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Au Soudan, les masses oubliées meurent chaque jour de la famine

Au moins 25 millions de Soudanais souffrent de la faim ou de la malnutrition, tandis que des enfants meurent de faim et que la guerre continue de décimer le pays
Des sacs de céréales sur un marché à al-Qadarif, dans l’est du Soudan, le 22 février 2024 (AFP)

Plus de dix mois après le début de la guerre au Soudan, des sources locales à travers le pays affirment à Middle East Eye que des Soudanais meurent de faim tous les jours.

La situation humanitaire est désastreuse, les forces armées soudanaises et leurs ennemis, les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), s’accusent mutuellement d’entraver l’acheminement de l’aide et de couper l’accès à l’internet.

Fin janvier, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a rapporté que 10,7 millions de personnes avaient été déplacées par les conflits au Soudan, dont 9 millions à l’intérieur du pays. Le Soudan détient dès lors le taux de déplacement interne le plus élevé au monde, dépassant même celui de la Syrie (7,2 millions).

Les besoins de la population excèdent les fonds disponibles. Les agences des Nations unies estiment que le Soudan a besoin d’une aide de 2,7 milliards de dollars cette année. Jusqu’à présent, moins de 4 % de cette somme a été fournie par les donateurs.

Seuls 43 % de la programmation de l’année dernière ont été financés et de nombreuses sources indiquent à MEE que le Soudan peine à capter l’attention de la communauté internationale face aux conflits qui sévissent en Ukraine et dans la bande de Gaza.

« Nous vivons dans des conditions humanitaires catastrophiques et sans précédent, qui nous sont imposées par les deux parties au conflit »

- Adam Rigal, porte-parole des déplacés internes

Sur le terrain, la malnutrition tue les enfants. Une série de maladies, dont le choléra – on recense aujourd’hui plus de 10 000 cas suspectés au Soudan –, se sont déclarées. Des médecins, des hôpitaux et des activistes qui apportent de l’aide dans les quartiers ont été attaqués. La saison des récoltes a été compromise.

Le gouvernement aligné sur l’armée est menacé de faillite et n’a pas fourni d’aide humanitaire appropriée, tandis que les FSR sont accusées d’empêcher l’aide d’atteindre les zones qu’elles contrôlent.

Le Programme alimentaire mondial des Nations unies indique qu’« au moins 25 millions de personnes sont en proie à des taux élevés de faim et de malnutrition » et que 3,8 millions d’enfants de moins de cinq ans souffrent de malnutrition.

Des enfants meurent chaque jour

De multiples sources à travers le Soudan indiquent à MEE que des enfants meurent chaque jour de faim.

Trois membres du réseau national de groupes d’entraide connus sous le nom de salles d’intervention d’urgence (emergency response rooms – ERR) expliquent à MEE que dans la capitale Khartoum, les gens meurent de faim en silence à leur domicile.

Dans le quartier de Kalakla, au sud de Khartoum, un activiste des ERR raconte : « Nous avons trouvé trois personnes mortes de faim dans leur maison. Leurs voisins les ont enterrées dans le silence. Il semble qu’ils n’avaient ni nourriture, ni argent et qu’ils avaient peur de sortir à cause des bombardements incessants ».

D’autres membres des ERR ont informé MEE que la situation était la même à Omdurman, ville jumelle de Khartoum et site d’une récente offensive de l’armée.

Un médecin de l’État de Kassala, dans l’est du Soudan, a déclaré que de nombreux enfants mouraient de malnutrition.

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« Les enfants des zones reculées de Talkok, Allafa et d’autres villages meurent de malnutrition », rapporte le médecin à MEE. « Lorsque certains d’entre eux sont arrivés à l’hôpital de Kassala, ils souffraient de malnutrition grave et nous n’avons pas réussi à les sauver. »

La situation est probablement pire au Darfour, la vaste région occidentale qui constitue la base du pouvoir des FSR. Là, les Soudanais déplacés par des décennies de combats et vivant dans des camps de déplacés internes sont confrontés à la famine, à la malnutrition et bien plus encore.

L’organisation humanitaire Médecins sans frontières (MSF) estime qu’à Zamzam, un camp situé dans le nord du Darfour, un enfant meurt toutes les deux heures et environ treize enfants décèdent chaque jour.

« Ce à quoi nous assistons dans le camp de Zamzam est une situation absolument catastrophique. Nous estimons qu’au moins un enfant meurt toutes les deux heures dans le camp », déplore Claire Nicolet, responsable de la réponse d’urgence de MSF au Soudan.

« Les personnes souffrant de malnutrition sévère qui ne sont pas encore décédées risquent fortement de mourir dans les trois à six semaines à venir à défaut d’être soignées. Leur état peut être traité si elles parviennent à se rendre dans un centre de santé. Mais beaucoup ne le peuvent pas. »

Adam Rigal, porte-parole des réfugiés des camps de déplacés internes, sonne l’alarme : « Nous vivons dans des conditions humanitaires catastrophiques et sans précédent, qui nous sont imposées par les deux parties au conflit. Des dizaines d’enfants, de femmes enceintes et de personnes âgées déplacées meurent chaque jour en raison de la malnutrition aiguë, du manque de nourriture, de médicaments et d’eau potable », déclare-t-il à MEE.

« La situation sanitaire au Darfour, en particulier dans les camps de réfugiés, est désastreuse », poursuit Adam Rigal, soulignant que les enfants n’ont accès ni à la nourriture, ni aux médicaments, ni à un abri.

Des dizaines de millions de Soudanais dans le besoin

D’après les Nations unies, près de 25 millions de Soudanais ont désormais besoin d’aide.

« Actuellement, près de 18 millions de personnes sont confrontées à une insécurité alimentaire aiguë au Soudan, dont près de 5 millions ont atteint la phase d’urgence (IPC4) », a déclaré le Programme alimentaire mondial (PAM).

« La communauté internationale devrait accorder plus d’attention et de soutien à la crise humanitaire au Soudan, compte tenu de la gravité de la situation dans ce pays », a ajouté l’organisation onusienne.

« Ce à quoi nous assistons dans le camp de Zamzam est une situation absolument catastrophique. Nous estimons qu’au moins un enfant meurt toutes les deux heures dans le camp »

- Claire Nicolet, Médecins sans frontières

Le ministre soudanais des Finances, Gibril Ibrahim, a admis que le pays était confronté à de « graves problèmes économiques, plus de 80 % des recettes ayant été perdues en raison de la guerre ».

Lors d’une conférence de presse à Port-Soudan la semaine dernière, Gibril Ibrahim a averti que la saison des récoltes avait été compromise dans différents États en raison de l’insécurité engendrée par la guerre.

« Nous savons que notre population souffre de la hausse des prix et du manque de produits de première nécessité, mais nous devons être patients et travailler ensemble pour mettre fin à la guerre grâce à la victoire de notre armée. Je pense que tous ces problèmes seront résolus », a-t-il déclaré.

Selon l’organisation soudanaise Fikra for Studies and Development, la production alimentaire nationale du Soudan a considérablement diminué en raison de la guerre.

« Seulement 37 % des terres agricoles du Soudan ont été cultivées par rapport aux années précédentes. De plus, la production nationale de blé du Soudan a diminué de 70 % », a précisé l’organisation dans un communiqué de presse.

Le jeu des reproches

Dans ce chaos, les deux belligérants se sont mutuellement rejetés la responsabilité.

L’armée a accusé les FSR de couper l’accès du pays à internet, tandis que les FSR accusent l’armée de bloquer l’acheminement de l’aide au Darfour.

De nombreuses autres allégations ont été formulées, chaque partie cherchant à remporter la guerre de l’information qui fait rage depuis le début des combats le 15 avril 2023.

Le ministère des Affaires étrangères, allié à l’armée, a nié avoir bloqué l’aide en provenance du Tchad destinée au Darfour, affirmant qu’il s’agissait de l’une des principales voies d’acheminement des fournitures militaires destinées aux FSR.

Middle East Eye a déjà fait état des lignes d’approvisionnement des FSR, qui relient le Darfour au Tchad et à la République centrafricaine, et qui proviennent souvent des Émirats arabes unis.

En juin de l’année dernière, des témoins locaux ont déclaré à MEE que les FSR étaient responsables du pillage des entrepôts du PAM à El-Obeid. Des marchés portant le nom du chef des paramilitaires, Mohamed Hamdan Dagalo (alias Hemetti), ont vu le jour un peu partout au Soudan, où sont vendus les biens pillés.

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« Les Forces de soutien rapide n’ont pas pillé les entrepôts d’aide humanitaire dans les zones placées sous leur protection, car l’aide n’est jamais arrivée jusqu’à ces installations », ont assuré les FSR dans un communiqué.

« De plus, nos forces s’engagent à protéger et à fournir une aide humanitaire aux civils dans toutes les zones, conformément aux ordres permanents qui leur ont été donnés par le commandement des FSR à cet égard. »

Le Soudan subit une coupure d’internet depuis plus d’un mois, ce qui a poussé des milliers de personnes à recourir à l’accès internet par satellite Starlink d’Elon Musk pour communiquer et utiliser des applications bancaires.

Essayant de rassembler un soutien international plus important dans les heures les plus sombres du Soudan, Fikra for Studies and Development a lancé un appel mondial pour la déclaration de famine au Soudan par les organisations humanitaires.

« La situation humanitaire au Soudan, en particulier à Khartoum, s’est fortement détériorée à la suite de la coupure des télécommunications. Les cuisines communautaires gérées par les salles d’intervention d’urgence ont cessé leurs activités en raison du manque de produits alimentaires », a déclaré l’organisation.

« Il semble que la communauté internationale ne cherche plus à aider le Soudan, alors maintenant, élevons nos voix pour dire que les Soudanais ne meurent pas seulement à cause des balles, mais qu’ils meurent aussi de faim et de maladie. »

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

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