En France, des militants se mobilisent pour renommer des espaces publics célébrant la colonisation
Depuis le 10 novembre, un établissement scolaire du 3e arrondissement de Marseille ne porte plus le nom du maréchal Thomas Bugeaud, militaire sanguinaire ayant pris part à la conquête coloniale de l’Algérie au XIXe siècle.
Il s’appelle désormais Ahmed Litim, en hommage à un tirailleur algérien fauché par un obus en 1944 alors qu’il participait à des combats pour libérer la ville de l’occupation allemande.
— Benoît Payan (@BenoitPayan) November 10, 2022
Pour débaptiser l’école Bugeaud, il aura fallu une longue mobilisation d’associations marseillaises en faveur de la décolonisation de l’espace public.
Ancrages, une ONG qui milite pour la valorisation de l’histoire et des mémoires de l’immigration, en fait partie.
Depuis plus de vingt ans, elle se bat contre la célébration toponymique (nom des lieux) et odonymique (nom des voies de communication) de la colonisation dans la cité phocéenne.
« Notre rôle est d’interpeller les politiques sur les personnes et les personnages de la colonisation auxquels il est rendu hommage dans l’espace public », explique Samia Chabani, présidente d’Ancrages, à Middle East Eye.
Un poids pour infléchir l’arbitrage des politiques locales
Au cours de la campagne pour les élections municipales en 2020, l’association a mené une opération d’affichage dans les rues de Marseille pour éclairer le public sur la personnalité de colonialistes comme Bugeaud.
Elle propose également des ressources documentaires sur les empreintes de la colonisation, en collaboration avec des groupes de recherche et des institutions patrimoniales, ainsi qu’une « balade dé-coloniale » sur les traces de l’héritage colonial de Marseille.
Des promenades de même type sont organisées, de manière ponctuelle, par d’autres associations à travers la France, comme le Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP), qui a pris l’initiative, en 2019 puis en 2020, de débaptiser symboliquement, à Paris, des rues portant le nom de colonialistes ou d’esclavagistes notoires.
Selon Samia Chabani, la multiplication des actions en faveur de la décolonisation de l’espace public trouve son origine dans « la conscientisation » de la première génération des enfants d’immigrés maghrébins et africains qui ont bénéficié, d’après elle, « d’une transmission dans le mouvement social de l’immigration et d’une sensibilisation autour des personnes rattachées à l’histoire coloniale de la France ».
« Ils sont parfaitement légitimes en tant que Français pour contester l’hommage rendu à ces personnalités dans l’espace public, à l’inverse de leurs parents, des travailleurs immigrés qui n’avaient pas acquis la nationalité française et considéraient les questions de mémoire coloniale comme une affaire franco-française », souligne la présidente d’Ancrages, estimant que le devoir de l’État est de répondre aux aspirations de tous les citoyens.
« Les enfants d’immigrés sont électeurs et éligibles. À ce titre, ils détiennent un poids pour infléchir l’arbitrage des politiques locales sur les questions de mémoire coloniale », ajoute-t-elle.
Les enfants d’immigrés maghrébins et africains de la première génération « sont parfaitement légitimes en tant que Français pour contester l’hommage rendu à ces personnalités dans l’espace public », selon Samia Chabani, présidente d’Ancrages
À Marseille, le paysage urbain est saturé de références à la colonisation. « Un tiers des rues évoque le passé colonial de la France, sans oublier tout le patrimoine statuaire consacré à cette période », observe Samia Chabani.
Elle rappelle que la ville méditerranéenne était l’un des points de départ de la conquête militaire au XIXe siècle et celle qui, d’après-elle, « a le plus porté la propagande coloniale, en comparaison avec Paris par exemple ».
Pour montrer à quel point l’espace public local reste encore très imprégné par cette histoire, un collectif de citoyens militants a publié en septembre 2022 aux éditions Syllepse (petite maison d’édition indépendante) un Guide du Marseille colonial.
L’ouvrage, conçu comme un inventaire, explore les rues, les places et les monuments de Marseille, en faisant croiser au lecteur des militaires, des hommes politiques, des armateurs, des industriels, des scientifiques et des artistes qui ont participé au système de domination coloniale.
« Des choix idéologiques faits par des dominants »
Patrick Silberstein, éditeur chez Syllepse, estime que le livre est d’une grande importance pour montrer que les noms des rues, des établissements scolaires et des statues qui trônent dans l’espace urbain ne sont pas innocents.
« Ce sont des choix idéologiques qui ont été faits par des dominants », décrit-il à MEE. D’après lui, l’inventaire permet de se rendre compte « de l’imprégnation du colonialisme dans l’espace public français ».
Avant Marseille, Syllepse a publié des guides identiques sur d’autres villes, Paris et sa banlieue, Bordeaux et Soisson. La rédaction de l’ouvrage consacré à Paris remonte à 2018. Elle a été inspirée par le développement au même moment aux États-Unis d’un vaste mouvement pour le déboulonnage des statues des généraux confédérés du sud, partisans de l’esclavage pendant la guerre de Sécession.
Aidé par son ami Didier Epsztajn, écrivain et militant anticolonialiste, Patrick Silberstein a recensé 300 noms de rues dans la capitale française qui célèbrent la colonisation, dont la fameuse avenue Bugeaud située dans le 16e arrondissement.
Il y a un an, Laurence Patrice, adjointe communiste à la mairie de Paris en charge des questions de mémoire, avait confié au journal Le Monde qu’elle était favorable à l’idée de débaptiser la rue.
Mais aucune décision n’a encore été prise.
Ailleurs en France, beaucoup de municipalités, de conseils départementaux et régionaux (qui détiennent légalement le pouvoir de nommer les voies et les établissements scolaires publics) hésitent aussi à se débarrasser d’odonymes controversés.
— Claire Schweitzer φ (@SchweitzerClair) November 20, 2022
« Soit les élus estiment que ces problématiques sont secondaires, soit ils agissent de manière délibérée. En me rendant à Neuilly [au nord-ouest de Paris] dernièrement, j’ai remarqué au beau milieu de l’avenue Victor-Hugo une statue du duc d’Aumale [qui a succédé à Bugeaud comme gouverneur de l’Algérie en 1847], avec un panneau expliquant qu’il a fait ses armes en Algérie. C’est ahurissant », s’indigne Patrick Silberstein.
Didier Epsztajn évoque pour sa part le cas de toutes les écoles à qui on a attribué le nom de Jules Ferry, une figure de l’histoire de France qui a défendu « la mission civilisatrice » du système colonial, mais plus connue par le public français pour son rôle dans la promotion de l’école publique.
Bugeaud aussi reste pour certains un grand bâtisseur d’empire, tandis que Jean-Baptiste Colbert, ancien ministre de Louis XIV, à l’origine d’une loi sur la légalisation de l’esclavage au XVIIe siècle, est encore considéré comme un économiste visionnaire.
Solder les comptes du colonialisme
Il y a également le maréchal Joseph Gallieni, honoré pour son rôle pendant la Première Guerre mondiale bien qu’il ait pris part activement à l’expansion de l’empire colonial de la France, ou encore Léon Gambetta, grand républicain et, en même temps, directeur d’un journal financé par de gros propriétaires terriens en Algérie.
« On nous dit souvent que la colonisation et même l’esclavage ont façonné l’histoire de France et qu’il n’est pas possible de les effacer de la mémoire collective. Or ce qu’on demande, ce n’est pas d’effacer quoi que ce soit mais d’arrêter de glorifier ce passé en lui donnant une place dans l’espace public », réclame Patrick Silberstein.
À la suite d’une polémique suscitée en 2020 par des appels au démantèlement de la statue de Colbert près de l’Assemblée nationale à Paris, le président Emmanuel Macron a tranché. « La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statues », a-t-il déclaré.
« Ce qu’on demande, ce n’est pas d’effacer quoi que ce soit mais d’arrêter de glorifier ce passé en lui donnant une place dans l’espace public »
- Patrick Silberstein, auteur du Guide du Paris colonial et des banlieues
L’historien de la colonisation Olivier Le Cour Grandmaison, qui avait participé en février 2021 à la mise en ligne d’une pétition sur le retrait du nom de Bugeaud de l’espace public, estime pourtant nécessaire de solder les comptes du colonialisme.
Dans une conversation avec MEE, il déplore la commémoration odonymique des responsables et des partisans du système colonial et négrier, laquelle représente selon lui « une violence et une discrimination mémorielle à l’égard des populations immigrées et racisées ».
Patrick Silberstein, qui habite près d’Aubervilliers, un quartier du nord de Paris abritant en majorité des familles d’origine immigrée, se dit par exemple choqué qu’un collège de la ville porte encore le nom de Paul Bert, un ministre de la IIIe République qui défendait la supériorité de la race blanche.
« L’établissement doit porter ce nom depuis longtemps mais personne n’a pensé à le débaptiser », constate l’éditeur, indigné.
Son ami, Didier Epsztajn, pense que les non-dits sur la colonisation et les pressions de la droite entravent les initiatives en faveur de la décolonisation de l’espace public. « Sinon, comment expliquer que les noms des collaborateurs du régime nazi ont été supprimés mais pas ceux des colonialistes notoires comme Bugeaud ? », interroge-t-il.
— Basta! (@bastamedia_) October 27, 2022
Pour Samia Chabani, le pouvoir politique détient également une responsabilité dans la préservation des traces de la colonisation dans le paysage urbain, en exerçant une mainmise sur les commissions de toponymie dans les collectivités territoriales.
« Le pouvoir politique a peur de voir ces commissions investies par des personnes de la société civile, des associations, des historiens, des archivistes qui contesteraient plus profondément les noms de rues évoquant le passé colonialiste de la France », déplore la présidente d’Ancrages.
Elle regrette d’ailleurs que le maire de Marseille, Benoît Payan (divers gauche), se soit contenté de débaptiser l’école Bugeaud du 3e arrondissement mais pas la rue qui porte le même nom. Par ailleurs, bien qu’elle ne conteste pas l’attribution du nom d’Ahmed Litim à l’établissement scolaire, Samia Chabani note que le choix émane de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre, un organisme qui dépend de l’État et du service historique de la défense du ministère des Armées.
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