Guerre à Gaza : selon les humanitaires, il faut multiplier le nombre de morts « par trois ou quatre »
Il est un des médecins humanitaires français les plus connus. Il est intervenu sur des terrains de guerre au Tchad, en Ukraine ou encore en Syrie, et a témoigné dans plusieurs médias français pour dire qu’au long de sa carrière, il n’avait « jamais connu cela ».
Raphaël Pitti a pu se rendre dans la bande de Gaza du 22 janvier au 6 février dans le cadre d’une mission médicale à l’hôpital européen, entre Khan Younès et Rafah.
Au micro de Sud Radio, il raconte que « 25 000 Palestiniens venus du nord se sont installés autour de l’hôpital » en pensant être protégés.
« Alors que nous savons, que dans les autres hôpitaux, ils ne l’ont pas été. À Khan Younès, pendant que nous y étions, les Israéliens avaient encerclé l’hôpital al-Nasser, empêchant les gens de rentrer et de sortir, et ils ont enlevé le directeur de l’hôpital et on ne sait toujours pas où est-ce qu’il est », témoignait-il la semaine dernière.
Ce jeudi 15 février, les Israéliens ont commencé à attaquer l’hôpital après l’avoir bombardé.
À la radio mais aussi sur France 24, Raphaël Pitti compare la situation dans la bande de Gaza au ghetto de Varsovie, ce ghetto juif créé par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.
« On voyait ça, dans tous les films documentaires, cette population qui erre, on voyait ces gens dénutris, ces petits métiers… C’est ce que vous voyez là-bas [à Gaza], c’est exactement cette image-là », affirme-t-il.
« On les laisse mourir »
À l’intérieur de l’hôpital, où se trouvent « 900 patients pour 400 lits », le médecin décrit « un chaos épouvantable ».
Il rapporte que dans tous les couloirs, il y a énormément de monde. Des draps sont suspendus aux faux-plafonds pour garantir un peu d’intimité. En plus des besoins primaires (soigner une bronchite, les pathologies chroniques), affluent les blessés des bombardements et des snipers – qui visent essentiellement la tête.
« Comme on n’a pas le temps d’essayer de sauver une jambe, on ampute pour aller au plus vite ou au plus rapide. Et surtout, dans le triage, on laisse mourir les blessés les plus graves […] qui auraient mérité une surveillance […] Toutes les plaies du crâne, on les [les blessés] a laissés mourir, on savait que ça allait être long, qu’il faudrait les mettre en réanimation et qu’il n’y avait pas suffisamment de place. Comme il n’y a pas de morphine, bien évidemment, on les laisse mourir, sans soutien sédatif, comme ça », relate-t-il.
« Des nouveau-nés meurent par hypothermie parce que tout simplement après l’accouchement, les mamans habitent dans des tentes de fortune. Un bébé, si on ne le réchauffe pas, ils meurent dans les quatre ou cinq heures après leur naissance »
- Chems-Eddine Bouchakour, anesthésiste-réanimateur pour PalMed
Imane Maarifi est infirmière. Membre de la branche française de l’ONG PalMed (Palestine Medical), elle aussi s’est rendue pendant deux semaines à l’hôpital européen.
Sur France 24, elle décrit avec émotion « une situation inédite » : les produits de première nécessité qui manquent, les jours de pluie où tout le monde vient s’abriter à l’intérieur de l’hôpital, les enfants qui lui dérobent des gants jetables pour en faire des ballons, le bruit des bombardements qui se rapprochaient.
« J’ai perdu entre les mains des enfants. Mon dernier patient, […] c’est un bébé de 48 heures qui est mort d’hypothermie. »
Une situation sur laquelle revient aussi l’anesthésiste-réanimateur Chems-Eddine Bouchakour, de PalMed, qui a témoigné mardi 13 février à l’Assemblée nationale, devant la délégation de parlementaires qui s’est rendue à Rafah en février 2024 à l’initiative d’Éric Coquerel, député de La France insoumise (LFI, gauche radicale).
« Des nouveau-nés meurent par hypothermie parce que tout simplement après l’accouchement, les mamans habitent dans des tentes de fortune. Un bébé, si on ne le réchauffe pas, ils meurent dans les quatre ou cinq heures après leur naissance, et ça c’est un drame », explique-t-il.
Car si l’on parle régulièrement des victimes directes de la guerre – plus de 28 500 Palestiniens morts dans les bombardements au 15 février –, il faudrait aussi pouvoir ajouter au bilan les victimes indirectes.
« On a perdu en réanimation une maman enceinte. Le bébé est décédé dans son ventre [elle était diabétique et comme elle n’avait plus de traitement, elle a fait un coma acido-cétosique]. On a extrait le bébé et elle est décédée le lendemain matin. On avait besoin d’une surveillance biologique [heure par heure] et on n’a pu obtenir une surveillance que toutes les six heures. »
Des « choix déchirants »
« Il y a aussi les malades qui ne sont plus dyalisés, il n’y a plus de chimio, tous ces patients vont mourir ou meurent mais ne sont pas comptabilisés », souligne-t-elle.
Selon un témoignage recueilli par Nizar Badran, vice-président de l’association PalMed, auprès d’un collègue néphrologue palestinien, les habitants de la bande de Gaza hémodyalisés sont quasiment tous morts.
Le spécialiste insiste sur le fait que le nombre de malades chroniques qui décèdent, à la suite d’une dégradation de leur état de santé, sont nombreux. Il note aussi qu’en plus des pathologies chroniques, se développent les « maladies de la guerre », liées notamment à la sous-alimentation ou aux conditions de vie. C’est le cas de la bronchiolite, qui fait beaucoup de dégâts chez les enfants.
Si tous ces décès étaient comptabilisés, il faudrait multiplier, selon lui, le nombre de morts officiel « par trois ou par quatre ».
« Si c’était à refaire, j’emmènerais du chocolat, du café, beaucoup plus de bonbons que les quatre kilos que j’ai emmenés et j’apporterais du sourire plus que du soin, puisque, au final, à quoi ça sert ? Ils sont tous amputés, ils finissent infectés et ils meurent »
- Imane Maarifi, infirmière pour PalMed
« En termes de moyens matériels, c’est impossible de travailler. Il n’y a pas de drap, pas de champ stérile, pas de compresse », énumère Imane Maarifi en expliquant les « choix déchirants » à faire au quotidien : par exemple, arbitrer sur l’attribution du peu de morphine disponible à un enfant blessé par un éclat d’obus ou à un autre enfant dont la jambe a été arrachée.
« Si c’était à refaire, je n’emmènerais pas de matériel médical, puisque l’impact a été beaucoup trop faible dans mes petites valises. J’emmènerais du chocolat, du café, beaucoup plus de bonbons que les 4 kilos que j’ai emmenés et j’apporterais du sourire plus que du soin, puisque, au final, à quoi ça sert ? Ils sont tous amputés, ils finissent infectés et ils meurent », conclut-elle.
Tous les humanitaires qui témoignent saluent « la dignité » des médecins palestiniens avec lesquels ils ont travaillé dans des conditions extrêmes et font part de leurs inquiétudes quant à l’avenir des enfants de la bande de Gaza.
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