Tunisie : les potières de Sejnane face à la crise
C’est une affaire de terre et de femmes à Sejnane. Dans cette une bourgade d’environ 5 000 habitants, située près de Bizerte, dans le nord de la Tunisie, on façonne l’argile de mère en fille depuis plus de 3 000 ans au milieu des collines verdoyantes et des cigognes.
Un héritage qui tente résister tant bien que mal aux difficultés socioéconomiques actuelles.
Sejnane, dans le massif des Mogods en territoire amazigh, bénéficie d’abondants dépôts argileux. Grace à cette richesse des sols, les femmes extraient l’argile sur les bords d’oued. Elles la prélèvent par mottes en suivant des étapes répondant fidèlement à un savoir ancestral acquis dès l’enfance.
Les femmes amènent ensuite l’argile sur leur lieu de travail, généralement dans une cour de maison, où elles entreprennent de nettoyer cette terre brute de ses impuretés organiques. Elles laissent ensuite la terre se reposer pendant quelques jours dans de l’eau.
Une fois l’argile prête au pétrissage et moulage, la potière ajoute une poudre appelée tafoun, un dégraissant, qui permet d’obtenir une finition lisse et fait en sorte que la terre ne colle pas aux mains de la potière pendant le moulage, qui s’effectue sur un disque tournant, fait de bouse séchée (non odorante), de terre, de cendres, et de paille.
La potière utilise principalement ses mains, mais aussi des ustensiles rustiques, afin de manier la masse d’argile, pour lui donner corps et verticalité.
Le tour continu du disque et l’application d’une pression élèvent les parois des futurs pots, marmites, vases, et jarres. Un coquillage est souvent utilisé en finition pour lisser les parois extérieures de l’objet une fois la forme finale achevée.
Le séchage dure de quelques jours à quelques semaines. Si elles accélèrent cette étape cruciale, les pots peuvent craquer. Ainsi, afin de ne pas fissurer l’argile, l’ouvrage doit être séché lentement, au soleil ou dans un coin ombragé. La cuisson se fait ensuite au feu, à ciel ouvert, avant l’étape de la décoration.
Les conditions d’une émancipation économique et personnelle
Les femmes de Sejnane décorent leurs objets avec des pigment naturels, tels que l’ocre ou des teintures réalisées à partir de feuilles de lentisque (arbre au mastic). La couleur noire est obtenue grâce à des cendres de bois.
Les motifs dessinés, principalement géométriques et bitonaux (deux teintes), rappellent les origines de cet art ancré dans la culture amazighe. En effet, les poteries arborent des points, des lignes et une texture originale qui rappellent l’art du tatouage et du tissage.
Outre la vaisselle et les vases, les objets figuratifs incluent des poupées, des effigies féminines humaines mais également animales (poissons, tortues), qui évoquent un désir de vie, fertilité, et protection. Qualifiés parfois d’art brut, ces objets épousent les traditions tout en demeurant uniques, puisque modelées par les mains de la potière.
Pourtant, malgré cette grande richesse culturelle, le chômage et la pauvreté demeurent élevés dans le village enclavé de Sejnane. Selon le Groupement d’intérêt économique « Sejnania », 80 % des femmes de Sejnane et Hchechna (nord) vivent de la poterie artisanale.
Malgré ce vivier, le marché reste encore peu développé au regard de son potentiel. Les femmes vendent leurs produits au bord de la route. La participation des potières aux affaires publiques reste également limitée.
En vue de développer les conditions d’une émancipation économique et personnelle, certaines associations et collectifs appuient les potières de Sejnane, tel que le projet « Laaroussa » – une action artistique de l’association tunisoise l’Art Rue qui permet l’échange de savoir-faire artisanaux, l’association Essalem et Sejnania.
Cette dernière œuvre depuis 2012 à augmenter les revenus des femmes potières par un label qualité, une amélioration du design, et une stratégie commerciale alliée au développement local durable.
Conçu sur des principes d’économie sociale et solidaire, Sejnania établit une charte avec les potières adhérente au projet qui se fonde notamment sur un respect de l’environnement et des techniques traditionnelles, ainsi qu’un engagement de la potière sur la scolarisation de ses enfants.
Sejnania compte 180 potières dans ses rangs, dont Jemaa Sellimi, la doyenne qui forme la jeune génération.
Des boutiques Sejnania+ ouvertes à Tunis et Hammamet exposent et vendent les ouvrages des potières labellisées. Les poteries de Sejnane s’exposent au fil d’expositions itinérantes ou lors d’échanges culturels avec des institutions européennes notamment.
Le prix moyen d’une poterie de Sejnane varie entre 450 et 1 500 dinars tunisiens (entre 130 et 500 euros) selon la qualité et le mode de vente (direct ou par intermédiaires).
Ces poteries évoquent pour certains des objets fonctionnels, pour d’autres un esthétisme riche et surprenant.
« L’esthétique des poteries de Sejnane, c’est la rencontre entre tradition et émancipation artistique, dans le contexte social et politique de la Tunisie », estime Hélène Sirven, maître de conférences à l’université Panthéon-Sorbonne, dans un article intitulé « Les poteries modelées de Sejnane, figures d’une esthétique de la terre peinte » dans La Nouvelle Revue d’esthétique.
Des touristes moins nombreux
Après les remous révolutionnaires de la Tunisie en 2011, des groupes salafistes sont apparus dans Sejnane et sa région.
Un an après la chute de Ben Ali, un journal national s’inquiétait, début 2012, de la présence d’un premier émirat salafiste à Sejnane.
Sur fond d’un abandon de l’État et d’une crise de la confiance envers les pouvoirs publics, ces groupes intimidaient les populations locales et appliquaient la charia.
En voulant imposer leur vision rigoriste de l’islam contre toute forme de représentation, des poupées ont ainsi été détruites et les potières menacées pendant un temps de ne plus produire ce genre d’images.
Sous l’ancien régime de Ben Ali, des cars de touristes visitaient Bizerte et l’arrière-pays, s’arrêtant en route auprès des cabanes des potières-vendeuses afin d’acheter des souvenirs provenant de l’artisanat local.
Ceux-ci sont désormais moins nombreux et l’accès aux marchés n’est pas évident sans appui associatif ou un investissement massif des opérateurs économiques internationaux et nationaux.
En 2017, Radhia Mechergui, une quadragénaire mère de cinq enfants s’est immolée par le feu. Son allocation sociale avait été supprimée. Son décès a tristement rappelé le fléau de la misère sociale, toujours présent, et a encouragé une mobilisation locale de soutien ainsi qu’une grève générale.
En 2018, le Comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel a choisi d’inscrire la poterie artisanale de Sejnane (les savoir-faire liés à la poterie des femmes de Sejnane) au patrimoine immatériel de l’humanité.
Pour l’UNESCO, il s’agit donc de reconnaître principalement un processus bien plus qu’un objet spécifique défini.
Bien avant cette reconnaissance officielle et mondiale, la poterie de Sejnane était déjà connue au-delà de la Tunisie.
L’ethnologue Ernest Gobert, qui avait visité les environs en 1916, a décrit dans une étude séminale publiée en 1940 les caractéristiques de cet art ayant plus tard offert sa collection privée de poteries au musée du Bardo de Tunis.
« Le savoir-faire est inscrit à l’UNESCO, mais il y a des menaces sur le processus de fabrication et un risque que cet héritage ne devienne une industrie, » partage avec Middle East Eye Zaineb Farhat, coordinatrice du groupement d’intérêt Sejnania élue depuis 2015.
La demande commerciale incite parfois à l’emploi de pigment artificiels et teintures – blanches, rouges, vertes, noires – qui mettent en péril l’inscription au patrimoine immatériel de l’humanité si les savoir-faire ancestraux ne sont pas strictement respectés.
Ces défis, couplés à la pandémie, à la chute du nombre de touristes visitant la zone, et à la crise économique que traverse actuellement la Tunisie, sont autant de source d’inquiétudes pour les potières et l’assurance de leur moyen d’existence.
Malgré le lancement de nouvelles initiatives telles que le projet Hrayer Sejnane, le 15 décembre, qui s’engage à réhabiliter une dizaine de cabanes-kiosques pour l’exposition et la vente des potières à Bizerte dans le cadre de la future Route du patrimoine mondial de l’UNESCO, l’avenir des centaines de potières de Sejnane reste précaire.
« La poterie est mon activité principale. C’est mon gagne-pain, et le gagne-pain de mes enfants. C’est notre seul métier », confie la potière Hajer Saidani, pendant qu’elle prépare l’argile en plein air près de sa maison.
Leur essor reste une question sociale urgente à l’heure où semblent manquer des politiques capables de contribuer durablement au désenclavement de la région et à l’autonomisation des femmes tunisiennes.
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