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Hadj : l’Arabie saoudite embauche une société liée à l’Indien Modi pour traiter les candidatures

La colère gronde parmi les musulmans qui craignent que cet accord lucratif enrichisse les militants indiens du BJP, dont l’islamophobie a été largement signalée
Des musulmans prient autour de la Kaaba, site le plus saint de l’islam, dans l’enceinte de la Grande Mosquée de La Mecque, en Arabie saoudite, le 9 avril 2022 (AFP)
Par Azad Essa

Middle East Eye est en mesure de révéler que la société chargée de centraliser et faciliter les demandes de pèlerins occidentaux souhaitant effectuer le hadj compte au moins un investisseur ayant des liens étroits avec le gouvernement indien.

La semaine dernière, les autorités saoudiennes ont annoncé que les aspirants pèlerins d’Australie, d’Europe et des États-Unis devraient demander leurs visas via le portail gouvernemental Motawif, initiative destinée à contrer les « fausses » agences de voyages.

Selon le nouveau processus, les personnes sélectionnées gagneront leur place grâce à un système de « loterie automatisée », après quoi elles pourront réserver et payer leur transport et leur hébergement directement via le portail du gouvernement saoudien.

Prashant Prakash (deuxième rangée, extrême droite) rencontre le Premier ministre indien Narendra Modi dans la capitale New Delhi, le 17 décembre 2021 (document du gouvernement indien)
Prasanth Prakash (deuxième rangée, extrême droite) rencontre le Premier ministre indien Narendra Modi dans la capitale New Delhi, le 17 décembre 2021 (document du gouvernement indien)

Les autorités saoudiennes ne se sont pas étendues sur les raisons qui les ont poussées à prendre cette décision si près de cette édition du hadj. Néanmoins, une enquête de MEE révèle qu’une personne qui a contribué à faciliter plusieurs millions de dollars d’investissements dans Traveazy, la société basée à Dubaï qui a été engagée en exclusivité pour traiter les demandes occidentales par l’intermédiaire de Motawif, a des liens avec le Premier ministre indien Narendra Modi et son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP).

Prasanth Prakash, associé de la société de capital-risque Accel India, siège au Conseil consultatif national des startups de l’Inde depuis 2020 et, en 2021, est devenu le conseiller politique et stratégique de Basavaraj Bommai, ministre en chef du gouvernement dirigé par le BJP au Karnataka et allié clé de Modi.

Selon Accel, c’est Prakash qui a conduit la société de capital-risque à s’associer à deux autres opérations lorsqu’elle a investi collectivement 7 millions de dollars dans Traveazy en 2016, alors que la société indienne commençait à construire sa filiale Holidayme et, plus tard en 2018, Umrahme, une société dirigée par Mohammed MS ben Mahfouz.

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En 2018, Accel faisait partie d’un consortium de cinq partenaires ayant investi 16 millions de dollars supplémentaires dans Traveazy, cofondée par les ressortissants indiens Geet Bhalla et Digvijay Pratap.

MEE a sollicité une réaction de Bhalla, le PDG de Traveazy, mais n’avait pas obtenu de réponse au moment de la publication.

Selon Forbes, Umrahme est désormais « l’une des trois seules entreprises autorisées par le ministère du Hadj et de la Oumra à vendre des produits oumra à des agences de voyages mondiales. En 2020, elle était classée 5e dans la liste Forbes des 50 startups les plus financées du Moyen-Orient ».

Scandaleux et dangereux

Plusieurs militants indiens trouvent ces révélations préoccupantes. Nabiya Khan, qui vit dans la capitale New Delhi, assure à MEE que la décision de l’Arabie saoudite de sous-traiter le processus de demande à une société ayant des liens avec le BJP est « scandaleuse » et « dangereuse ».

Nabiya Khan rapporte que le gouvernement du Karnataka dirigé par le BJP est au cœur de plusieurs politiques contre les musulmans, y compris des restrictions sur le hijab (voile) et l’adhan (appel à la prière).

« Les musulmans du Karnataka sont sans cesse attaqués par le BJP. Nous avons également vu le ministre en chef du Karnataka, Basavaraj Bommai, encourager l’ingérence de droite dans les mariages interconfessionnels et le harcèlement des couples interconfessionnels, où les musulmans font l’objet de violence directe », explique-t-elle.

« Les données personnelles des musulmans qui ont postulé via le portail pourraient facilement se retrouver entre de mauvaises mains », déplore Nabiya Khan.

« Il est regrettable que les nations musulmanes confient des informations aussi sensibles et de l’argent à des personnes dont l’argent finira par encourager la persécution des musulmans en Inde », ajoute-t-elle.

« D’un côté, l’Arabie saoudite condamne les remarques controversées des dirigeants du BJP sur le prophète Mohammed et, de l’autre, ils font affaire avec de telles organisations. Sont-ils réellement ignorants ou ne se soucient-ils tout simplement pas des musulmans alors que le programme antimusulman du BJP est si clair pour tout le monde ? » 

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Syed Abdahu Kashaf, militant des droits sociaux et civils à Hyderabad, déclare à MEE que cela signifierait que l’Arabie saoudite a de fait « invité des individus qui n’ont aucun droit d’être impliqués dans un espace très sacré pour les musulmans ».

Ni le ministère saoudien du Hadj et de la Oumra, ni le consulat saoudien à New York n’ont répondu à nos sollicitations.

L’État du Karnataka, dans le sud de l’Inde, est considéré comme la capitale des startups de l’Inde, et Prasanth Prakash est un pilier du secteur.

Ce dernier a cofondé la branche indienne d’Accel en 2008 et est reconnu pour avoir contribué à faciliter l’écosystème des startups impliquant le gouvernement et le secteur privé au Karnataka. 

En 2020, il a salué l’utilisation de la technologie par Modi dans la réponse de l’Inde face au covid-19 et a salué les « politiques progressistes et l’engagement inébranlable » du dirigeant indien envers les startups technologiques indiennes.

La réponse de l’Inde face au covid est considérée comme un échec par de nombreux experts, et l’OMS estime qu’environ 4,7 millions d’Indiens pourraient être morts de la pandémie à ce jour. Le gouvernement indien rejette le bilan de l’OMS.

En décembre 2021, Prakash était l’un des nombreux investisseurs en capital-risque invités à une table ronde sur les startups du pays, qui se déroulait à la résidence de Modi. Ce dernier a été surnommé le « Premier ministre des startups » et salué par les entrepreneurs technologiques, tandis que sa chaîne YouTube officielle a publié un clip de Prakash saluant Modi pour son travail sur les startups agricoles.

« C’était une excellente occasion d’interagir avec le Premier ministre. J’ai présenté l’idée que c’était le moment d’encourager les startups agricoles. [Modi] a clairement eu la même vision », déclarait Prakash.

MEE a sollicité une réaction de Prakash, mais n’avait pas obtenu de réponse au moment de la publication.

Autoritarisme numérique

Suchitra Vijayan, directrice générale de l’ONG The Polis Project à New York, indique à MEE que l’industrie de la technologie est un exemple de la façon dont la haine contre les musulmans peut franchir les frontières.

Accel est un investisseur de longue date dans des startups israéliennes, la société aurait investi plus de 350 millions de dollars dans le pays entre 2002 et 2016. 

« L’une des dimensions de l’autoritarisme est le capitalisme de surveillance et comment cela alimente la façon dont on dissèque et collecte les données de chaque individu », souligne Vijayan.

« Je pense que l’autoritarisme numérique est étroitement lié au capitalisme de surveillance. L’idée est d’interroger constamment la population, de documenter ses activités et d’avoir le contrôle sur tout ce qu’elle fait. »

« L’idéologie hindutva [hindouïté] et la haine enragée qu’ils ont pour les musulmans et les autres est un phénomène mondial. Le sectarisme est une grande entreprise et il y a des gens qui gagnent de l’argent avec ce sectarisme et cette violence », ajoute-t-elle.

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La collaboration entre l’Inde et les Émirats arabes unis s’est accélérée ces dernières années en raison de l’approfondissement des liens géostratégiques ainsi que des relations économiques et commerciales entre les deux pays.

En janvier, l’Inde et les Émirats arabes unis ont signé un protocole d’accord pour lancer le « corridor de startups entre l’Inde et les Émirats arabes unis », avec l’intention déclarée de construire un écosystème de startups entre les deux pays.

Deux mois plus tard, Accel a annoncé qu’elle investirait 650 millions de dollars dans la scène des startups indiennes.

Mardi, les États-Unis ont annoncé un sommet de quatre pays avec l’Inde, Israël et les Émirats arabes unis lors de la visite du président Joe Biden dans la région le mois prochain.

Un responsable de la Maison-Blanche qualifie cette rencontre d’« engagement unique » et annonce que les dirigeants discuteront de la sécurité et des « domaines de coopération d’un hémisphère à l’autre, où les Émirats arabes unis et Israël sont d’importants centres d’innovation ».

Depuis que l’Arabie saoudite a annoncé ses changements au processus de sélection du hadj, on dénombre plusieurs incidents concernant les pèlerins occidentaux.

Vendredi dernier, des candidats au hadj ont déclaré être bombardés de spam après s’être inscrits sur le site, faisant naître des inquiétudes quant à la confidentialité et au vol de données – d’autant plus que la société ne spécifie pas sa politique de protection des données sur son site.

Lundi, le site de Motawif a connu des difficultés techniques pour recevoir les demandes et a fini par planter alors que des millions de personnes visitaient le portail.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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