Les Soudanais fuyant la guerre contraints de recourir à des passeurs pour franchir la frontière égyptienne
Il a fallu trois nuits à Iman Ali, ses deux enfants et ses parents pour franchir la frontière du Soudan, leur pays d’origine déchiré par la guerre, et entrer en Égypte.
Guidée par des passeurs, la famille a emprunté des chemins isolés à bord d’un pick-up Toyota Hilux et a atteint la ville d’Assouan, dans le sud de l’Égypte, après avoir surmonté de nombreux obstacles.
« Lorsque nous sommes arrivés à Assouan, mes parents étaient malades et mes deux enfants étaient déshydratés, car nous étions restés assis sous le soleil brûlant du désert dans la Hilux que nous avions louée », raconte à Middle East Eye cette femme de 35 ans, qui vit aujourd’hui dans le quartier de Faisal au Caire.
Les guides qui ont transporté la famille les ont aidés à éviter la police égyptienne, explique-t-elle.
« J’ai l’impression qu’il s’agit d’un réseau illégal composé de commerçants soudanais et égyptiens qui ont des liens avec la police des deux pays », confie Iman Ali.
Ingénieure au Soudan avant que la guerre n’éclate, Iman Ali et sa famille font partie des milliers de Soudanais contraints de recourir à des passeurs clandestins pour franchir la frontière vers la province égyptienne d’Assouan.
Si la liberté de circulation, de résidence, de travail et de propriété est garantie par un accord conclu en 2004 entre les deux pays, les autorités égyptiennes ont imposé de nombreuses restrictions aux Soudanais entrant en Égypte, notamment aux personnes âgées de plus de 50 ans et aux mineurs de moins de 18 ans.
Ces restrictions ont été mises en place quand la guerre a éclaté entre les Forces armées soudanaises (FAS) et les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR) en avril 2023.
D’après les Nations unies, plus de 1,6 million de personnes ont franchi les frontières du Soudan pour se rendre dans les pays voisins depuis le début du conflit. Environ 450 000 d’entre elles se sont rendues en Égypte, rejoignant les quelque quatre millions de Soudanais qui y résident déjà.
Les passeurs et la police
Wafa Ahmed et sept autres membres de sa famille — ses frères, ses sœurs et ses parents — ont quitté la ville d’Abu Hamad, dans le nord du Soudan, en décembre dernier, pour rejoindre Assouan après deux nuits passées sur la route.
Ils ont payé environ 300 dollars pour que les parents âgés de Wafa puissent s’asseoir à l’intérieur du véhicule Hilux, et 250 dollars pour que le reste de la famille puisse s’asseoir à l’arrière du pick-up, à ciel ouvert, aux côtés d’autres passagers.
« La route était très éprouvante et nous avons roulé pendant douze heures depuis Abu Hamad jusqu’à un endroit situé à la frontière, appelé Alabar, où nous avons passé la nuit. L’endroit était très sale. Nous avons payé environ 50 dollars pour une chambre en bois, connue localement sous le nom de rakoba. C’était un cauchemar, je n’arrivais pas à dormir », raconte cette femme de 31 ans, qui se trouve désormais au Caire.
Une autre famille venue d’Omdurman, ville jumelle de la capitale soudanaise Khartoum, a déclaré avoir payé 500 000 livres soudanaises (832 dollars) par personne pour chaque siège dans une Land Cruiser, qui les a emmenés à Assouan en cinq jours.
« Nous nous sommes arrêtés à de nombreux postes de contrôle de la police, de l’armée et de la sécurité, et ils [...] nous ont laissés passer, même s’il était évident que nous voyagions avec des passeurs »
- Hassan Ibrahim, réfugié soudanais
Wafa Ahmed a indiqué que sa famille avait franchi trois postes de contrôle soudanais entre Abu Hamad et la frontière égyptienne.
« Je ne sais pas s’il s’agissait de postes de contrôle officiels, mais les soldats portaient des uniformes de la police soudanaise », précise-t-elle. Le dernier point de contrôle se trouvait à quelques kilomètres de la frontière.
Mohammed Ahmed, le frère de Wafa, affirme à MEE avoir vu des hommes en uniforme de police et assure que les chauffeurs se connaissaient bien.
Il n’a pu s’empêcher de remarquer des choses étranges qui suggèrent que les passeurs, tant égyptiens que soudanais, ont des liens avec la police des deux côtés de la frontière, en particulier au Soudan.
« Lorsque nous nous sommes arrêtés en dehors d’Abu Hamad, j’ai remarqué que cette zone était probablement un point de rassemblement pour les passeurs, car j’ai vu d’autres véhicules, notamment des Hilux et des Land Cruisers, en provenance d’autres villes du Soudan, notamment Atbara dans la région du Nil, Omdurman et Port-Soudan. »
Une autre source, qui s’est déplacée d’Atbara à Assouan par le même itinéraire, confie à MEE que la police a facilité leur voyage.
« J’ai fait le voyage avec ma famille d’Atbara à Assouan en quatre jours et trois nuits. Sur la route, nous nous sommes arrêtés à de nombreux postes de contrôle de la police, de l’armée et de la sécurité. Ils nous ont arrêtés, ont inspecté nos bagages et nous ont laissés passer, même s’il était évident que nous voyagions avec des passeurs », raconte Hassan Ibrahim, 53 ans.
Un chauffeur de bus, qui a demandé à garder l’anonymat pour des raisons de sécurité, explique à MEE que des centaines de personnes entrent clandestinement en Égypte chaque semaine et que cela affecte les opérateurs de bus légaux.
« Depuis juillet dernier, étant donné que les visas d’entrée en Égypte en provenance du Soudan sont très difficiles à obtenir et prennent beaucoup de temps, la plupart des gens entrent clandestinement, ce qui affecte négativement nos revenus », déclare le chauffeur.
Après avoir franchi la frontière, Iman Ali et sa famille ont remplacé leur guide soudanais par un Égyptien, qui leur a demandé plus d’argent « car [ils] dev[aient] changer de trajet, parce que la police égyptienne était en route ».
« Au bout de quelques kilomètres, notre guide et notre chauffeur ont reçu un appel de quelqu’un qui nous a dit de changer notre itinéraire depuis la frontière et de passer la nuit à l’extérieur d’une zone appelée Alkasara », raconte-t-elle à MEE.
La famille a passé la nuit dans la voiture pour éviter de se faire arrêter.
« Lorsque nous sommes arrivés à Assouan, les passeurs nous ont mis en contact avec des courtiers qui nous ont fourni un petit appartement pour la nuit et nous ont vendu des cartes SIM pour les téléphones portables et des billets de bus en direction du Caire », explique Iman Ali.
Par le même itinéraire, Wafa Ahmed est entrée au Caire à l’aube, afin d’éviter les contrôles de police.
« Lorsque nous avons atteint le centre du Caire, notre destination finale, nous avons dû quitter rapidement la gare routière centrale, car la zone est pleine de policiers et de personnes arrivées clandestinement », explique-t-elle.
Les courtiers au Caire
Une fois arrivés au Caire, les réfugiés soudanais doivent faire appel à des courtiers, qui se chargent de leur enregistrement auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) ou de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), mais aussi de leur trouver des appartements à louer et de répondre à d’autres besoins essentiels.
« Des courtiers nous ont dupés sur la location d’appartements et la conversion d’argent, parmi d’autres formes d’abus », confie à MEE Kamal Mahmoud, qui a rejoint Le Caire au début du mois de février.
« Nous devons même payer pour l’enregistrement au HCR. Alors que l’enregistrement est gratuit, nous avons dû payer environ 500 livres égyptiennes par personne [16 dollars] pour effectuer l’enregistrement et obtenir la carte de réfugié. »
Les files d’attente au bureau du HCR au Caire se prolongent jusque dans la rue, des milliers de réfugiés soudanais attendant d’être reçus.
Amira Ahmed, spécialiste des questions migratoires et ancienne responsable de programme à l’OIM, estime que la communauté internationale a négligé la crise et la guerre au Soudan, soulignant que les donateurs n’ont pas contribué au plan de réponse pour les réfugiés.
« Les agences des Nations unies, avec les voisins du Soudan, y compris l’Égypte, qui est le deuxième pays après le Tchad en nombre de réfugiés [accueillis], ont élaboré ce que l’on appelle le Plan régional de réponse pour les réfugiés. Jusqu’à présent, les donateurs n’ont financé que 30 % du budget », indique-t-elle à MEE.
Bien qu’elle soit signataire de la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés et du protocole ultérieur sur la protection des réfugiés, l’Égypte a également signé un protocole d’accord avec le HCR en 1954, rappelle Amira Ahmed.
« De ce fait, l’Égypte a transféré ses responsabilités en matière d’enregistrement, de protection et d’assistance vis-à-vis des réfugiés au Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.
« De plus, il n’existe pas de législation nationale sur la protection des réfugiés en Égypte, ce qui fait que l’Égypte traite les Soudanais comme des étrangers, et non comme des réfugiés », poursuit Amira Ahmed.
Pour le moment, Iman Ali reste cloîtrée dans l’appartement qu’elle loue au Caire. Elle n’ose pas sortir trop longtemps, au risque d’être arrêtée par la police. Elle ne se déplace que lorsque la famille a besoin de nourriture ou d’autres produits de première nécessité, en veillant toujours à être rapide.
Le reste du temps, ils restent confinés à l’intérieur, en espérant ne plus vivre sur le fil du rasoir.
Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.
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