Guerre à Gaza : les Palestiniens paient des milliers de dollars à des intermédiaires pour fuir vers l’Égypte
Du côté égyptien du poste frontière de Rafah avec la bande de Gaza, des dizaines de camions d’aide sont stationnés, en attendant de pouvoir entrer dans l’enclave côtière palestinienne.
Les chauffeurs des camions se rassemblent autour d’un feu pour se réchauffer, tandis que les soldats égyptiens envoient l’un des leurs acheter des provisions et de quoi grignoter. De temps à autre, on entend des réjouissances et des chants à la porte du poste-frontière lorsque des Palestiniens accueillent des membres de leur famille qui ont réussi à fuir Gaza.
En franchissant la frontière entre Gaza et l’Égypte la veille du Nouvel An, aux côtés de ses deux enfants, son frère et sa femme gravement blessée, Mahmoud a eu l’impression de pouvoir enfin un peu mieux respirer.
« Nous pouvons encore entendre le bruit des frappes aériennes et nous nous cachons toujours par peur », raconte à Middle East Eye ce Palestinien de 39 ans qui était commerçant avant la guerre.
Avant de franchir la frontière, Mahmoud a perdu sept membres de sa famille dans la guerre entre Israël et la Palestine, dont son père, sa belle-mère et deux oncles.
Pour franchir la frontière de Rafah, il a dû payer 15 000 dollars à un « intermédiaire » à Gaza. Ni lui ni sa femme ne possède une double nationalité, et ni l’un ni l’autre n’a été enregistré comme blessé grave, ce qui signifie qu’ils ne pouvaient pas quitter Gaza à moins que leurs noms ne figurent sur les listes journalières des Palestiniens autorisés à franchir la frontière pour se rendre en Égypte.
« Grâce à l’aide de membres de ma famille et de proches en Allemagne et en Suède, j’ai pu réunir l’argent nécessaire à mon départ et à celui de ma famille », confie Mahmoud à MEE.
Alors que la guerre continue de faire rage dans la bande de Gaza, de nombreux Palestiniens cherchent désespérément à se réfugier dans un endroit plus sûr. Rafah abrite désormais plus d’un million des 1,9 million de Palestiniens déplacés par la guerre (la population totale de Gaza est de 2,3 millions d’habitants), où les civils s’abritent dans des écoles, des usines et des tentes de fortune en toile.
La frontière étant fermée la plupart du temps, seul un nombre limité de Palestiniens a pu quitter Gaza depuis que la guerre a éclaté le 7 octobre, à la suite de l’attaque meurtrière menée par le Hamas contre Israël. Certains ont toutefois réussi à réunir suffisamment d’argent pour acheter leur billet de sortie.
Dans ce contexte, les « intermédiaires » ont pu tirer profit de ce désastre. À l’heure actuelle, selon plusieurs sources, les tarifs convenus varient entre 2 000 dollars pour les enfants et entre 5 000 et 7 000 dollars pour les adultes. Tous les arrangements se font en espèces.
Réseaux de sécurité
Déjà avant la guerre, ces agents intermédiaires étaient connus pour leurs relations étroites avec soit le Hamas, soit les services de renseignement égyptiens, voire les deux, et facilitaient généralement la sortie des Palestiniens cherchant à quitter Gaza pour étudier, émigrer, faire le pèlerinage du hadj à La Mecque ou obtenir un traitement médical spécialisé.
Lorsqu’ont commencé à circuler sur internet des informations faisant état de Palestiniens payant pour franchir la frontière, suscitant la colère, Diaa Rashwan, chef de l’Organisme général égyptien de l’information (OGI), a dénoncé « les allégations infondées circulant sur les réseaux sociaux et dans certains médias, selon lesquelles des frais supplémentaires seraient imposés aux Palestiniens au poste frontière de Rafah, qui relie la bande de Gaza à l’Égypte ».
« Nous avons rencontré notre intermédiaire à Suez. Il nous a dit qu’il travaillait avec les services de sécurité égyptiens »
- Besan, réfugiée palestinienne
MEE s’est pourtant entretenu avec cinq familles différentes, en personne et par téléphone, qui ont toutes confirmé avoir payé des milliers de dollars, la plupart du temps en dollars américains ou en euros, à des intermédiaires qui ont ensuite facilité leur sortie de la bande de Gaza.
Si l’intermédiaire de Mahmoud se trouvait à Gaza, celui de la famille de Besan se trouvait en Égypte, à Suez.
Cette femme de 41 ans a réussi à franchir la frontière avec son mari blessé en novembre. Grâce à ses relations, elle a payé 4 000 dollars pour permettre à sa mère de franchir elle aussi la frontière.
« Nous avons rencontré notre intermédiaire à Suez », raconte-t-elle à MEE par téléphone. « Il nous a dit qu’il travaillait avec les services de sécurité égyptiens et qu’il tirerait les ficelles pour que le nom de ma mère soit inscrit sur la liste. »
Après trois semaines passées dans une tente qui prenait l’eau avec 60 autres femmes, la mère de Besan a pu rejoindre l’Égypte. « Dieu sait ce que j’ai dû faire et ce que j’ai dû vendre pour obtenir cet argent, mais cela en vaut la peine pour rassembler notre famille, ou ce qu’il en reste », explique Besan.
MEE a contacté l’intermédiaire qui a aidé Besan. Au bout de plusieurs appels, l’homme, qui avait un numéro privé et se présentait sous le nom de « Major Ali », a décroché.
Il a indiqué qu’il travaillait avec un « appareil exécutif », tout en ajoutant que « les prix atteign[aient] désormais 10 000 dollars parce que la frontière [était] surveillée ». Il a refusé de divulguer d’autres informations.
Si la famille de Mahmoud et la mère de Besan ont réussi à s’en sortir, d’autres Palestiniens ont été victimes d’escroquerie.
C’est le sort qu’a connu la famille al-Shamy en décembre, lorsqu’un Égyptien se faisant passer pour un officier leur a soutiré 100 000 livres égyptiennes (3 330 dollars), en leur promettant en contrepartie de faire passer deux de leurs cousins.
« Se faire arnaquer par un Égyptien, c’est cent fois préférable que de se faire bombarder par un Israélien »
- Wael, réfugié de Gaza
Les al-Shamy étaient arrivés au Caire en 2012, après la révolution syrienne, et avaient déjà été victimes d’escroquerie lorsqu’ils avaient tenté de quitter leur pays déchiré par la guerre. Ayant des proches à Gaza, la famille espérait désormais faciliter leur départ en toute sécurité.
« L’homme a disparu avec notre argent. Il s’est avéré qu’il s’agissait d’une escroquerie. Nous avons essayé d’aller voir la police, mais nous avons été renvoyés et menacés d’être accusés de publier de fausses informations », raconte la famille à MEE.
Une source de sécurité travaillant avec l’armée égyptienne a indiqué à MEE que les différentes autorités de contrôle et de surveillance des frontières (israéliennes, palestiniennes et égyptiennes) avaient eu recours aux intermédiaires pour faciliter la vie des habitants de Gaza et surveiller toute menace entrant ou sortant de l’enclave.
La source a nié que l’armée soit directement impliquée, mais a déclaré que des personnes pouvaient tirer profit de la situation.
Une source qui travaillait avec les services de renseignement militaire égyptiens dans le Nord-Sinaï et est aujourd’hui à la retraite a toutefois confirmé l’existence d’un réseau d’intermédiaires liés à différentes composantes de l’appareil sécuritaire de l’État et chargés de faciliter l’entrée de ressortissants étrangers aux frontières orientales de l’Égypte.
Middle East Eye s’est également entretenu avec deux autres familles qui ont confirmé que leurs intermédiaires étaient des fonctionnaires égyptiens. Les deux familles, l’une à la double nationalité palestino-américaine et l’autre à la double nationalité palestino-canadienne, ont déclaré avoir déboursé environ 10 000 dollars pour que chacun de leurs membres quitte Gaza après n’avoir reçu aucune aide de la part des ambassades américaine ou canadienne au Caire.
Les familles ont indiqué qu’elles attendaient encore que leurs proches, bloqués à Gaza, franchissent la frontière.
Le Sinaï en ligne de mire
Mahmoud affirme avoir été détenu par les services de renseignement militaire égyptiens et interrogé pendant seize heures sur sa relation avec son cousin, membre du Hamas. Il ajoute avoir reçu une proposition pour travailler avec les officiers du renseignement pour identifier les « affiliés du Hamas » et les « éléments djihadistes ».
Depuis la guerre de 1973 au Moyen-Orient, les services de renseignements militaires égyptiens opérant dans le nord et le sud du Sinaï ont souvent concentré leur effort sur les Palestiniens à l’intérieur et à l’extérieur de la péninsule.
Ces dernières années, l’appareil sécuritaire égyptien s’est préoccupé des combattants affiliés au groupe État islamique. Une poignée de Palestiniens ont été capturés ou tués lors d’affrontements aux côtés de combattants radicaux dans le Sinaï.
La source de sécurité toujours active confie à MEE que les responsables égyptiens sont « très préoccupés » par la formation de petits groupes paramilitaires appuyés par le Hamas ou le Djihad islamique palestinien, qui pourraient servir ensuite à attaquer Israël ou à franchir ses frontières.
En plus de devoir payer des intermédiaires, les Palestiniens qui traversent le point de passage de Rafah sont parfois victimes d’extorsion ou d’autres formes d’escroquerie.
Wael, un Palestinien de 54 ans, a franchi la frontière avec sa famille en décembre. Ils se sont ensuite fait escroquer en louant un appartement dans le quartier de Nasr City, au Caire : celui-ci était en fait déjà occupé.
« L’appartement se trouvait dans un immeuble appartenant à l’armée égyptienne, et l’administration a donc choisi d’autres locataires égyptiens plutôt que nous, même si nous avions payé plus cher », explique Wael.
Optimiste, l’homme plaisante sur le fait que « se faire arnaquer par un Égyptien est cent fois préférable que de se faire bombarder par un Israélien », ajoutant que, malgré tout, il se sent chez lui en Égypte.
Cette famille est arrivée au Caire dans un contexte marqué par une vague de sentiments anti-immigrés, alimentée par des partisans du gouvernement sur les réseaux sociaux, qui imputent les échecs économiques de l’administration du président Abdel Fattah al-Sissi aux réfugiés syriens, soudanais et africains en général.
Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.
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