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France : une famille palestinienne vit dans la peur d’être expulsée

Face à la dégradation de la situation à Gaza, la préfecture veut envoyer le couple palestinien et ses trois jeunes enfants en Cisjordanie, en Égypte ou en Arabie saoudite. Des ONG accusent les autorités de manquer d’humanité
Shaden Awad enseigne le français bénévolement dans une association, tandis qu’Ibrahim est vice-président d’un collectif de parents d’élèves dans une crèche (avec leur aimable autorisation)
Par Samia Lokmane à PARIS, France

Arrivés en France il y a huit et six ans avec des visas d’étudiants, Ibrahim et Shaden Awad, jeune couple palestinien originaire de Gaza, vit avec ses trois enfants (de 3, 5 et 7 ans) au Rheu, près de Rennes, sous la menace d’une expulsion.  

Après une demande d’asile rejetée en 2020, ils ont déposé en janvier 2022 auprès de la préfecture d’Ille-et-Vilaine une demande d’admission exceptionnelle au séjour (sur le fondement de l’article L. 435-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile).

Bien qu’ils remplissent les conditions pour l’obtention d’un titre de séjour mention « vie privée et familiale » – plus de cinq ans de présence en France, enfants scolarisés, parfaite maîtrise du français et parfaite intégration sociale, et promesse d’embauche pour Ibrahim –, la préfecture a refusé, le 12 mai 2023, de leur accorder le séjour, assortissant sa décision d’une obligation de quitter le territoire (OQTF).

Ibrahim et Shaden Awad ont fait appel de la décision devant le tribunal administratif de Rennes, mais l’audience programmée le 23 janvier a été reportée à une date ultérieure non précisée.

Dans un mémoire de défense rédigé en prévision de l’audience devant le tribunal administratif, la préfecture a estimé que « s’il est exact que la situation sécuritaire dans la bande de Gaza est très dégradée […] il n’en est pas de même en Cisjordanie, où, si des heurts épars sont constatés, notamment dans le nord-ouest du territoire, la situation est globalement stable, et il paraît concevable que les intéressés puissent s’y installer ».

La préfecture d’Ille-et-Vilaine suggère également que les Ayad s’installent en Arabie saoudite, parce que Shaden est née dans le royaume et qu’il est « probable » qu’elle en détienne la nationalité, ou bien en Égypte.

« Qu’ils en apportent la preuve alors, de cette nationalité saoudienne », demande Ibrahim, indiquant dans une conversation avec Middle East Eye que les Palestiniens de Gaza ne sont pas en outre autorisés par Israël à se rendre en Cisjordanie occupée

De « l’acharnement »

Pour Carole Bohanne, juriste et responsable du MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) à Rennes, la préfecture a fait preuve d’une grande absence d’humanité. « Nous avons été surpris quand ils ont envoyé ce mémoire de défense qui vient expliquer que la situation de la famille ne justifie pas une admission au séjour », dit-elle à MEE.

« Nous ne sommes pas des immigrés économiques. Nous ne sommes pas là pour obtenir des aides mais de la sécurité pour nos enfants. En contrepartie, nous sommes prêts à donner tout ce que nous pouvons pour la France »

- Ibrahim Awad

Avant la préfecture, c’est l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) qui avait rejeté leur demande d’asile, d’abord en 2018 puis en 2020.

« L’OFPRA avait considéré que la bande de Gaza était sécurisée alors que les bombardements ne s’arrêtent jamais », dénonce Ibrahim, dont la maison parentale a été bombardée en 2014 lors d’une offensive israélienne sur la bande côtière.

Avant la guerre actuelle, Israël a mené des attaques militaires prolongées à Gaza en 2008-2009, 2012, 2014 et 2021, tuant des milliers de personnes et exacerbant des conditions de vie déjà difficiles en affectant les infrastructures du territoire.

En 2018, alors qu’il enseignait le français dans un collège de Gaza, Ibrahim Awad avait obtenu un visa pour faire un master de linguistique à l’université de Rennes 2. Deux ans plus tard, Shaden, après avoir reçu un visa similaire, le rejoignait en France avec leur fille d’un an et demi.

« Aujourd’hui encore, cette enfant est suivie par un psychologue compte tenu du traumatisme qu’elle a subi à cause de la guerre », rapporte Carole Bohanne, qui accompagne la famille depuis des années.

C’est d’ailleurs elle et leur avocate, Mélanie Le Verger, qui ont suggéré aux Awad de sortir du silence pour alerter l’opinion publique sur leur sort.

La goutte qui a fait déborder le vase pour la famille est sans aucun doute la mort du jeune frère de Shaden dans un bombardement de l’armée israélienne le 24 décembre dernier.

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« Nous étions invités au dîner de Noël chez des amis français quand nous avons appris la nouvelle. Mon beau-frère a été tué en même temps que 75 personnes dans un quartier où 17 maisons ont été soufflées par les bombes », raconte Ibrahim.

Il y a eu ensuite ce mémoire de défense de la préfecture qui s’apparente, selon Carole Bohanne, à de « l’acharnement » contre la famille. « En plus, dit-elle, l’administration a attendu la veille de l’audience pour faire part de ses arguments, obligeant la défense à solliciter un report d’audience pour examiner le document. »

En parallèle, l’avocate d’Ibrahim et de Shaden Awad a demandé début février à l’OPFRA de réexaminer le dossier du couple en tenant compte de la complexification de la situation à Gaza, où l’offensive israélienne lancée après une attaque sans précédent du Hamas en Israël – lors de laquelle 1 139 personnes ont trouvé la mort et plus de 200 ont été prises en otage et emmenées à Gaza – a coûté la vie à au moins 28 340 Palestiniens, majoritairement des enfants et des femmes.

« Nous ne sommes pas des immigrés économiques. Nous ne sommes pas là pour obtenir des aides mais de la sécurité pour nos enfants. En contrepartie, nous sommes prêts à donner tout ce que nous pouvons pour la France. Nous voulons aussi travailler pour subvenir à nos besoins. Or sans papiers, il est impossible de trouver un emploi », déplore Ibrahim Awad.

Soutiens

Au Rheu, le Palestinien et son épouse ont tissé de nombreuses amitiés au fil des années. Une cinquantaine de personnes ont d’ailleurs rédigé des témoignages pour appuyer leur demande de séjour. Le couple est notamment connu pour son engagement dans la vie communautaire locale.

Shaden Awad enseigne le français bénévolement dans une association, tandis qu’Ibrahim est vice-président d’un collectif de parents d’élèves dans une crèche.

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« Ils sont parfaitement intégrés et ont tous les deux une passion pour la France », affirme Carole Bohanne.

Après la médiatisation de son affaire, la famille a reçu de nombreux soutiens. Une pétition qui s’oppose à son expulsion a été lancée le 11 février, tandis que l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) a publié un communiqué pour dénoncer « le cynisme » de la préfecture qui n’entend pas le désespoir d’une famille vivant « chaque jour dans l’angoisse de perdre un proche à Gaza, où les bombardements intensifs se poursuivent depuis plus de quatre mois ».

Face aux multiples condamnations, l’administration préfectorale a réagi pour affirmer que la demande de réexamen de la demande d’asile du couple suspendait la procédure d’éloignement.

« Mais pour combien de temps ? », s’interroge Ibrahim Awad, qui vit dans la peur d’être renvoyé avec sa famille vers la mort à Gaza.

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