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Guerre Israël-Palestine : qui contrôle le poste-frontière de Rafah entre l’Égypte et Gaza ?

Middle East Eye explore l’histoire et les fonctions de la « ligne de vie » entre Gaza et le reste du monde
Un Palestinien attend de pouvoir entrer dans la bande de Gaza depuis l’Égypte au poste-frontière de Rafah, le 27 novembre 2023 (AP)
Un Palestinien attend de pouvoir entrer dans la bande de Gaza depuis l’Égypte au poste-frontière de Rafah, le 27 novembre 2023 (AP)

Les Palestiniens de la bande de Gaza assiégée n’ont qu’un seul point d’accès au monde extérieur qui ne soit pas directement contrôlé par Israël : le poste-frontière de Rafah, partagé avec l’Égypte.

Cette « ligne de vie » pour les Palestiniens est étroitement contrôlée depuis des années par Le Caire, qui a parfois limité son ouverture à 32 jours par an. 

Une aide de 31 camions par jour ? « Une goutte d’eau dans l’océan » par rapport aux 500 camions d’aide humanitaire quotidiens qui entraient auparavant dans l’enclave

Ces restrictions s’inscrivent dans le cadre du blocus de Gaza imposé par Israël depuis 2007, qui a transformé l’enclave palestinienne en ce que certains qualifient de « prison à ciel ouvert ». 

Or, depuis qu’Israël a lancé une campagne brutale de bombardements contre Gaza le mois dernier, l’Égypte ne facilite pas l’entrée d’une aide humanitaire vitale pour plus de 2,2 millions de personnes, invoquant les restrictions imposées par Israël.

Le premier convoi humanitaire, composé de vingt camions, est finalement entré le 21 octobre, soit treize jours après le début de l’assaut. Auparavant, l’Égypte affirmait que le poste-frontière était officiellement ouvert mais inopérant en raison des bombardements israéliens des deux côtés de la frontière, qui ont détruit des parties du poste-frontière et des routes voisines. 

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la quantité d’aide quotidienne autorisée à entrer dans la bande de Gaza, estimée à environ 31 camions par jour avant la conclusion d’une trêve de quatre jours la semaine dernière, ne représentait qu’« une goutte d’eau dans l’océan » par rapport aux 500 camions d’aide humanitaire quotidiens qui entraient auparavant dans l’enclave. 

« Punition collective »

En vertu de l’accord de trêve temporaire conclu entre le Hamas et Israël, environ 200 camions ont été autorisés à entrer chaque jour depuis. 

Middle East Eye explore ici le contexte historique et juridique des restrictions imposées par l’Égypte et Israël au poste-frontière de Rafah et vous explique comment celles-ci ont contribué au siège de la bande de Gaza au fil des ans. 

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Israël a annoncé un « siège total » de Gaza le 9 octobre, interdisant l’entrée de carburant, de nourriture, de médicaments et d’autres produits essentiels pour la population assiégée de Gaza. 

Le poste-frontière de Beit Hanoun (Erez), contrôlé par Israël et utilisé pour les piétons, et celui de Karam Abou Salem (Kerem Shalom), utilisé pour les marchandises, ont tous deux été fermés, une décision largement décriée par des responsables et des experts de l’ONU qui ont dénoncé une forme de « punition collective ». 

Le siège a coïncidé avec une campagne de bombardements intensifs et une incursion terrestre qui ont tué près de 15 000 Palestiniens en 50 jours, dont au moins 6 150 enfants. Des milliers d’autres sont portés disparus sous les décombres.

Les attaques ont débuté le 7 octobre à la suite d’un assaut palestinien mené par le Hamas dans le sud d’Israël, qui a fait environ 1 200 morts.

De 2008 à 2013, il est resté ouvert la plupart du temps, alors qu’en 2014 et à partir de 2018, il a été fermé en moyenne tous les deux jours.
De 2008 à 2013, il est resté ouvert la plupart du temps, alors qu’en 2014 et à partir de 2018, il a été fermé en moyenne tous les deux jours.

Graphique publié par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (ONU) le 22 novembre 2023, indiquant le nombre de jours d’ouverture du poste-frontière de Rafah par an depuis 2006.

En parallèle, les avions de combat israéliens ont bombardé le poste-frontière de Rafah et l’Égypte s’est vu imposer des conditions strictes concernant l’entrée de convois humanitaires.

Les camions d’aide humanitaire destinés à entrer dans la bande de Gaza via Rafah doivent d’abord parcourir plus d’une centaine de kilomètres jusqu’au poste-frontière de Nitzana entre l’Égypte et Israël pour un contrôle de sécurité, puis retourner à Rafah pour un autre contrôle avant de pouvoir accéder à l’enclave.

Cindy McCain, directrice exécutive du Programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU, a qualifié d’« insensée » la multitude de restrictions et de conditions d’inspection imposées par le gouvernement israélien. Le ministère égyptien des Affaires étrangères a également critiqué ces mesures, estimant qu’elles retardent considérablement la livraison d’une aide cruciale. 

Un contexte historique

Cependant, avant même le conflit actuel, le poste-frontière de Rafah a régulièrement été fermé par l’Égypte, en particulier depuis que le blocus israélien a été instauré en 2007.

D’après les données de l’ONU, la pire période de fermeture se situe entre 2015 et 2017, lorsque le poste-frontière n’était ouvert que trois jours par mois en moyenne.

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Les groupes de défense des droits de l’homme dénoncent à la fois Israël et l’Égypte pour ces fermetures. 

« Avec l’aide de l’Égypte, Israël a transformé Gaza en une prison à ciel ouvert », a souligné Omar Shakir, directeur de Human Rights Watch pour Israël et la Palestine.

Le groupe israélien de défense des droits de l’homme B’Tselem  a qualifié l’Égypte de « partenaire de la politique de siège d’Israël ».

Les deux groupes décrivent le siège, dans lequel s’inscrivent les fermetures du poste-frontière de Rafah, comme un acte d’apartheid, considéré comme un crime contre l’humanité.

L’histoire et le cadre juridique du poste-frontière de Rafah remontent à plus de quatre décennies. 

Situé à la frontière entre le sud de Gaza et l’Égypte, ce point de passage est devenu une frontière internationale après le retrait d’Israël de la péninsule égyptienne du Sinaï en 1982. 

En vertu du traité de paix israélo-égyptien de 1979, Israël a restitué le Sinaï à l’Égypte mais a maintenu son occupation de Gaza.

Le groupe israélien de défense des droits de l’homme B’Tselem  a qualifié l’Égypte de « partenaire de la politique de siège d’Israël »

Une nouvelle frontière a alors été créée entre Gaza et l’Égypte, divisant la ville de Rafah en deux parties, l’une égyptienne et l’autre palestinienne. Cette scission est entrée en vigueur après le retrait israélien du Sinaï en 1982. 

Le poste-frontière était alors contrôlé par l’autorité aéroportuaire israélienne du côté palestinien, tandis que l’armée égyptienne contrôlait son côté. 

Le traité de 1979 a également établi la « route de Philadelphie », ou « couloir de Philadelphie », une zone tampon de 14 km de long pour 100 mètres de large le long de toute la frontière entre Gaza et l’Égypte, de la mer Méditerranée au poste-frontière de Karam Abou Salem à la frontière israélienne. Le traité octroyait à Israël le contrôle de la route.

Les accords d’Oslo de 1993 et 1995, signés entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), ont ouvert la voie à la création de l’Autorité palestinienne, qui s’est vu accorder une autonomie limitée dans la bande de Gaza et en Cisjordanie.

Contrôle conjoint

En parallèle, l’accord sur Gaza et Jéricho de 1994 a établi un nouveau système de contrôle conjoint du poste-frontière de Rafah : Israël conservait l’essentiel du contrôle sur l’accès des personnes et l’AP partageait une partie du contrôle sur la sécurité et le filtrage. 

Cependant, en janvier 2001, Israël a pris le contrôle total du poste-frontière à la suite de la seconde Intifada palestinienne. En décembre de la même année, les forces israéliennes ont détruit l’aéroport international Yasser Arafat de Gaza, le seul aéroport des territoires palestiniens, ouvert seulement trois ans plus tôt en vertu des accords d’Oslo.

Des Palestiniens munis de passeports étrangers arrivent au poste-frontière de Rafah à la frontière égyptienne, dans le sud de la bande de Gaza, le 23 novembre 2023 (Reuters)
Des Palestiniens munis de passeports étrangers arrivent au poste-frontière de Rafah à la frontière égyptienne, dans le sud de la bande de Gaza, le 23 novembre 2023 (Reuters)

Le 1er septembre 2005, l’Égypte et Israël ont signé un accord prévoyant le déploiement d’une force désignée de gardes-frontières le long de la frontière dans le secteur de Rafah.

L’accord autorisait l’Égypte à déployer 750 gardes-frontières le long de la route de Philadelphie pour patrouiller le long du côté égyptien de la frontière. La force égyptienne n’était pas censée être déployée à des fins militaires et sa présence ne modifiait pas le statut de zone tampon démilitarisée de la route. En revanche, son objectif désigné était « la lutte contre le terrorisme et les infiltrations par la frontière ».

Plus tard au cours du même mois, Israël a mis en œuvre ce qu’il a qualifié de « plan de désengagement » de Gaza en retirant ses forces et ses colons du territoire palestinien, la poursuite de sa présence ayant été considérée comme une menace pour sa sécurité. Israël a également fermé le poste-frontière de Rafah pendant quelques mois.

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Le 15 novembre 2005, Israël et l’AP ont signé l’Accord sur les mouvements et l’accès (AMA), définissant un contrôle conjoint du poste-frontière tout en préservant l’autorité d’Israël pour fermer la frontière et restreindre l’accès des personnes.

L’accord limitait l’utilisation du point de passage aux détenteurs d’une carte d’identité palestinienne et à d’autres catégories d’étrangers, notamment « les diplomates, les investisseurs étrangers, les représentants étrangers d’organisations internationales reconnues et les cas humanitaires », sur la base d’une notification préalable à Israël et à l’AP. La notification à Israël, selon les principes joints à l’accord, devait être envoyée 48 heures avant le voyage prévu. 

L’AMA chargeait des observateurs de la mission de l’UE d’assistance à la frontière à Rafah (EUBAM Rafah) de superviser les opérations frontalières. 

Le poste-frontière a été rouvert le 25 novembre 2005, lorsqu’Israël a transféré le contrôle du poste-frontière de Rafah à l’AP avec des restrictions de circulation pour les Palestiniens, qui n’étaient autorisés à l’utiliser que neuf heures et demie par jour conformément à l’AMA.

Blocus terrestre, maritime et aérien

Jusqu’au blocus de 2007, Israël contrôlait six des sept points de passage de Gaza, en plus de son contrôle exclusif sur l’espace aérien et maritime de l’enclave, ainsi que sur l’accès aux services publics, notamment l’eau, l’électricité et les télécommunications. 

Deux mois seulement après le transfert du contrôle du poste-frontière à l’AP, le Hamas a remporté les élections législatives de 2006, chassant du pouvoir son rival, le Fatah.

Plus tard dans l’année, une incursion menée par le Hamas au poste-frontière de Karam Abou Salem a causé la mort de soldats israéliens et la capture d’un troisième, Gilad Shalit

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En représailles, Israël a bombardé Gaza, fermé le poste-frontière de Rafah et interdit au personnel de l’EUBAM Rafah d’y accéder.

En juin 2007, les tensions politiques palestiniennes ont dégénéré : le Hamas a arraché Gaza des mains du Fatah et y est devenu la force dirigeante de facto.

Dès lors, Israël a suspendu l’AMA et le poste-frontière de Rafah est passé sous le contrôle conjoint du Hamas et de l’Égypte.

Israël a ensuite imposé un blocus terrestre, maritime et aérien à Gaza, limitant considérablement la circulation des personnes et des biens.

Le siège comprenait la fermeture de tous les postes-frontières de Gaza, à l’exception de Rafah, Beit Hanoun et Karam Abou Salem. Le poste-frontière de Rafah est resté majoritairement fermé en 2007 et 2008, ce qui a gravement affecté la situation humanitaire dans l’enclave. 

Un camion transportant de l’aide humanitaire de l’UNRWA arrive du côté égyptien du poste-frontière de Rafah, le 22 novembre 2023 (AFP)
Un camion transportant de l’aide humanitaire de l’UNRWA arrive du côté égyptien du poste-frontière de Rafah, le 22 novembre 2023 (AFP)

Selon Lorenzo Navone, maître de conférences à l’Université de Strasbourg, établi dans le Sinaï Nord entre 2008 et 2011 pour mener des recherches sur le poste-frontière de Rafah, l’ouverture du poste-frontière relève d’un processus « aléatoire et imprévisible ».

« Les membres de la diaspora palestinienne qui venaient rendre visite à leurs proches devaient attendre pendant de longues périodes, parfois des mois, avant d’être autorisés à entrer », explique-t-il à Middle East Eye

Une crise humanitaire comparable s’est produite lorsque les forces armées palestiniennes ont détruit une partie du mur le long de la frontière de Rafah en janvier 2008, permettant ainsi à près de la moitié de la population de Gaza de passer en Égypte pour accéder à de la nourriture et à des fournitures. Le président égyptien de l’époque, Hosni Moubarak, a ordonné à ses troupes de ne pas attaquer les Palestiniens.

Les années suivantes, les postes-frontières ont été davantage ouverts pour les Palestiniens, en particulier à la suite de la révolution populaire égyptienne de 2011 qui a contraint le président Moubarak à démissionner, et qui a culminé avec l’élection en 2012 du président Mohamed Morsi, dont le programme comprenait un engagement à alléger le siège de Gaza.

« Ils ne peuvent pas aller en Égypte, ni retourner dans le nord de la bande de Gaza. […] Gaza est presque entièrement détruite et inhabitable »

– Lorenzo Navone, maître de conférences

Morsi a toutefois été renversé un an plus tard par un coup d’État de son ministre de la Défense, Abdel Fattah al-Sissi. Sous l’administration de ce dernier, le poste-frontière de Rafah a été refermé.   

Au cours des dix dernières années, depuis le coup d’État de Sissi en 2013, le nord du Sinaï est devenu inaccessible aux médias indépendants, aux chercheurs et à la société civile, dans le cadre du black-out imposé par le gouvernement dans sa campagne contre une insurrection affiliée au groupe État islamique.

À l’heure actuelle, le Hamas et l’Égypte contrôlent la frontière en théorie, mais en pratique, Israël exerce un pouvoir important sur les personnes autorisées à la franchir, souligne Lorenzo Navone.

En parallèle, le gouvernement de Sissi s’est opposé aux plans israéliens supposés de déplacement forcé des Palestiniens de Gaza vers le Sinaï égyptien, mettant en garde contre la perspective d’une seconde Nakba, à savoir une répétition du nettoyage ethnique subi par les Palestiniens en 1948 lors de la création d’Israël. L’afflux massif de Palestiniens dans le Sinaï ne s’est donc pas encore matérialisé.

Confrontés aux bombardements incessants d’Israël sur le nord et une grande partie du sud de Gaza, ainsi qu’à la coordination de l’Égypte avec Israël pour limiter les passages à la frontière, les Palestiniens n’ont que peu d’options, affirme Lorenzo Navone.

« Ils ne peuvent pas aller en Égypte, ni retourner dans le nord de la bande de Gaza », poursuit-il. « Même si la guerre se termine aujourd’hui, comment pourront-ils rentrer ? Gaza est presque entièrement détruite et inhabitable. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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