Après la normalisation politique avec l’Espagne, l’Algérie entame un dégel économique
Depuis quelques mois, plusieurs signaux laissaient penser que la relation entre Alger et Madrid était en train de se reconstruire.
L’annonce, mardi 16 janvier, d’une reprise de l’importation par l’Algérie des intrants avicoles (poussins et œufs) « en provenance du royaume d’Espagne » montre que les autorités algériennes sont décidées à jouer l’apaisement.
Par une note que Middle East Eye a pu consulter, l’Association professionnelle algérienne des banques et des établissements financiers (ABEF), datée du 14 janvier, confirme ainsi une reprise de la coopération économique, même limitée, après presque deux ans de gel entre deux partenaires économiques majeurs.
Certains opérateurs économiques associent cette soudaine reprise à « l’approche du Ramadan », prévu le 9 ou le 10 mars. « C’est un mois pendant lequel la demande sur le marché national en viande et en volaille augmente de manière conséquente », explique un acteur de la filière poulet à MEE.
Avant la crise, Madrid envoyait en Algérie chaque semaine 500 000 poussins par fret aérien. Depuis la suspension des échanges, l’Algérie s’est tournée vers la Turquie, moins compétitive que l’Espagne, et le prix du poulet a flambé au point qu’en novembre, le ministre Abdelhafid Henni à convoqué une réunion d’urgence avec l’ensemble des acteurs de cette filière.
« Les poussins sont plus chers et surtout, ils ne sont pas vaccinés. Alors que les poussins d’Espagne le sont tous… », souligne notre source.
Un salarié algérien en lien avec les banques espagnoles se dit convaincu que « si les importations avec l’Espagne reprennent pour les poussins, les autorités vont aussi rétablir d’ici peu les licences pour les importations de viande », toujours dans la perspective de pouvoir répondre à la demande pendant le mois sacré.
« La reprise des échanges pourrait aller très vite », explique-t-il, optimiste, à MEE. « Les opérateurs économiques algériens et espagnols se connaissent bien, certains tiennent leurs carnets de commande prêts pour le moment où tous les feux repasseront au vert. »
« Du jour au lendemain, tout peut s’arrêter »
D’autres acteurs économiques qui ont perdu beaucoup d’argent dans la crise préfèrent « attendre pour sauter de joie ».
« Retrouver les niveaux de bénéfices d’avant la brouille, ça va prendre du temps », assure un chef d’entreprise algérien dans la construction, un autre des secteurs très touchés par l’arrêt de l’import.
« Les Espagnols savent que du jour au lendemain, tout peut s’arrêter. Ça ne va pas les aider à reprendre confiance dans le marché algérien… »
Car c’est bien du jour au lendemain, qu’en mars 2022, tout s’est arrêté.
Le coup était parti du Palais royal marocain. Un communiqué affirmait que l’Espagne, par la voix de son Premier ministre Pedro Sánchez, soutenait l’initiative d’autonomie marocaine pour le Sahara occidental, comme « la base la plus sérieuse, réaliste et crédible pour la résolution » du différend entre Rabat et les indépendantistes du Front Polisario.
Ce volte-face de la diplomatie espagnole, qui a toujours prôné la neutralité entre Rabat et le Polisario, avait créé une onde de choc en Algérie, où les autorités réclament pour les Sahraouis un référendum d’autodétermination.
Alger avait décidé le rappel de Saïd Moussi, son ambassadeur à Madrid, et les sanctions étaient tombées les unes après les autres.
Tous les rapatriements de migrants irréguliers (ils étaient plus de 11 000 en 2021) arrivés sur les côtes espagnoles ont été suspendus, tout comme la plupart des liaisons aériennes, pourtant nombreuses, entre l’Espagne et l’Algérie.
Les prix du gaz exportés vers l’Espagne ont été revus à la hausse, au prétexte que les prix pratiqués étaient inférieurs à ceux des marchés internationaux. Malgré la crise, l’Algérie est restée le premier pays fournisseur de gaz de l’Espagne.
En juin, Alger a aussi procédé à la suspension « immédiate » du Traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération conclu en 2022 avec Madrid.
Et le personnel politique en a eu pour son grade. L’agence de presse officielle, l’APS, a ttaqué le ministre des Affaires étrangères, José Manuel Albares, qualifié de « ministre amateur », en racontant « qu’il était entré en diplomatie par effraction ». « Aussi, l’histoire ne retiendra pas grand-chose d’Albares, car rien de grand ne naît de la petitesse », pouvait-on en lire en juin 2022.
Un coût
Les autorités algériennes ont ensuite pris le ministre espagnol des Affaires étrangères Pedro Sánchez pour cible et ont misé sur son départ après les législatives de juillet. En mars, le président Tebboune a déclaré à la chaîne Al Jazeera qu’Alger considérait « la position de l’Espagne vis-à-vis du Sahara occidental comme une position individuelle du gouvernement Sánchez ».
Mais c’est finalement lui qui sera réélu à la présidence du gouvernement quatre mois après le scrutin de l’été, à la suite d’un accord de coalition.
« À partir de là, il n’y avait plus vraiment d’options. Sous la pression des opérateurs économiques, des Algériens propriétaires de biens en Espagne mais qui ne pouvaient plus s’y rendre, nous étions un peu obligés de lâcher du lest », résume un cadre de l’État sous le couvert de l’anonymat.
La quasi-rupture des relations entre Alger et Madrid a, en effet, eu un coût.
Le gel de la coopération a entraîné une baisse de plus de 80 % des exportations espagnoles vers l’Algérie. Près de 130 000 entreprises espagnoles ont cessé d’avoir des accords commerciaux avec l’Algérie, selon les données de l’ICEX España Exportacion e Inversiones (entité publique commerciale pour la promotion de l’économie et des entreprises).
Alors qu’entre juin 2021 et mars 2022, il y avait eu pour plus d’1,6 milliard de dollars d’exportations vers l’Algérie, les données du ministère espagnol de l’Industrie, du Commerce et du Tourisme montrent qu’en septembre 2023, les pertes étaient de l’ordre de 99,7 %.
Pour tenter de mettre fin à l’hémorragie commerciale, Madrid avait fait profil bas. Le Premier ministre Pedro Sánchez a même lancé une perche de l’autre côté de la Méditerranée en disant qu’il « adorerait visiter Alger ».
Mais ce n’est qu’après les législatives, l’été dernier, que l’Algérie a rétabli progressivement des liens.
D’abord, en remettant des vols vers Alicante, Madrid et Palma et en augmentant les dessertes vers Barcelone.
L’envoi d’un nouvel ambassadeur algérien, Abdelfettah Daghmoum, à Madrid a confirmé qu’une normalisation était enclenchée.
Selon les informations recueillies par MEE, depuis les festivités du 1er novembre, l’ambassadeur d’Espagne en Algérie est à nouveau convié aux cérémonies officielles algériennes.
« Je ne pourrais jamais qualifier l’Espagne de pays ennemi », a commenté
le chef de la diplomatie algérienne Ahmed Attaf dans un entretien avec la chaîne Al Jazeera en décembre, en justifiant le changement d’attitude d’Alger par le discours de Pedro Sánchez à l’Assemblée générale des Nations unies.
En septembre, le chef du gouvernement espagnol avait insisté à l’ONU sur la recherche par Madrid « d’une solution politique mutuellement acceptable pour les deux parties, dans le cadre de la Charte des Nations unies et des résolutions du Conseil de sécurité ».
L’APS en avait conclu qu’il s’était « retourné contre le Makhzen [Palais royal marocain] », les médias marocains que, dans le fond, rien ne changeait.
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