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France : dans les manuels scolaires d’histoire, il est encore question du rôle positif de la colonisation

L’enseignement de l’histoire de la colonisation française est otage d’une grille de pensée. Et sous la pression de la droite et de l’extrême droite, l’écriture du passé impérial de la France pourrait encore plus s’édulcorer
En classe de terminale, la guerre d’indépendance de l’Algérie est associée à l’histoire de la quatrième République dans un chapitre « qui vise [entre autres] à montrer comment la France cesse d’être une puissance coloniale » (AFP)
En classe de terminale, la guerre d’indépendance de l’Algérie est associée à l’histoire de la quatrième République dans un chapitre « qui vise [entre autres] à montrer comment la France cesse d’être une puissance coloniale » (AFP)

L’enseignement de la colonisation française à l’école reste encore problématique. Il comporte une charge idéologique qui travestit parfois les faits ou les occulte.

En témoigne une fiche de révision en histoire, distribuée récemment à des élèves de CM2 d’une école élémentaire, près de Paris, qui attribue à la conquête coloniale française à la fois des conséquences négatives – « appauvrissement des indigènes » et « exploitation des ressources au profit des Européens » – et un effet positif – « construction d’écoles, de routes et de ponts ».

Le même document fait écho au concept de « mission civilisatrice », employé dans la propagande coloniale de la IIIe République, en expliquant que la France avait conquis des territoires en Afrique et en Asie au XIXe siècle pour « propager la civilisation européenne » et « diffuser la religion chrétienne ».

Fiche de révision en histoire destinée aux élèves de CM2 (photo fournie)
Fiche de révision en histoire destinée aux élèves de CM2 (photo fournie)

L’idéologie coloniale justifiait aussi l’occupation par des raisons économiques, précisées dans la fiche de révision (recherche de matières premières et de terres fertiles), qui reconnaît en même temps les pratiques de violence, d’esclavage et de marginalisation des populations colonisées. 

« Je suis affligée mais pas étonnée d’apprendre que cette description de la colonisation avec des points négatifs et positifs existe. Dans le premier degré, les enseignants ne sont pas suffisamment formés en histoire. Pour la plupart, les derniers cours remontent au lycée », réagit auprès de Middle East Eye Laurence De Cock, professeure agrégée d’histoire-géographie et auteure de Dans la classe de l’homme blanc : l’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours, paru en 2018 (Presses universitaires de Lyon).

Dans cet ouvrage, elle développe notamment l’idée que la question de l’articulation entre l’universalisme républicain et la pluralité culturelle a toujours travaillé l’institution scolaire, mais en se reconfigurant ces 40 dernières années pour répondre aux débats sur l’immigration et la mémoire coloniale.

Des débats politiques et non scientifiques

Dans un ouvrage antérieur, Mémoires et histoire à l’École de la République. Quels enjeux ?, coécrit avec les historiens Corinne Bonafoux et Benoît Falaize en 2007, elle déplorait déjà l’existence de cadres de pensée biaisés reprenant la grille du positif/négatif pour illustrer le fait colonial à l’école élémentaire.

« Certains enseignants ont dans la tête des débats politiques et non scientifiques sur la colonisation », explique-t-elle à MEE, en précisant que cette grille de lecture est apparue à la suite de la loi du 23 février 2005 sur la « reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ».

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Ce texte législatif, élaboré sous l’influence des milieux pieds-noirs nostalgiques de l’Algérie française, demandait dans son article 4 « la reconnaissance, par les programmes scolaires en particulier, du rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » et que ceux-ci « accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit [en référence aux harkis] ».

« La loi Mekachera [du nom du ministre délégué aux anciens combattants de l’époque] soulevait le spectre d’une histoire officielle, notamment dans l’article 4, où il était spécifiquement demandé une prise de position en termes éthiques [positif/négatif] du professeur, un jugement de valeur au mépris de tout jugement critique de l’enseignement de l’histoire », déplore l’historienne.

En raison de la contestation qu’il avait suscitée dans les milieux anticolonialistes, l’article de loi controversé a été finalement retiré. Mais pas sans laisser de traces.

« Il est apparu tout à coup qu’il fallait être neutre. C’était une façon de neutraliser le débat dans le premier degré alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de faire du 50 % pour Hitler et 50 % pour les juifs », fait remarquer l’historienne à MEE.

« Il est apparu tout à coup qu’il fallait être neutre. C’était une façon de neutraliser le débat dans le premier degré alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de faire du 50 % pour Hitler et 50 % pour les juifs »

- Laurence De Cock, enseignante en histoire

En campagne pour la présidentielle de 2018, Emmanuel Macron semblait avoir pourtant tranché la question en qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité » et de « vraie barbarie ».

Deux ans après son élection, il avait demandé à l’historien Benjamin Stora de produire un rapport sur les questions mémorielles liées à la colonisation et à la guerre d’Algérie (1954-1962) pour tenter de « décloisonner » des mémoires divergentes et douloureuses entre les deux pays, dans l’objectif d’affirmer « une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algérien » ancrée sur un « travail de mémoire, de vérité et de réconciliation ».

« Moi, je veux la vérité, la reconnaissance, sinon on n’avancera jamais », avait martelé le président français, plus tard lors d’un voyage à Alger en 2022, estimant qu’il fallait regarder l’histoire de la colonisation « avec courage, avec lucidité, avec vérité ».

« La France doit se réapproprier son histoire », explique Benjamin Stora à MEE. « Or on considère encore aujourd’hui que l’histoire de la colonisation est périphérique et ne fait pas partie du récit national. »

Préjugés idéologiques

Dans le rapport qu’il avait remis à Emmanuel Macron, l’historien, qui préside la commission mixte franco-algérienne sur la colonisation et la guerre d’Algérie, affirme notamment qu’« il reste encore beaucoup à faire, notamment au niveau de l’éducation nationale, pour regarder tout le passé colonial de la France ».

Comme Laurence De Cock, il regrette que l’enseignement de l’histoire soit otage d’une grille de pensée qui ne rend pas compte des abjections de la conquête et de l’occupation coloniale (massacres, dépossessions des terres, dépeuplement) ou la lénifie.

En 2019, à Rennes, un devoir d’histoire en classe de CM2 avait créé une grosse polémique en évoquant les bienfaits supposés de la colonisation. Le texte de l’exercice expliquait que l’empire avait « apporté aux populations colonisées la langue française, les soins médicaux » et « développé des trains et des routes ».

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Le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) avait dénoncé « une propagande coloniale insupportable » et le rectorat s’était défendu en affirmant quele texte du devoir avait été « sorti de son contexte et que les effets négatifs de la colonisation [avaient] été également abordés ».

À l’école élémentaire, les instituteurs construisent leurs leçons d’histoire sur la base des programmes élaborés par l’Éducation nationale et puisent les informations dans des manuels proposés par les différentes maisons d’édition qui se partagent le marché du livre scolaire.

Or selon Benjamin Stora, « ces éditeurs ne disent pas tous la même chose sur la colonisation et certains ont des préjugés idéologiques ».

En 2009, soit quatre ans après la loi Mekachera, une enquête sur « la colonisation et la décolonisation dans les apprentissages scolaires de l’école primaire », réalisée sous la direction de Benoît Falaize, pour le compte de l’Institut national de recherche pédagogique (INRP), avait fait état d’un « récit plus ou moins euphémisé de la réalité coloniale » avec « un balancement permanent entre ‘’effets positifs’’ et ‘’effets négatifs’’ ».

Le rapport ajoutait que « les oppositions et les résistances des peuples colonisés ou en voie de décolonisation n’[étaient] que très brièvement évoquées et, d’une certaine manière, très édulcorées ».

« Dans les classes de terminale, la question coloniale est abordée à travers la guerre d’Algérie et le processus de décolonisation alors qu’il faut d’abord étudier les origines en se concentrant sur la pénétration coloniale avec toutes ses conséquences sur les populations colonisées »

- Benjamin Stora, historien

Bien que la colonisation bénéficie, selon Laurence De Cock, d’un meilleur enseignement au collège (en classe de 4e) par des professeurs formés en histoire, l’enseignante regrette que ce chapitre ne soit pas « ancré dans une narration plus globale alors que le fait colonial est un acte fondateur dans l’histoire mondiale depuis le XVIe siècle ».

Au lycée, les questions coloniales sont largement abordées mais diluées dans des thématiques plus vastes, où elles apparaissent comme des séquences secondaires.

En classe de terminale par exemple, la guerre d’indépendance de l’Algérie est associée à l’histoire de la quatrième République dans un chapitre « qui vise [entre autres] à montrer comment la France cesse d’être une puissance coloniale ».

« Dans les classes de terminale, la question coloniale est abordée à travers la guerre d’Algérie et le processus de décolonisation alors qu’il faut d’abord étudier les origines en se concentrant sur la pénétration coloniale avec toutes ses conséquences sur les populations colonisées », observe Benjamin Stora auprès de MEE, en précisant que des événements dramatiques liés à la conquête coloniale (massacres, dépossessions…) sont encore peu évoqués, notamment pour ne pas altérer le récit national.

De son côté, Laurence De Cock considère que la question coloniale fait l’objet d’un rapport de force et « recouvre aujourd’hui des enjeux identitaires très vifs tant du côté de ceux qui se revendiquent comme héritiers de cette douloureuse histoire que de ceux qui appellent à ne pas en dévoiler les faces sombres – la fameuse ''repentance'' – pour protéger une identité nationale fantasmée comme indifférente aux différences culturelles et fondamentalement résiliente ».

Concernant l’avenir, l’historienne se montre assez pessimiste. Elle craint « le retour à une sorte de roman national », sous la pression de la droite et de l’extrême droite, qui occultera, à l’école élémentaire notamment, peut-être complètement l’enseignement de la colonisation.

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