Survivre à la mer : le dangereux périple vers l’Europe d’un fabricant de cercueils ghanéen
Le 11 septembre, juste avant l’aube, Stephen Donkoh et 113 autres personnes ont été secourus au large des côtes libyennes.
Ils avaient déjà passé deux jours et trois nuits à la dérive sur un canot pneumatique lorsque le navire humanitaire Open Arms les a repérés dans la nuit noire. Pour beaucoup, il s’agissait d’un miracle.
Une fois sur le pont, Stephen et les autres ont été guidés à travers le parcours du combattant que représente le protocole sanitaire de prévention du COVID-19 : « Laissez le gilet de sauvetage ici et mettez vos pieds sur le plateau avec du chlore là-bas », répétait un volontaire à bord à chacune des 114 personnes secourues.
Un deuxième volontaire distribuait du désinfectant pour les mains avant de vérifier la température des nouveaux arrivants et de s’assurer que tous portaient un masque correctement.
Paola Tagliabue, le médecin du navire, n’a trouvé aucun symptôme de coronavirus parmi les compagnons de voyage de Donkoh et les 162 autres personnes déjà embarquées à l’occasion de précédentes opérations de sauvetage.
« Quand arriverons-nous au port ? » était la question la plus récurrente à bord. Personne ne connaissait la réponse, pas même le capitaine du navire.
Des demandes répétées avaient été adressées à Malte et à l’Italie pour pouvoir accoster dans un port, étant donné que le droit international stipule que le port le plus proche doit accorder immédiatement une autorisation d’entrée.
Néanmoins, aucune réponse n’avait encore été reçue. Pendant ce temps, les migrants épuisés devaient affronter la chaleur et les odeurs sur un pont surpeuplé et essayer de trouver un endroit où dormir parmi les autres passagers.
À bord de l’Open Arms, long de 37 mètres, la tension était vive. Frank, un Ghanéen, était certain que son téléphone portable avait été volé par des Égyptiens, tandis qu’Ahmad s’emportait après avoir découvert que quelqu’un lui avait pris à la fois sa couverture et son minuscule espace de couchage à la poupe du navire.
« Quelqu’un veut bien m’écouter ? », hurlait-il à côté de Sasudone, un Nigérian de 50 ans qui en avait visiblement assez des adolescents somaliens qui ne cessaient de lui demander des cigarettes.
Bien que rares, il y avait aussi des moments de paix. Un cercle humain s’est immédiatement formé autour de Stephen Donkoh lorsque ce dernier a commencé à montrer des photos qui ont miraculeusement survécu au périple en mer et au désordre sur le pont.
Tout le monde s’émerveillait devant les photos illustrant l’artisanat peu conventionnel de Stephen, une collection de cercueils fantaisistes fabriqués sur mesure pour les défunts : un cercueil construit pour un pilote avait la forme d’un avion, tandis qu’un autre réalisé pour un vieux chasseur ressemblait à un tigre. Il y avait aussi un thon pour un pêcheur, une voiture pour un chauffeur de taxi. L’étonnement initial du petit public s’est mué en admiration. Stephen Donkoh est un véritable artiste.
Parmi les 276 personnes sauvées par le projet Open Arms, l’histoire du fabricant de cercueils ghanéen parle de la vie et de la mort dans une mer d’incertitude qu’affrontent ceux qui cherchent à rallier l’Europe par la mer Méditerranée.
Un périple jonché de pièges
« Je les emporte toujours avec moi pour me présenter à des clients potentiels et leur montrer mon travail », a témoigné le Ghanéen au sujet des photos.
Ces cercueils fantaisistes, ou cercueils figuratifs, sont une tradition profondément ancrée dans la région d’Accra au Ghana. Pour les Gas, un peuple faisant partie des dizaines de groupes ethniques qui composent le pays, la mort n’est pas la fin mais un prolongement de la vie telle qu’elle était auparavant.
Comme l’a souligné Stephen, il s’agit surtout de se souvenir des défunts pour ce qu’ils ont fait dans la vie, même si la croyance selon laquelle les ancêtres sont beaucoup plus puissants que les vivants est également très présente. Ainsi, les cercueils font aussi office d’enveloppe attrayante servant à donner des indices sur les nouveaux venus dans l’au-delà.
Bien qu’ils aient été popularisés dans les années 1950, les cercueils figuratifs sont loin d’être accessibles aux Ghanéens ordinaires. Selon Stephen, le cercueil d’un enfant peut coûter environ 2 500 dollars, celui d’un adulte environ le double.
Stephen a commencé très tôt à travailler dans la charpenterie par l’intermédiaire de son père. Il aurait aimé poursuivre ses études après avoir terminé l’école primaire, mais l’argent se faisait rare à la maison.
Il a passé quelques années à construire des toits avec son père jusqu’en 2003, lorsqu’il s’est inscrit comme apprenti chez Pauliam, un fabricant de cercueils sur mesure réputé au Ghana.
Les Donkoh parvenaient enfin à joindre les deux bouts. Stephen s’est marié en 2005 et a eu cinq enfants, mais son rêve de réussir par lui-même ne s’était toujours pas concrétisé.
Un jour, au printemps 2019, un compatriote s’est présenté à son atelier à Accra et lui a affirmé qu’il pourrait gagner beaucoup d’argent en Libye grâce à ses compétences. Il n’a fallu que quelques jours à Stephen pour dire au revoir à sa famille et prendre la route vers le nord : il a traversé le Togo et le Bénin, puis l’implacable désert du Sahel au Niger avant d’arriver en Libye. Le Ghanéen l’attendait à Khoms, à 40 km à l’est de Tripoli.
Mais tout cela n’était qu’un piège.
« Non seulement il n’y avait pas de travail dans le marché des cercueils sur mesure, mais j’ai même fini par être forcé de travailler pour cet homme dans la construction sans voir l’argent », a raconté Stephen à son public tout ouï malgré le bruit incessant sur le pont.
Il a finalement réussi à fuir son ravisseur avant de croiser le chemin d’un Libyen qui lui a proposé un accès à un bateau vers l’Europe pour 300 dollars.
Mais c’était un autre piège : après avoir attendu plusieurs jours dans une maison près de la plage jusqu’à ce que les conditions météorologiques s’améliorent, Stephen a couru vers le rivage au milieu de la nuit et a découvert que le bateau qu’on lui avait promis n’était rien de plus qu’un canot pneumatique. Comment pouvait-il accueillir plus de 100 personnes ?
« Ils m’ont forcé à sauter dessus en me menaçant avec une arme. Ils m’ont dit qu’ils me tueraient sur place si je ne le faisais pas », a-t-il raconté. Ce chapitre de son histoire fait écho à l’expérience vécue par la plupart des passagers de l’Open Arms.
Le dernier voyage
Les habitants de la ville sicilienne de Palerme qui ont vue sur mer ont peut-être été témoins de la scène qui s’est déroulée au petit matin du 18 septembre, lorsque plusieurs dizaines de migrants ont commencé à sauter de l’Open Arms. Cela faisait déjà dix jours que la première opération de sauvetage avait été menée, mais ni Malte ni l’Italie n’avaient répondu aux demandes de port.
Les rives de Palerme se trouvaient à un peu plus d’un kilomètre ; on pouvait même voir les habitants se promener en bord de mer ou fumer nonchalamment sur leur balcon. Près de la moitié des migrants à bord ont décidé que nager serait le moyen le plus rapide de toucher terre.
« Quand allons-nous débarquer ? Dites-moi quand et je reste », a crié un Ivoirien à l’un des volontaires qui s’efforçaient de contenir la foule. Alors que certains ont tenté de nager jusqu’au rivage, Stephen a décidé de rester à bord, tout comme la majorité des Ghanéens.
« Vont-ils avoir des problèmes avec la police ? », « Vont-ils les renvoyer dans leur pays ? » : beaucoup s’interrogeaient, les yeux rivés sur les personnes secourues par les garde-côtes italiens. La question la plus pressante était une nouvelle fois la même : « Quand allons-nous enfin débarquer ? »
La réponse est arrivée durant la nuit à 0 h 46 : les autorités maritimes de Palerme ont demandé à l’Open Arms de préparer ses passagers en vue d’un transfert vers un navire de quarantaine attendu « dans les prochaines heures ». Les 140 migrants restants ont laissé éclater leur joie, tout comme l’équipage.
« Cela a été un véritable défi et, surtout, une mission très difficile », a confié Albert Mayordomo, le Catalan de 38 ans qui a dirigé la mission de sauvetage. « Ces gens avaient déjà subi beaucoup de violences et ils étaient épuisés. Le refus constant de Malte et de l’Italie de nous accueillir pendant tous ces jours n’a fait qu’accroître leur sentiment d’incertitude.
« Ils demandaient une solution que nous ne pouvions pas leur donner et nous ne pouvions pas non plus leur mentir », a-t-il expliqué depuis le pont, toujours avec son masque. La tension vécue à bord a été selon lui « sans précédent » tout au long des 76 missions de sauvetage menées à ce jour par l’ONG catalane du même nom que le navire.
Albert a dénoncé une « offensive administrative » dirigée contre la flotte humanitaire. Le Sea-Watch 4, un navire allemand, a été immobilisé par les autorités italiennes à Palerme après sa dernière mission de sauvetage le mois dernier.
Mais le cas récent le plus flagrant est peut-être celui du Maersk Etienne. Après avoir secouru 27 migrants dans les eaux maltaises début août, le cargo a dû attendre six semaines avant d’être finalement autorisé à accoster en Sicile.
Les chiffres corroborent le succès du blocus européen. Selon les données recueillies par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 20 000 migrants sont parvenus à rallier l’Italie jusqu’à présent cette année, soit seulement un tiers du total de 2019.
« Ces gens avaient déjà subi beaucoup de violences et ils étaient épuisés »
– Albert Mayordomo, chef de la mission de sauvetage de l’Open Arms
Le nombre de personnes dont le décès en mer a été confirmé cette année dépasse les 400 et est probablement beaucoup plus élevé.
Dans un rapport publié le 13 septembre, l’ONG internationale Médecins sans frontières (MSF) a dénoncé « une politique délibérée visant à ne pas sauver de vies » alors que Malte et l’Italie ignoraient les appels de détresse et retardaient les opérations de secours.
Stephen Donkoh est monté à bord du GNV Allegra, l’un des cinq ferries loués par le gouvernement italien pour que les migrants puissent y passer les deux semaines de quarantaine imposées en raison de la pandémie.
Deux jours plus tard, le 20 septembre, le Giornale di Sicilia a relayé des propos de Nello Musumeci, président de la région Sicile, selon lesquels 60 cas de coronavirus avaient été recensés parmi les migrants secourus par l’Open Arms. Mais ni la Croix-Rouge ni d’autres institutions officielles n’ont publié de communiqués concernant les cas à bord.
Suite à ces propos formulés dans un contexte d’élections régionales italiennes, certains ont estimé que le dirigeant conservateur sicilien cherchait à attiser la peur vis-à-vis de l’arrivée des migrants à des fins électorales.
Dans le même temps, les procureurs italiens mènent actuellement une enquête sur la mort d’Abou Diakité, un Ivoirien de 15 ans qui a également été amené à Palerme par l’Open Arms. L’adolescent souffrait de malnutrition, de déshydratation et potentiellement d’une infection rénale alors qu’il se trouvait à bord du navire de sauvetage, selon le personnel de l’ONG Emergency.
Alors même que le dossier avait été remis par l’ONG italienne, Abou Diakité a dû rester sur le navire de quarantaine jusqu’au 30 septembre, date à laquelle son transfert vers un hôpital de Palerme a été ordonné. Mais il était déjà trop tard pour l’adolescent, décédé deux jours plus tard.
Stephen Donkoh est désormais sorti de quarantaine. Le charpentier ghanéen est conscient qu’il ne pourra probablement pas mettre à profit ses compétences de fabricant de cercueils figuratifs en Europe. « On a toujours besoin d’un bon charpentier », estime-t-il cependant.
Après avoir survécu à un voyage en bateau qui aurait pu lui coûter la vie, Stephen n’a pas hésité une seconde quant au modèle de cercueil qu’il choisirait pour lui-même : « Un rabot de menuisier, bien entendu ! »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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