Iran : le « lancer de turban » divise le mouvement de contestation
En Iran, les manifestations liées à la mort de Mahsa Amini bénéficient d’un large soutien dans la société iranienne. Cependant, une tendance qui a émergé ces derniers jours s’avère bien plus clivante : faire tomber le turban des religieux.
Certains manifestants en colère, dans cette vague sans précédent de manifestations qui a éclaté après la mort de la jeune femme de 22 ans en garde à vue il y a deux mois, ont lancé un « mouvement » consistant à courir après les religieux et à faire tomber leur turban.
Pourtant, de nombreux manifestants, qui appellent pour la plupart à abroger la loi sur le hijab en Iran et la « police des mœurs », estiment que cette tendance est « immorale ».
Malgré la controverse – ou peut-être à cause d’elle –, cette pratique attire énormément l’attention des médias et des réseaux sociaux, tandis que les manifestations de rue vues ces dernières semaines se sont en quelque sorte calmées.
« Pendant des décennies, ils nous ont terrorisées avec leurs forces de police, nous ont arrêtées à cause de nos vêtements et du hijab. Il est temps pour les religieux qui ont encouragé et ordonné cela de connaître notre calvaire »
- Delaram, manifestante
De nombreuses vidéos montrant des jeunes femmes et jeunes hommes courir après des religieux dans la rue, arracher leur turban et les envoyer au loin ont émergé. Certains s’en prennent violemment aux religieux.
Avant le début de cette tendance, les religieux étaient critiqués et maudits dans divers chants dans les manifestations. « Chars, incendies, balles, les mollahs doivent dégager » est l’un des slogans les plus scandés à travers l’Iran.
Dans la République islamique d’Iran, régime théocratique, le clergé occupe des postes importants et influents à travers l’establishment, notamment la position de Guide suprême.
Les médias iraniens rapportent que jusqu’à présent, deux personnes ont été arrêtées pour avoir fait tomber des turbans. « Faire tomber le turban des religieux est une conspiration de démons », a déclaré le député conservateur radical Mohammad Taqi Naqd Ali. Ceux qui s’y prêtent « jouent avec le feu », a-t-il ajouté.
Fars, agence de presse affiliée aux Gardiens de la révolution, a lancé une campagne exhortant les autorités à assurer la sécurité des religieux et à réprimer les manifestants qui les « insultent ».
Avis divisés
Pour Delaram, qui a une boutique en ligne et participe fréquemment aux manifestations, cette pratique est une « réaction naturelle » et une tactique intelligente qui rend aux religieux la monnaie de leur pièce.
« Les religieux ont traité les femmes de la même façon ces 40 dernières années », dit-elle à Middle East Eye.
« Pendant des décennies, ils nous ont terrorisées avec leurs forces de police, nous ont arrêtées à cause de nos vêtements et du hijab. Il est temps pour les religieux qui ont encouragé et ordonné cela de connaître notre calvaire. »
Parastoo, étudiante qui manifeste à Téhéran, n’est pas de cet avis. « Malheureusement, le résultat de cette pratique, c’est que cela transforme les manifestations en quelque chose de mesquin. C’est dommage car nous avons des demandes légitimes et importantes : une vie digne pour tous les Iraniens », estime-t-elle.
« Les religieux qui sont attaqués dans les rues sont innocents car ce sont des religieux ordinaires qui n’ont pas de poste au gouvernement. S’ils faisaient partie de l’establishment, ils ne marcheraient pas dans les rues sans garde-du-corps. »
« Ils pourraient même être des critiques de la République islamique », observe-t-elle.
Une histoire agitée
S’en prendre aux turbans des religieux n’a rien d’une nouveauté en Iran.
À la fin des années 1990 et dans les années 2000, les conservateurs radicaux iraniens s’en sont pris à leurs opposants et rivaux dans les rues, y compris certains religieux haut placés.
En 1998, Hadi Khamenei, religieux réformiste connu pour ses critiques de son frère, le Guide suprême l’ayatollah Ali Khamenei, a été attaqué par des lobbyistes en civil à coups de pierres, de chaussures et de coups-de-poing américains dans la ville sainte de Qom tandis qu’il prononçait un discours dans une mosquée. Lors de l’agression, son turban lui a été ôté.
La même année, sous le mandat du président réformateur Mohammad Khatami, le groupe radical Ansar Hezbollah qui était proche du pouvoir conservateur radical s’en était pris à Abdollah Nouri, alors ministre de l’Intérieur, et lui avait ôté son turban lors des prières du vendredi à Téhéran.
« Il y a de nombreux religieux qui sont contre le hijab obligatoire, ont pris position contre et ont été arrêtés »
- Un analyste politique
Plus tard, lors de l’élection présidentielle controversée de 2009, les conservateurs radicaux ont arraché le turban du candidat réformiste Mehdi Karoubi pendant qu’il visitait le salon du livre de Téhéran.
Un analyste politique vivant à Téhéran, qui s’est confié à MEE sous couvert d’anonymat pour des raisons de sécurité, dit pouvoir comprendre d’où vient la pratique.
« Je ne peux pas reprocher aux gens leur colère car ils vivent sous pression depuis des décennies et ils ont trouvé une occasion d’évacuer leur colère », déclare-t-il.
« Cependant, ces initiatives nuisent aux manifestations et au mouvement car certaines personnes d’un tempérament prudent ont peur de rejoindre le mouvement. Et cela ne fait que profiter au gouvernement. »
« Il y a de nombreux religieux qui sont contre le hijab obligatoire, ont pris position contre et ont été arrêtés. Les manifestants ne devraient donc pas agir sous le coup de l’effervescence », juge-t-il.
L’un des problèmes, fait observer l’analyste, c’est que le mouvement contestataire n’a toujours pas de figure d’autorité, et qu’il n’y a donc personne pour emmener les manifestants dans une direction plus convenable.
« Cette situation pourrait donner davantage de pouvoir à des groupes antidémocratiques qui sont considérés comme une minorité parmi les manifestants. Leur comportement radical ne fait que profiter à la République islamique. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].