’ancien Premier ministre Mouloud Hamrouche (1989-1991), et un ancien ambassadeur d’Algérie en France, un temps secrétaire général du Front de libération nationale (FLN, ancien parti unique), Abdelhamid Mehri.

Cette attitude radicale face au pouvoir n’a pas empêché le FFS de participer régulièrement aux élections organisées par les autorités. Ainsi, s’il a refusé de se présenter à la présidentielle de 1995 qui a vu le général Liamine Zeroual, ex-ministre de la Défense, arriver à la tête de l’État, Hocine Aït Ahmed a fait partie des six candidats à celle de 1999.

De gauche à droite : Abdallah Djaballah, Mouloud Hamrouche et Hocine Aït Ahmed, trois des candidats à l’élection présidentielle du 15 avril 1999, s’entretiennent à l’hôtel Sofitel d’Alger. Ils finiront par se retirer de la course (AFP)
De gauche à droite : Abdallah Djaballah, Mouloud Hamrouche et Hocine Aït Ahmed, trois des candidats à l’élection présidentielle du 15 avril 1999, s’entretiennent à l’hôtel Sofitel d’Alger. Ils finiront par se retirer de la course (AFP)

L’ancien dirigeant indépendantiste s’est retiré, la veille du scrutin le 15 avril, dénonçant une « fraude annoncée » au profit d’Abdelaziz Bouteflika, qui concourra seul et deviendra président de l’Algérie durant vingt ans.

Deux ans auparavant, le FFS avait pu envoyer des députés à l’Assemblée populaire nationale (APN, chambre basse du Parlement), malgré des dénonciations de fraude à l’encontre du gouvernement. Il avait également participé aux législatives de 2002 malgré un climat insurrectionnel en Kabylie, et à celles de 2007, 2012 et 2017.

À chaque fois, il a dénoncé des fraudes et le nombre de ses députés n’a jamais dépassé la vingtaine. Il a également présenté des candidats lors de différentes élections locales.

De ces participations aux échéances électorales, le FFS a montré qu’il était difficile de sortir de son fief traditionnel de Kabylie. En dehors de cette région et d’Alger, il a rarement réussi à faire élire des députés et des membres d’assemblées locales ailleurs dans le pays.

Ses dirigeants ont certes fourni des efforts pour élargir sa base militante dans d’autres régions, mais cela n’a pas vraiment été payant.  

Lors des dernières élections locales de 2021, le FFS n’a présenté des candidats que dans une trentaine de wilayas (préfectures). Ce qui n’a pas empêché ses responsables de se dire satisfaits parce que leur objectif premier était surtout de faire participer les électeurs de Kabylie, qui avaient boycotté l’élection présidentielle de décembre 2019 et les législatives de juin 2021.

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Le but était de « réaffirmer l’unité de la nation » face à un mouvement séparatiste apparu dans cette région.

La démission en 2013 du leader historique du FFS Hocine Aït Ahmed, qui décédera en 2015, a donné une autre trajectoire au parti.

Englués dans des luttes intestines, les nouveaux dirigeants de la formation politique se sont souvent déchirés sur l’attitude à adopter : faut-il continuer dans la voie de l’opposition sans concession ou s’adapter ? Telles étaient les options qui se sont présentées à eux.

Le clivage est devenu plus criant après le hirak en 2019 (vaste mouvement populaire ayant conduit à la démission d’Abdelaziz Bouteflika) avant de se terminer, en juin 2022, avec l’élection de Youcef Aouchiche, un ancien journaliste et actuel sénateur de Tizi-Ouzou, comme premier secrétaire national du parti.

Un « nouveau contexte »

L’homme estime que son parti évolue aujourd’hui dans un « nouveau contexte » qui place « l’Algérie au-dessus de toute considération ». Il se place à contre-sens des « extrêmes » et préfère mener une politique de « dialogue inclusif ».

Il est quasiment le seul parti de l’opposition que les autorités laissent travailler et il est l’unique formation qui accepte de rencontrer publiquement le chef de l’État.

« Des compromissions », critiquent à l’intérieur du parti certains militants. « Le FFS, qui était le creuset des militants pour la démocratie et les droits de l’homme, est devenu un appareil entre les mains de ceux qui n’ont pas d’emplois, d’opportunistes qui ne cherchent qu’à faire carrière », accuse sévèrement un cadre du parti qui a requis l’anonymat.

« Le FFS, qui était le creuset des militants pour la démocratie et les droits de l’homme, est devenu un appareil entre les mains de ceux qui n’ont pas d’emplois, d’opportunistes qui ne cherchent qu’à faire carrière »

- Un militant du FFS

 Un point de vue que ne partagent pas d’autres activistes. « Il faut respecter le FFS parce que c’est le seul parti en Algérie qui fait de la politique. Il ne fait pas de compromissions, il fait des compromis, parce que c’est ça, faire de la politique. Et c’est beaucoup plus difficile que d’être dans la radicalité », défend un autre militant.

Pour beaucoup d’observateurs, ce changement de ligne du FFS est notamment lié à la nouvelle donne politique du pays. Les partis politiques, interdits d’apparition dans les médias lourds et presque d’activité, n’ont quasi plus aucune marge de manœuvre. Ni financement.

Alors que d’autres formations de l’opposition, notamment le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD, opposition laïque) et le Parti des travailleurs (PT, opposition de gauche), sont circonscrites dans leurs locaux, le FFS essaie une autre voie. Pour ne pas disparaître.

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