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L’Espagne accusée d’amadouer le Maroc pour avoir empêché une activiste sahraouie de concourir à un prix

Le groupe social-démocrate au Parlement européen a soutenu une candidature présentée par l’extrême droite pour le prix Sakharov au détriment d’une activiste sahraouie
Le 12 mai, plusieurs dizaines de membres masqués des forces de sécurité marocaines ont fait irruption au domicile de Sultana Khaya, l’ont agressée et ont violé sa sœur, a rapporté Amnesty International (Facebook)
Le 12 mai, plusieurs dizaines de membres masqués des forces de sécurité marocaines ont fait irruption au domicile de Sultana Khaya, l’ont agressée et ont violé sa sœur, a rapporté Amnesty International (Facebook)

Le gouvernement espagnol et le groupe social-démocrate au Parlement européen sont la cible de critiques à la suite de révélations selon lesquelles le bloc a soutenu une candidate nommée par l’extrême droite plutôt qu’une activiste sahraouie lors du récent vote pour le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit, remporté cette année par le leader d’opposition russe Alexeï Navalny.

L’Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen (S&D) a exhorté ses membres à voter pour l’ancienne présidente par intérim de la Bolivie, Jeanine Áñez, proposée par le bloc d’extrême droite au Parlement, plutôt que pour l’activiste sahraouie Sultana Khaya, nommée par le groupe d’extrême gauche.

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Dans un mail interne, l’eurodéputé croate Tonino Picula a demandé aux membres du groupe siégeant à la commission des Affaires étrangères et du Développement de voter pour Jeanine Áñez, désignée par le parti d’extrême droite espagnol Vox, membre du groupe des Conservateurs et réformistes européens (CRE).

« Pour des raisons stratégiques et afin d’augmenter nos chances lors du vote final, nous vous invitons à soutenir le candidat des CRE lors du second tour dès maintenant », indiquait le courriel de Tonino Picula, selon EUobserver.

Ce revirement est intervenu après une égalité entre Sultana Khaya et Jeanine Áñez à l’issue du premier tour : un second tour a ainsi été organisé pour désigner la troisième candidate qualifiée en finale. La femme politique bolivienne a ensuite remporté le barrage et accédé à la finale.

Le soutien apporté par les S&D à Jeanine Áñez a fait sourciller certains collègues eurodéputés. La femme politique bolivienne est accusée d’avoir organisé un coup d’État contre son prédécesseur Evo Morales en 2019 et est actuellement emprisonnée pour « terrorisme, sédition et complot ». Lorsqu’elle était au pouvoir, elle était accusée de gouverner d’une main de fer.

« Un peu embarrassant pour l’UE »

Sultana Khaya, quant à elle, est une fervente défenseure de la cause sahraouie et préside la Ligue pour la défense des droits de l’homme et contre le pillage des ressources naturelles. Depuis novembre 2020, elle et sa famille font l’objet d’une assignation à résidence de facto sans qu’aucune charge ne soit formellement retenue contre elle.

« Le bloc socialiste a soutenu un candidat fondamentalement contre-nature, car il s’agit d’une proposition de l’extrême droite, mais aussi en raison de l’histoire d’Áñez », explique à Middle East Eye Miguel Urbán, membre du groupe de la Gauche au Parlement européen.

« Elle a été impliquée dans un coup d’État et, surtout, dans des affaires de meurtre et de répression, ce qui est très grave. C’est un peu embarrassant pour l’UE et le prix Sakharov en lui-même, car c’est un prix qui récompense la liberté de pensée et les droits de l’homme. »

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En tant qu’ancienne puissance coloniale au Sahara, l’Espagne est impliquée depuis longtemps dans la politique du Sahara occidental.

Le prix Sakharov est la plus haute distinction en matière de droits de l’homme décernée par l’UE, avec une dotation de 50 000 euros accordée au lauréat. Le leader d’opposition emprisonné Alexeï Navalny ainsi qu’un groupe de femmes et d’activiste des droits de l’homme afghanes complétaient le trio de finalistes. Le prestigieux prix a été remporté par Alexeï Navalny.

« Nous savions tous que ni Áñez, ni Khaya n’avaient les armes pour remporter le prix, mais le fait d’être en finale revient à gagner une partie du prix, car cela apporte un certain degré de reconnaissance de la part du Parlement européen ainsi qu’une série d’engagements publics », soutient Miguel Urbán, l’eurodéputé qui a proposé le nom de Sultana Khaya.

Comme de nombreux activistes sahraouis, Sultana Khaya fait constamment les frais d’une répression et d’un contrôle exercés par les autorités locales. Les forces marocaines ont été accusées de battre des activistes, mais aussi de les détenir et de les condamner dans le cadre de procédures judiciaires douteuses, de les surveiller, de les intimider et même de les torturer.

Certaines organisations internationales dont l’ONU, Amnesty International et Human Rights Watch ont condamné le traitement infligé par le Maroc aux activistes sahraouis.

« Nous savions tous que ni Áñez, ni Khaya n’avaient les armes pour remporter le prix, mais le fait d’être en finale revient à gagner une partie du prix »

– Miguel Urbán, eurodéputé espagnol

Le 12 mai, plusieurs dizaines de membres masqués des forces de sécurité ont fait irruption au domicile de Sultana Khaya, l’ont agressée et ont violé sa sœur.

Sa mère, âgée de 84 ans, a également été agressée et frappée à la tête à une autre occasion. Selon le média espagnol Público, les forces de sécurité marocaines ont également contaminé intentionnellement Khaya avec le COVID-19 en septembre.

« Tout cela a moins pesé que les intérêts commerciaux et géostratégiques avec le Maroc. Parce qu’un changement de ces caractéristiques ne peut être compris sur le plan idéologique, politique et formel s’il n’y a pas de pressions extérieures très fortes », affirme Miguel Urbán.

Le rejet de la candidature de Sultana Khaya par les S&D a suscité des inquiétudes quant à d’éventuelles pressions exercées par le Maroc pour empêcher l’activiste sahraouie d’accéder à la finale.

Approuvée par les Affaires étrangères

« Ils prétendent que la décision a été prise pour des raisons stratégiques, mais je ne crois pas que ce soit le cas. Les raisons étaient politiques, ils voulaient empêcher l’élection d’une activiste sahraouie pour ne pas contrarier le Maroc », soutient Ignacio Cembrero, le journaliste espagnol et ancien correspondant au Maghreb qui a révélé l’affaire.

Les relations entre le Maroc et l’UE ont été tendues au cours des derniers mois. En septembre, le Maroc a vu ses accords commerciaux avec l’UE être annulés en raison de leur dépendance apparente vis-à-vis des ressources du Sahara occidental, incluses sans le consentement des Sahraouis.

L’e-mail de Tonino Picula a été envoyé au nom du vice-président du groupe, Pedro Marques, bien que des questions aient été soulevées quant à une éventuelle implication du gouvernement espagnol dans la décision du groupe, celui-ci étant dirigé par Iratxe García, membre du Parti socialiste ouvrier espagnol.

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Les relations entre l’Espagne et le Maroc se sont également tendues ces derniers temps. En juin, l’Espagne a provoqué la colère du Maroc en autorisant le chef du Front Polisario sahraoui à entrer dans le pays afin de recevoir un traitement contre le COVID-19. En réponse, le Maroc a laissé entrer plus de 8 000 migrants dans l’enclave nord-africaine espagnole de Ceuta.

Il s’est ensuivi un conflit diplomatique qui a abouti au limogeage de la ministre espagnole des Affaires étrangères, critiquée pour sa mauvaise gestion de la crise.

Ignacio Cembrero tout comme Miguel Urbán estiment que la décision des S&D de soutenir Jeanine Áñez a dû être approuvée par le ministère espagnol des Affaires étrangères.

« La décision du bloc socialiste dirigé par García de soutenir Áñez a très probablement été prise après consultation du ministère espagnol des Affaires étrangères, qui s’efforce de normaliser les relations avec le Maroc », a écrit Ignacio Cembrero.

Pedro Marques a démenti toute influence des questions diplomatiques avec le Maroc sur la décision des S&D. « Le vote stratégique signifie seulement que si les voix de gauche ne sont pas divisées au tour final, les femmes afghanes auront de bonnes chances de remporter le prix Sakharov », a-t-il déclaré à EUobserver.

Contacté par Middle East Eye, Tonino Picula n’était pas disponible pour formuler des commentaires. Selon un porte-parole des S&D et d’Iratxe García interrogé par Middle East Eye, la présidente du groupe n’était « ni informée, ni impliquée » dans la décision de soutenir Jeanine Áñez.

« Ce n’est pas une initiative singulière, elle s’inscrit dans un discours plus large des autorités espagnoles, qui refusent de faire quoi que ce soit qui puisse contrarier le Maroc »

– Ignacio Cembrero, journaliste

Mais le raisonnement du bloc socialiste a suscité quelques doutes parmi les analystes et les eurodéputés.

« Il n’est pas vraiment possible que la présidente du groupe ne sache pas que son vice-président donnait aux membres des consignes de vote. C’est une excuse donnée à la presse », soutient Miguel Urbán.

Selon Ignacio Cembrero, cette affaire est le reflet d’un effort plus large initié par l’Espagne pour amadouer le Maroc.

« Ce n’est pas une initiative singulière, elle s’inscrit dans un discours plus large des autorités espagnoles, qui refusent de faire quoi que ce soit qui puisse contrarier le Maroc, même permettre à Khaya d’être nommée alors qu’elle n’avait aucune chance réaliste de gagner », affirme-t-il.

L’administration espagnole est consciente qu’elle doit faire preuve de prudence pour rétablir les relations avec le Maroc et se méfie également de répercussions potentielles sur la renégociation des accords commerciaux UE-Maroc.

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« L’Espagne regarde ce qui s’est passé à Ceuta et ne veut pas que cela se reproduise, donc le facteur peur est assez important du côté de Madrid. L’attitude des Espagnols consiste à essayer d’éviter les problèmes et de rester à l’écart de toute forme d’accusation ou de représailles », explique Jalel Harchaoui, chercheur et analyste politique au sein de Global Initiative, qui estime également que le mélodrame qui entoure le prix est davantage lié à l’Espagne.

« L’Espagne ne veut pas être tenue pour responsable de quoi que ce soit qui pourrait présenter sous un jour positif la résistance du Front Polisario devant l’UE, car le Maroc leur attribuera tout ce qui affectera les appels potentiels au sujet des accords commerciaux », indique-t-il à MEE.

« Si Khaya avait gagné, cela aurait été de leur faute et ils ne veulent pas que le Maroc s’en prenne à eux parce que cela n’en vaut pas la peine. Ce n’est pas l’attitude la plus courageuse, mais elle est dans l’air du temps. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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