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Sur fond de crise, des Libanais rejoignent le groupe État islamique en Irak

Désespérés, sans avenir, des jeunes hommes quittent les quartiers pauvres du nord du Liban pour rejoindre les rangs de l’EI en Irak. Une décision sans motif idéologique, clament leurs familles, qui y voient une conséquence de la crise économique
Des Libanais font une pause devant leur atelier dans une ruelle du quartier pauvre de Bab al-Tabbaneh, dans le nord de Tripoli (AFP/Joseph Eid)
Des Libanais font une pause devant leur atelier dans une ruelle du quartier pauvre de Bab al-Tabbaneh, dans le nord de Tripoli (AFP/Joseph Eid)
Par AFP à TRIPOLI, Liban

Quand Zakaria a disparu l’année dernière, sa famille a pensé qu’il avait fui la pauvreté au Liban pour tenter sa chance en Europe. Elle était bien loin de se douter qu’il allait mourir en Irak, dans les rangs du groupe État islamique (EI).

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Originaire de la ville de Tripoli (nord), le jeune homme de 22 ans est l’un des huit Libanais, au moins, qui auraient été tués en Irak depuis décembre. 

« On ignorait qu’il était en Irak, jusqu’au moment où nous avons été informés de sa mort », a déclaré sa mère Ghoufrane, en larmes, dans leur modeste appartement composé d’une seule pièce dans le quartier de Bab al-Tabbaneh.

Si l’EI n’a jamais contrôlé de zones au Liban, plusieurs ressortissants libanais se sont battus dans ses rangs, avant sa défaite territoriale en Irak (2017) puis en Syrie (2019). L’ONU estimait en 2021 à environ 10 000 le nombre de combattants de l’EI restés actifs dans ces deux pays.

Avant la crise déjà, les quartiers misérables de Tripoli étaient un vivier de militants sunnites, responsables d’attaques contre l’armée et impliqués dans des activités terroristes.

Depuis août, ils seraient 48 à avoir rejoint les rangs de l’EI en Irak, la dernière vague remontant au 18 janvier

Comme Zakaria, des dizaines d’autres jeunes hommes, tous originaires de ces quartiers, auraient été incités à rejoindre l’EI pour des « motifs financiers », selon une source sécuritaire, dans un pays en proie à une crise économique sans précédent.

D’après cette source, l’EI leur promettrait jusqu’à « 5 000 dollars par mois », alors que le salaire mensuel minimum dépasse à peine les 30 dollars au Liban.

« Pauvreté »

Le départ de ces jeunes en Irak a poussé le Liban à prendre contact avec les autorités de Bagdad, a affirmé dimanche le conseiller à la sécurité nationale irakien, Qassem al-Araji. Il a précisé que le ministre libanais de l’Intérieur devait se rendre prochainement à Bagdad.

Un vendeur de légumes dans une ruelle du quartier pauvre de Bab al-Tabbaneh, à Tripoli (AFP/Joseph Eid)
Un vendeur de légumes dans une ruelle du quartier pauvre de Bab al-Tabbaneh, à Tripoli (AFP/Joseph Eid)

Depuis août, ils seraient « environ 48 à avoir rejoint l’EI », la dernière vague remontant au 18 janvier.

La plupart d’entre eux ont été recrutés par un Tripolitain affilié à l’EI et résidant hors du Liban, selon la source sécuritaire.

Cinq familles ignorent encore le sort de leurs proches disparus. Les autres « ont reçu des appels de leurs enfants depuis l’Irak et informé ensuite les autorités », explique la source sécuritaire.

Zakaria a disparu en été, mais sa famille n’a appris sa mort qu’en décembre dernier, lorsque l’armée irakienne a déclaré avoir tué dix combattants et publié des images montrant des membres de l’EI tués dans le désert d’al-Anbar, dans l’ouest de l’Irak.

D’après sa famille, c’est « la pauvreté » et non pas une motivation idéologique qui a poussé Zakaria, ancien vendeur de rue ambulant, à quitter le Liban

Téléphone en main, son frère Ali montre une vidéo où le corps sans vie de Zakaria apparaît, à côté d’un autre cadavre, sur le capot d’un véhicule militaire.

« Quand il a disparu, nous pensions qu’il prévoyait de rejoindre la Suède clandestinement », raconte Ali, comme des centaines de Libanais qui ont récemment tenté la traversée périlleuse de la Méditerranée vers l’Europe.

D’après sa famille, c’est « la pauvreté » et non pas une motivation idéologique, qui a poussé Zakaria, ancien vendeur de rue ambulant, à quitter le Liban.

« Ton chéri est mort »

Fin janvier, cinq résidents de Wadi al-Nahleh, en banlieue de Tripoli, ont été tués en Irak, les derniers en date.

Parmi eux, Omar Seif, dont la mère a appris via WhatsApp sa mort. Il avait disparu le 30 décembre, a déclaré à un proche sous couvert d’anonymat.

« Comment vas-tu mon chéri ? », avait-elle écrit à Omar.

« Ton chéri est mort », lui a-t-on répondu par message WhatsApp.

Dans un communiqué publié le 29 janvier, l’armée irakienne a déclaré avoir tué plusieurs membres de l’EI dans la province de Diyala, dans l’est de l’Irak, dont Omar et deux de ses cousins. 

La mère d'Omar Seif, disparu du quartier de Wadi al-Nahle, dans le nord du Liban, à Tripoli, pleure la disparition (AFP/Joseph Eid)
La mère d'Omar Seif​​​​​​ pleure la disparition de son fils dans le quartier de Wadi al-Nahle, dans le nord du Liban, à Tripoli (AFP/Joseph Eid)

L’AFP avait rencontré la mère d’Omar deux semaines avant la mort de son fils. Selon elle, l’absence totale de perspectives a poussé le jeune homme à partir. 

Ancien détenu, il est soupçonné d’avoir participé à des attaques contre l’armée et s’est vu privé de ses droits civiques en sortant de prison.

« Il vaut mieux mourir là-bas que revenir au Liban, même si cela signifie que je ne le reverrai plus »

- La mère d’Omar Seif

Des milliers de Tripolitains soupçonnés d’être impliqués dans des activités de terrorisme à Tripoli ou ailleurs ou de s’en prendre à l’armée ont été arrêtés, dont beaucoup sans procès.

« Il était désespéré. Personne n’a accepté de l’embaucher. Il a donc travaillé comme journalier », raconte-t-elle.

Omar prévoyait d’épouser sa fiancée prochainement. Cela l’a rendu obsédé par les finances, selon sa mère, qui accuse l’État libanais d’être responsable du sort de son fils.

« J’ai peur qu’il ait rejoint l’EI », avait-elle confié lors de l’entretien.

Avant d’ajouter : « Mais il vaut mieux mourir là-bas que revenir au Liban, même si cela signifie que je ne le reverrai plus. »

Par Layal Abou Rahal.

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