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Les sept mots les plus inattendus du Dictionnaire de la guerre d’Algérie

Déjà présenté comme un livre de référence, cet ouvrage collectif propose de traiter le dernier épisode de la période coloniale française sous toutes ses facettes
Les troupes françaises se préparent à entrer dans le maquis de la région de Nedroma, commune de la wilaya de Tlemcen dans l’ouest algérien, le 27 avril 1956 lors d’opérations militaires, pendant la guerre d’Algérie (AFP/Jacques Grévin)
Par MEE

On y trouve des personnalités historiques, des dates, des noms communs, des lieux… Le Dictionnaire de la guerre d’Algérie, publié en mars chez Gallimard, « par son ambition et sa richesse exceptionnelles, répondra aux légitimes attentes de tous ceux qui, sur les deux rives de la Méditerranée, n’aspirent qu’à mieux comprendre l’histoire complexe de cette guerre », promet Jean-Luc Barré, à la tête de la collection Bouquins.

Dirigé par les historiens Tramor Quemeneur, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault, l’ouvrage a rassemblé historiens et chercheurs de différents horizons, de convictions diverses et parfois opposées.

Middle East Eye  a sélectionné six entrées insolites qui disent toute la variété des thèmes abordés dans ce dictionnaire consacré à la guerre d’Algérie (1954-1962).

Amours et sexualités

Dans cette guerre où l’armée vise l’ensemble de la population et cherche à atteindre les combattants à travers leur entourage (famille, village, quartier…), l’historienne Raphaëlle Branche a analysé en pionnière les pratiques des soldats français.

Ils ajoutent aux viols une panoplie de gestes profanant l’intimité des corps, surtout féminins mais pas seulement, lors des séances de torture (dénudement systématique, électricité sur le sexe et les tétons, supplice de la bouteille) ou des fouilles domiciliaires (passage de la main entre les jambes des femmes pour vérifier leur sexe ou voir s’il est épilé, signe d’une relation avec leur époux).

En réaction, des Algériennes se souviennent que leurs familles cherchaient à les mettre à l’abri des troupes. L’histoire de Mohamed Garne, auteur de Français par le crime, j’accuse ! né des viols répétés de sa mère détenue dans une unité militaire, dévoile le sort cruel de cette jeune fille de 16 ans, traitée en esclave sexuelle.

Florence Beaugé : « Le viol reste un non-dit de la guerre d’Algérie »
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Outre les pratiques, l’histoire repère les représentations anciennes à l’œuvre : assimilation de la colonisation à une forme de conquête virile, érotisation des Algériennes dans la continuité des clichés orientalistes, perception des hommes comme des « brutes dominatrices » ou des « éphèbes décadents », selon les termes de Catherine Brun et de Todd Shepard, qui ont dirigé l’ouvrage collectif Le Sexe outragé, sans compter que la psychiatrie coloniale leur prête des penchants criminels. […]

Dans l’historiographie des guerres, toutefois, telle qu’elle s’est développée pour les deux conflits mondiaux, l’étude des amours accompagne celle des sexualités.

De ce point de vue, toute guerre est synonyme d’empêchements et de contrôles, de contrariétés et de reconfigurations. Les bouleversements liés à la guerre doivent cependant être saisis à l’aune des normes en vigueur dans les sociétés concernées.

En Algérie, où les mariages arrangés par les familles sont la norme, les chefs de maquis régulent les relations entre hommes et femmes. Ils autorisent les mariages et sanctionnent ceux célébrés sans leur accord, réglementent les relations entre époux, tolèrent parfois les viols, voire en rendent les femmes responsables. Certaines l’ont payé de leur vie.

Dans le film Les Parapluies de Cherbourg, une jeune femme enceinte de son fiancé parti en Algérie se résigne à épouser un autre homme face au déshonneur : une capture des effets de la guerre sur les relations amoureuses, dans cette France corsetée que mai 1968 n’a pas encore fait bouger (Ciné Tamaris)
Dans le film Les Parapluies de Cherbourg, une jeune femme enceinte de son fiancé parti en Algérie se résigne à épouser un autre homme face au déshonneur : une capture des effets de la guerre sur les relations amoureuses, dans cette France corsetée que mai 1968 n’a pas encore fait bouger (Ciné Tamaris)

Il manque cependant un tableau global des effets de la guerre sur les relations amoureuses, dans cette France corsetée que mai 1968 n’a pas encore fait bouger.

Les exemples abondent néanmoins. Raphaëlle Branche aborde un peu la question dans Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? tandis que Fabien Deshayes et Axel Pohn-Weidinger ont publié dans L’Amour en guerre la correspondance entre un époux envoyé en Algérie et sa femme, devant affronter seule une grossesse particulièrement difficile (Bayard, 2017).

Dans le film Les Parapluies de Cherbourg (1964), une jeune femme enceinte de son fiancé parti en Algérie se résigne à épouser un autre homme face au déshonneur. Il arrive aussi que des métropolitaines suivent leur mari ou fiancé sur place où peuvent naître leurs enfants, telle l’écrivaine Brigitte Giraud (Un loup pour l’homme).

Comme l’imagine par ailleurs Laurent Mauvignier dans Des hommes, les relations entre soldats et Françaises d’Algérie sont facilitées par le partage de normes sociales et culturelles.

Il y aurait aussi à restituer, dans un contexte de détentions multipliées, les conceptions arrachées à la surveillance des parloirs, à raconter comment les engagements, tout en radicalité, ont bouleversé les couples. […]

Le sujet des relations amoureuses gagnerait à être pris systématiquement pour objet d’études de part et d’autre de la Méditerranée.

Animaux

Si les animaux ont fait l’objet de recherches dans le cas d’autres conflits, force est de constater que ce champ est encore largement à creuser dans le cas de la guerre d’indépendance algérienne.

Pourtant, les animaux ont été largement concernés par ce conflit, comme auxiliaires et comme victimes des hommes.

Certains animaux domestiques ont tout d’abord été d’utiles auxiliaires des hommes, comme lors des autres conflits mais aussi avec quelques spécificités.

L’armée française a ainsi utilisé environ 7 500 chiens, répartis dans des chenils militaires à Mostaganem et surtout à Beni-Messous, et disséminés dans des unités cynophiles partout en Algérie. Là, ils pouvaient servir à garder les installations militaires ou à retrouver les mines déposées par l’Armée de libération nationale (ALN).

Des soldats français patrouillent avec des chiens de la police, à Alger, le 13 décembre 1960 (AFP/Jean-Claude Combrisson)
Des soldats français patrouillent avec des chiens de la police, à Alger, le 13 décembre 1960 (AFP/Jean-Claude Combrisson)

Les chiens ont aussi été utilisés pour détecter ou pour pister les combattants de l’ALN. Parmi les chiens pisteurs, le plus connu du conflit est Gamin, un berger allemand du chenil de Beni-Messous, qui a protégé le corps de son maître mort dans un accrochage à Barral, le 29 mars 1958, et qui a été lui-même grièvement blessé.

Mort le 23 novembre 1960, une stèle lui est élevée au Centre national d’instruction cynophile de la gendarmerie (CNICG).

Enfin, les premiers essais de dressage de chiens détecteurs d’explosifs ont été réalisés durant le conflit algérien, pour tenter de déjouer les attentats du Front de libération nationale (FLN).

Du côté algérien, les chiens étaient au contraire très craints. D’une part, les chiens étaient des vigies très efficaces, qui pouvaient prévenir les déplacements des combattants. De ce fait, le FLN a obligé la population algérienne à tuer les chiens pour ne pas être repérés.

L’ALN tuait également les chiens des Européens d’Algérie avant d’attaquer leurs maîtres. Les chiens militaires étaient bien entendu également visés. Ceux-ci étaient, d’autre part, très redoutés par la population et les combattants algériens : ils pouvaient blesser et tuer.

Par ailleurs, l’armée française a également eu recours aux chevaux. Elle a même renforcé leur utilisation, délaissée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Ainsi, deux escadrons de spahis algériens (corps de cavalerie) se sont ajoutés aux deux préexistants, avant d’être transformés en régiments. Des unités supplétives montées ont également été créées. Le renforcement de l’usage des chevaux tient à ce que ceux-ci étaient supposément mieux adaptés à la montagne que les blindés. […]

Des combattants algériens de l’ALN à cheval, en mai 1955 (AFP)
Des combattants algériens de l’ALN à cheval, en mai 1955 (AFP)

Dans les territoires du sud, c’est surtout le dromadaire qui a été utilisé. Après une réorganisation des compagnies méharistes en 1947, il en restait ainsi cinq montées, basées à Adrar, Tindouf, Tamanrasset, Fort-Polignac et El Oued.

Celles-ci pouvaient comprendre jusqu’à plus de 70 dromadaires méhari, animaux de selle originaires du centre du Sahara algérien. Les méharistes devaient pourvoir eux-mêmes aux besoins de leurs animaux.

De son côté, l’ALN a également utilisé des dromadaires, surtout pour le transport d’armes et de matériels (notamment depuis la Tunisie et la Libye).

Mais les caravanes sont des cibles faciles. Ainsi, le 15 octobre 1957, 63 méharistes désertent près de Timimoun avec plus de 200 dromadaires. Les déserteurs sont repérés et pris pour cible par des avions de chasse. Il ne reste finalement plus que dix-huit bêtes en vie, avant les combats qui deviendront la « bataille de l’Erg ».

Pour les transports de matériel, les combattants algériens utilisaient aussi des ânes. Repérables, ils devenaient également des cibles aisées lors d’un accrochage. Les ânes étaient aussi appréciés par les soldats français, qui s’en servaient comme animaux de compagnie, de corvée, mais aussi comme mascottes.

Souffrant de mauvaise réputation, ils pouvaient être moqués et servir d’amusement. D’autres animaux ont servi de mascottes : chiens, chats, fennecs, caméléons… Ces derniers ont souvent été abandonnés au moment du départ des soldats, parfois avec émotion.

Bandes dessinées

Plus d’une centaine de bandes dessinées concernant l’Algérie coloniale et la guerre d’Algérie ont été éditées. Pendant la guerre elle-même, le 5e bureau de l’armée française a ainsi diffusé plusieurs planches et strips dessinés.

La planche intitulée « Le rêve du petit Mohamed » raconte sur le mode des images d’Épinal la vie d’un petit garçon algérien de 10 ans qui va à l’école depuis deux ans grâce à l’armée française et rêve d’aller dans un centre d’apprentissage.

Le strip « Ferme ta gueule » incite les soldats à ne pas parler à la terrasse des cafés, afin de ne pas tomber dans des embuscades. Ces deux exemples ne comportent pas de phylactère [bulle] mais des récitatifs, à l’instar des anciens illustrés.

Quelques éléments dessinés ont également existé du côté algérien, mais c’est sans commune mesure avec la presse française qui a publié de nombreux dessins et strips, favorables à l’« Algérie française » et au gouvernement (Jacques Faizant) ou critiques vis-à-vis de la guerre (Jean Effel).

De nouveaux caricaturistes, qui ont participé au conflit et en reviennent très opposés, émergent aussi. C’est le cas de Cabu et de Georges Wolinski. Siné, quant à lui, est déjà au travail et publie dans L’Express. Néanmoins, il n’existe aucune bande dessinée à part entière au cours du conflit : la censure peut réfréner des velléités de publication, et certains auteurs ont peut-être préféré s’abstenir de prendre position ou de raconter des histoires sur des événements en cours qui divisent la société française.

Il faut même attendre le début des années 1980 pour que le premier album entièrement dédié à la guerre d’Algérie sorte. Il s’agit d’Une éducation algérienne de Guy Vidal et d’Alain Vignon. Cet album est inspiré du parcours de Guy Vidal, appelé au service militaire de 1960 à 1962.

Couverture d’Une éducation algérienne de Guy Vidal et d’Alain Vignon, aux éditions Dargaud (capture d’écran)
Couverture d’Une éducation algérienne de Guy Vidal et d’Alain Vignon, aux éditions Dargaud (capture d’écran)

Dès lors, le nombre de bandes dessinées commence à croître sur la guerre d’Algérie : nous en dénombrons quatre de 1985 à 1989, puis cinq de 1990 à 1994 et encore cinq de 1995 à 1999. Les albums de Farid Boudjellal, Petit Polio (Soleil, 1998 et 1999), reviennent sur l’enfance de l’auteur franco-algérien à Toulon, sur fond de prise de conscience de la guerre, de la répression des immigrés algériens en France, du racisme et des séquelles psychologiques de la guerre.

Les deux albums Azrayen’ de Franck Giroud (lui-même fils d’appelé du contingent) et de Christian Lax (Dupuis, 1998 et 1999) plongent au contraire au cœur du conflit, en suivant une enquête consécutive à la disparition du lieutenant Messonnier et de ses hommes. Ces deux albums sont solidement documentés (jusque dans les dialogues transcrits en tamazight) et suivent une enquête nerveuse, violente, jusqu’au dénouement.

Le grand chantier qui est lancé à cette période est la suite des Carnets d’Orient de Jacques Ferrandez, d’origine pied-noire. […]

Depuis le début des années 2000, le nombre de bandes dessinées concernant peu ou prou la guerre d’indépendance s’accroît progressivement. Nous en comptons neuf de 2000 à 2004, 25 de 2005 à 2009 et une quarantaine de 2010 à 2014. Depuis, le rythme a quelque peu diminué, mais les sorties sont régulières (treize de 2015 à 2019), avec des pics au moment des dates anniversaires.

Farid Boudjellal continue aussi sa série avec deux nouveaux albums autobiographiques : Mémé d’Arménie et Le Cousin harki. La mémoire de la guerre d’Algérie apparaît aussi dans une autre série de quatre albums de Manu Larcenet, Le Combat ordinaire, au sein de laquelle le protagoniste (sorte d’alter ego de l’auteur) sympathise avec un voisin qui s’avère avoir un passé tortueux avec la guerre.

Israël

Durant la guerre d’Algérie, l’État d’Israël renforce sa collaboration – déjà importante – avec la France, notamment dans le domaine du renseignement militaire, contre l’Égypte, mais aussi, à l’échelle algérienne, contre les groupes indépendantistes.

Israël n’en tira cependant pas avantage, en termes migratoires. Ayant reçu en 1957 la garantie qu’ils ne verraient pas leur appartenance collective à la nation française remise en cause en cas d’indépendance, les juifs d’Algérie restent peu sensibles aux appels des organisations sionistes. […]

Benjamin Stora : « Il faut revisiter le passé pour se réapproprier l’histoire longue des juifs d’Orient »
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La faible attraction des juifs d’Algérie pour Israël s’explique par leur appartenance au secteur « européen » de la société coloniale, par la protection sociale que leur offre le statut de rapatrié en France, comme par les difficultés d’insertion des populations dites « orientales » en Israël, réinstallées dans ses espaces périphériques et socialement défavorisés.

Par ailleurs, si aucun lien diplomatique n’est créé entre l’Algérie et Israël après 1962, la collaboration avec la France se relâche sous les coups de la politique arabe de De Gaulle, jusqu’à la rupture provoquée par la guerre de 1967.

Pétrole

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’Algérie a produit de très faibles quantités de pétrole. Les conditions d’une recherche active se mettent en place dès 1945, mais la réticence des responsables freine la prospection.

Le premier forage, dans le Mzab (centre), fait naître des espoirs, mais les suivants se révèlent infructueux, en dépit du recours à des techniques de pointe.

La guerre d’Algérie a commencé depuis quinze mois lorsque, le 11 janvier 1956, le pétrole jaillit à Edjeleh, près de la frontière libyenne, sur un chantier de la Compagnie pour la recherche et l’exploitation du pétrole saharien (CREPS), filiale de la Régie autonome des pétroles (RAP).

Des techniciens du Compagnie pour la recherche et l’exploitation du pétrole saharien (CREPS) près d’un puits à Edjeleh, à 250 km au sud d’In Salah, près de la frontière libyenne, le 29 mai 1956 (AFP/Pierre Bonnin)
Des techniciens du Compagnie pour la recherche et l’exploitation du pétrole saharien (CREPS) près d’un puits à Edjeleh, à 250 km au sud d’In Salah, près de la frontière libyenne, le 29 mai 1956 (AFP/Pierre Bonnin)

Le 15 juillet, le phénomène se renouvelle pour la Société nationale de recherches et d’exploitation du pétrole en Algérie (SN-Repal), sur l’important gisement d’Hassi Messaoud, à 75 kilomètres à l’ouest de Ouargla (centre-est).

Les gisements gaziers de Hassi R’mel, entre Ghardaïa et Laghouat, alors considérés comme les plus importants du monde, sont atteints en novembre.

Ces découvertes pourraient assurer à la France son autonomie énergétique. La crise de Suez vient de souligner sa dépendance à l’égard du Moyen-Orient, qui fournit alors 85 % de ses importations de brut. Le blocage du canal et celui des oléoducs syrien et libanais qui desservent les gisements irakiens ont obligé les autorités à instaurer quelques mois de rationnement.

Selon les experts, le pétrole du Sahara pourrait couvrir le quart des besoins nationaux dès 1959, et garantir l’autosuffisance peu après 1970. Grâce à un code particulièrement favorable, les capitaux français détiennent près de 80 % du domaine minier algérien, avec une prépondérance des entreprises publiques (SN-Repal, CREPS) sur les entreprises privées.

Des ouvriers travaillent à la construction d’un bâtiment à Edjeleh, à 250 km au sud d’In Salah, près de la frontière libyenne, en mars 1957 (AFP)
Des ouvriers travaillent à la construction d’un bâtiment à Edjeleh, à 250 km au sud d’In Salah, près de la frontière libyenne, en mars 1957 (AFP)

Ces découvertes paraissent aussi très importantes pour l’avenir de l’Algérie en guerre. Il apparaît en effet aux dirigeants français que le combat pour le développement est inséparable de l’action militaire pour amarrer définitivement l’Algérie à la France, en apportant la prospérité à des populations que la misère rend sensibles à la propagande du FLN. […]

La guerre qui se déroule au Nord épargne à peu près totalement les exploitations. La tentative pour ouvrir un « front saharien » s’est traduite par un échec de l’ALN, après des combats menés par le 3e RPC du lieutenant-colonel Marcel Bigeard dans le Grand Erg occidental aux environs de Timimoun, et le 1er Régiment étranger de parachutistes du lieutenant-colonel Jeanpierre à l’ouest de Biskra (fin octobre-fin décembre 1957).

Par la suite, l’ALN n’a guère pu tenter sérieusement de saboter des installations d’ailleurs efficacement surveillées, jusqu’au moment où ses chefs ont pris conscience de la nécessité de ne pas toucher à une ressource précieuse pour l’Algérie indépendante.

La question pétrolière est un point important des discussions sur l’indépendance. Les responsables français ont très sérieusement envisagé de conserver le Sahara, jugé autonome des autorités turques avant 1830, puis conquis, organisé et mis en valeur assez indépendamment de l’Algérie du Nord.

Les responsables français ont très sérieusement envisagé de conserver le Sahara. Mais les nationalistes, qui réclament l’intégrité du territoire, organisent en juillet 1961 des manifestations contre la partition de l’Algérie

Cette argumentation est insupportable aux nationalistes, qui réclament l’intégrité du territoire et organisent en juillet 1961 des manifestations contre la partition de l’Algérie.

Aussi le général de Gaulle se convainc que le maintien de la souveraineté française sur le Sahara compromet l’aboutissement de négociations rapides. Dans sa conférence de presse du 5 septembre 1961, il n’exige plus que la « libre exploitation du pétrole et du gaz que nous avons découverts et que nous découvririons ».

Le règlement s’effectue sur cette base, comme le précise la « déclaration générale », complétée par une « déclaration de principes sur la coopération pour la mise en valeur des richesses du sous-sol du Sahara », incluse dans les déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 (dites « accords d’Évian »).

Ce texte maintient les dispositions du Code pétrolier saharien pour tous les titres miniers accordés avant l’indépendance.

Il prévoit la continuité et la prépondérance des compagnies françaises, avec le droit de vendre et de disposer librement de leur production, la garantie des conditions établies en matière fiscale et, pendant une durée de six ans, la priorité en matière d’attribution de permis.

La coopération franco-algérienne doit être assurée par la création d’un organisme, successeur de l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS), qui prend en charge l’entretien et le développement des infrastructures.

Le chef de la délégation française et ministre d’État chargé des Affaires algériennes Louis Joxe (au centre) entouré de Robert Buron (à gauche), ministre des Travaux publics et des Transports, et Jean de Broglie (à droite), secrétaire d’État chargé du Sahara et de l’Outre-mer, défile devant l’Hôtel du parc d’Évian le 16 mars 1962, deux jours avant la signature des accords d’Évian pour mettre fin à la guerre d’Algérie (AFP)
Le chef de la délégation française et ministre d’État chargé des Affaires algériennes Louis Joxe (au centre) entouré de Robert Buron (à gauche), ministre des Travaux publics et des Transports, et Jean de Broglie (à droite), secrétaire d’État chargé du Sahara et de l’Outre-mer, défile devant l’Hôtel du parc d’Évian le 16 mars 1962, deux jours avant la signature des accords d’Évian pour mettre fin à la guerre d’Algérie (AFP)

Il dispose aussi d’un droit de regard sur les textes administratifs et législatifs édictés par l’État algérien en matière minière. Un organisme franco-algérien mixte et paritaire est chargé de coordonner l’exploitation et de donner un avis sur les demandes de nouveaux permis.

Enfin, il est prévu que les transactions portant sur les hydrocarbures algériens se feront en francs, devise qui servira aussi à payer les redevances dues par les compagnies à l’État algérien, ce qui est favorable à la balance des paiements français.

Dans ces conditions, le pétrole algérien, qui représentait le tiers de l’approvisionnement français en 1963, en constitue encore plus du quart en 1970 (en 1967, environ 20 millions de tonnes, sur une consommation qui dépasse alors les 70 millions).

Cette situation dure jusqu’en 1971, en dépit d’une renégociation plus avantageuse pour les Algériens en 1965. Les deux États ne trouvent plus alors dans la coopération de bénéfices suffisants.

Les Français jugent excessives les conditions des Algériens et préfèrent diversifier leur consommation, tandis que les Algériens désirent prendre le contrôle total de leurs richesses.

La nationalisation des intérêts français intervient en 1971. L’État algérien prend alors une participation majoritaire dans le capital des sociétés. La France devient un partenaire de l’État algérien parmi d’autres. Les sociétés françaises opèrent désormais en Algérie sans privilège particulier. La configuration mondiale du marché des hydrocarbures détermine désormais les engagements réciproques.

Philatélie

Les timbres représentent un autre lieu de mémoire, ou plus précisément un objet porteur de mémoires de la guerre d’indépendance algérienne.

Dès la guerre elle-même, les timbres et marques postales ont été le vecteur de messages. Par exemple, des oblitérations mécaniques officielles pro-Algérie française ont été apposées sur des enveloppes dès 1956, sans que l’on sache si elles étaient tolérées par l’administration.

De même, en 1957, des vaguemestres militaires ont apposé des cachets sur les enveloppes favorables à l’« Algérie française ». Des flammes officielles sont également inscrites sur les enveloppes fin 1959 et contiennent des messages de prévention à destination des soldats. Elles étaient apposées sur le courrier que les soldats envoyaient : ils ne les voyaient donc pas, au contraire des familles qui s’inquiétaient.

Timbre « Tous frères » montrant deux infirmières, l’une d’origine algérienne, l’autre européenne, devant l’hôpital Verdun d’Alger (WikiTimbres)
Timbre « Tous frères » montrant deux infirmières, l’une d’origine algérienne, l’autre européenne, devant l’hôpital Verdun d’Alger (WikiTimbres)

Des timbres cherchent également à promouvoir un sens de fraternité ou d’entraide. Un timbre est émis en juin 1958 en faveur du « Secours aux enfants », et un autre intitulé « Tous frères » montre deux infirmières, l’une d’origine algérienne, l’autre européenne, devant l’hôpital Verdun d’Alger.

D’autres marques et timbres vantent le développement de l’Algérie, par exemple avec la commémoration en 1959 du jaillissement du pétrole à Hassi Messaoud. Les événements du 13 mai 1958 ont fait l’objet de plusieurs commémorations dès la guerre d’Algérie, notamment avec des surcharges sur les timbres réalisées en décembre 1961 et janvier 1962, portant « Algérie française. 13 mai 1958. OAS ». La mention du 13 mai 1958 manifeste une réappropriation de cette date par l’OAS [Organisation de l’armée secrète] pour qui de Gaulle a trahi les espoirs de ceux qui l’avaient alors appelé au pouvoir pour garder l’Algérie française.

Des timbres français sont surchargés des lettres « EA » (pour État algérien) jusqu’à début 1963. Le premier timbre algérien sort le 1er novembre 1962 au profit des enfants de chouhadas (martyrs). Un spectaculaire renversement de tendance s’opère alors.

Alors qu’auparavant il n’existait que quelques cachets du FLN et du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), et évidemment aucun timbre algérien, les timbres français font désormais peu référence à cette période au contraire des timbres algériens. […]

Timbre émis en 1987 en France à l’occasion du rassemblement mondial des pieds-noirs à Nice (capture d’écran)
Timbre émis en 1987 en France à l’occasion du rassemblement mondial des pieds-noirs à Nice (capture d’écran)

Du côté français, les timbres sont peu nombreux et commémorent de façon plutôt militante la guerre et ses conséquences : le premier timbre, de 1987, intitulé « 25 ans après », concerne le « rassemblement mondial [à] Nice » des pieds-noirs, et montre les pourtours de la France, avec le drapeau tricolore et des traces de pas pieds-noirs marchant sur l’hexagone.

Les cachets, oblitérations mécaniques et flammes sont nombreux concernant ce groupe mémoriel. En 1989, un autre timbre concerne un « hommage aux harkis soldats de la France ». Des envois de lettres vers l’Algérie avec ce timbre ont été effectués, conduisant les autorités algériennes à renvoyer les lettres.

Les harkis, qui ont longtemps été totalement oubliés, font ainsi l’objet de l’un des premiers timbres français. Il faut en effet attendre 1997 pour qu’il soit fait « hommage aux combattants français en Afrique du Nord 1952- 1962 », deux ans seulement avant la reconnaissance de l’état de guerre en Algérie…

Le cessez-le-feu du 19 mars 1962 n’est quant à lui commémoré que par le service « Mon timbre à moi », avec un timbre imprimé par la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie (FNACA). Récemment ont encore circulé par ce service des timbres à l’effigie de Jean-Marie Bastien-Thiry, auteur de l’attentat du Petit-Clamart contre le général de Gaulle. Ainsi, même des objets comme les timbres illustrent les tensions mémorielles autour de la guerre d’Algérie.

Journée des tomates (6 février 1956)

Le 6 février 1956, Guy Mollet, président du Conseil (pouvoir exécutif), se rend à Alger afin d’installer le général Catroux au Gouvernement général, en remplacement de Soustelle.

Disciple du maréchal Lyautey, Catroux est connu pour avoir prononcé l’indépendance formelle de la Syrie et du Liban, où il représentait le général de Gaulle, en 1941. Puis, gouverneur général de l’Algérie, en 1944, il a présidé à l’ordonnance du 7 mars 1944. Celle-ci a aboli les mesures d’exception frappant les Algériens et ouvert le premier collège d’électeurs à quelques dizaines de milliers d’entre eux.

Gendarmes et policiers tentent de contenir les manifestants au centre d’Alger où vétérans et manifestants français se sont rassemblés pour attendre le président du Conseil Guy Mollet, le 6 février 1956 lors de sa visite en Algérie. Des manifestants hostiles au remplacement de Jacques Soustelle par le général Georges Catroux au poste de gouverneur général de l’Algérie accueillent violemment Guy Mollet à Alger. Après cette visite, Guy Mollet décide d'envoyer des contingents d'appelés et de conscrits en Algéri
Gendarmes et policiers tentent de contenir les manifestants au centre d’Alger où vétérans et manifestants français se sont rassemblés pour attendre le président du Conseil Guy Mollet, le 6 février 1956 lors de sa visite en Algérie. Des manifestants hostiles au remplacement de Jacques Soustelle par le général Georges Catroux au poste de gouverneur général de l’Algérie accueillent violemment Guy Mollet à Alger. Après cette visite, Guy Mollet décide d'envoyer des contingents d'appelés et de conscrits en Algérie. Cette journée est connue sous le nom de « journée des tomates » (AFP)

À ce titre, l’ordonnance a été dénoncée par les plus fervents partisans de l’Algérie française. Vers 15 h, devant le monument aux morts, en centre-ville, où il a été conduit depuis l’aéroport pour déposer une gerbe, Mollet est conspué, pris sous les projectiles : « mottes de gazons, tomates, oranges, pommes de terre », selon les rapports policiers, ainsi que des « pots de fleurs » ; les tomates en sont restées le symbole.

Les associations d’anciens combattants, de défense de l’Algérie française comme l’UFNA (Union française nord-africaine) mais aussi les élus locaux (la Fédération des maires), les poujadistes de l’UDCA (Union de défense des commerçants et artisans) et des syndicalistes étudiants ont organisé la mobilisation.

Son passage au monument aux morts écourté, Mollet gagne le palais d’Été, résidence des gouverneurs généraux. Les manifestations continuent, leurs protagonistes affrontent les forces de l’ordre. Aussi, en fin d’après-midi, Mollet annonce le remplacement de Catroux par Robert Lacoste, avec le titre de ministre résidant. […] Il incarne sur place une autorité gouvernementale délocalisée.

Dans une historiographie focalisée sur l’histoire politique de la France, le contexte local a été sous-estimé. Ce 6 février 1956 n’est que l’acmé de mobilisations des Français d’Algérie contre l’autorité parisienne. Dès le début de la guerre, leurs élus (maires, délégués à l’Assemblée algérienne) ont exprimé leur défiance à l’égard des gouvernements.

Ils se sont opposés à toute réforme risquant de remettre en cause leur suprématie, ont dénoncé une répression à leurs yeux insuffisante et cité en contre-exemples les évolutions des protectorats voisins.

Des policiers tentent de contenir les anciens combattants français et les manifestants au Monument aux morts d'Alger où le président du Conseil français Guy Mollet dépose une gerbe, le 6 février 1956 lors de sa visite en Algérie (AFP)
Des policiers tentent de contenir les anciens combattants français et les manifestants au Monument aux morts d'Alger où le président du Conseil français Guy Mollet dépose une gerbe, le 6 février 1956 lors de sa visite en Algérie (AFP)

Alors dans une phase d’autonomie, la Tunisie et le Maroc accèdent officiellement à l’indépendance, respectivement, le 20 mars et le 7 avril 1956. Les milieux à la pointe de la « journée des tomates » (élus, étudiants, anciens combattants) ont accentué leurs manifestations et meetings au cours de l’année 1955 avant de les accélérer encore pendant l’hiver. […]

Un ultimatum est lancé aux autorités, pour le 21 mars. Le calme revient très progressivement, avec le vote des pouvoirs spéciaux, le 16 mars, et l’action de Robert Lacoste. Il reçoit des représentants des contestataires, en particulier des élus, comme Raymond Laquière, président de l’Assemblée algérienne, et multiplie les déclarations rassurantes de leur point de vue.

Les deux premières exécutions, celles de Zabana Ben Mohamed et de Ferradj Abdelkader Ben Moussa, ont lieu le 19 juin 1956.

Quel rôle a joué la « journée des tomates » dans le revirement apparent de Mollet, avec les pouvoirs spéciaux et l’enfoncement dans la guerre qui s’ensuit ? Si Mollet a certainement compris ce jour-là la menace que représente la rue algéroise, il ne faut pas oublier que les pouvoirs spéciaux prévoient aussi des réformes.

Cette alliance de la répression et des réformes n’est pas nouvelle. C’est une tendance longue de la politique française en Algérie sous la IVe République.

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