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Maroc : la longue bataille pour la dépénalisation de l’alcool sur le point d’aboutir

Le nouveau ministre de la Justice veut abroger la loi interdisant aux Marocains de consommer de l’alcool. Un combat que son parti mène depuis sa création en 2008
Le ministre de la Justice marocain a déclaré : « On dit aux gens : n’achetez pas d’alcool mais payez quand même la taxe ». (AFP/Fadel Senna)
Le ministre de la Justice marocain a déclaré : « On dit aux gens : n’achetez pas d’alcool mais payez quand même la taxe » (AFP/Fadel Senna)

Presque 170 millions d’euros. C’est le montant récolté en 2021 par l’État marocain à travers les redevances sur l’alcool – vin, bière et autres spiritueux. Une manne qui dépasse même les prévisions du ministère des Finances, qui tablait dans le projet de loi de finances sur seulement 134 millions d’euros.

Dans ce pays de 36 millions d’habitants, où plus de 100 millions de litres de boissons alcoolisées sont consommés annuellement, il est pourtant « interdit à tout exploitant d’un établissement soumis à licence de vendre ou d’offrir gratuitement des boissons alcooliques ou alcoolisées à des Marocains musulmans ». La peine encourue : jusqu’à six mois de prison et jusqu’à 140 euros d’amende.

Une loi qui date de 1967 « totalement en décalage avec la réalité », regrette un ancien haut cadre du ministère du Tourisme contacté par Middle East Eye.

Le ministre de la Justice Abdellatif Ouahbi ne dit pas autre chose. Lors d’un débat organisé le 31 mai dans la ville de Salé, au nord de Rabat, le responsable gouvernemental, qui dirige le Parti authenticité et modernité (PAM, centre gauche), a déclaré : « Il y a des sanctions aberrantes dans le code pénal. On dit aux gens : n’achetez pas d’alcool mais payez quand même la taxe. Va-t-on considérer un jour le Marocain comme un individu responsable et libre de mener sa vie privée comme il l’entend ? »

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À peine nommé à la tête du département de la Justice, l’avocat a retiré du Parlement, en 2021, le nouveau projet de code pénal, jugé « liberticide » et accusé de « porter atteinte aux libertés individuelles », qui avait été déposé par Mustapha Ramid, ancien ministre de la Justice du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste).

Objectif : proposer une réforme intégrale et revoir certaines dispositions liberticides, y compris la dépénalisation de la consommation d’alcool par les Marocains.

« C’est moi qui dirigerai la rédaction du nouveau code », a insisté celui qui a fait ses armes politiques au sein de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et du Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste (PADS) avant de rejoindre le PAM en 2010.

La longue bataille entre le PJD et le PAM autour de l’alcool

La dépénalisation de la vente et de la consommation d’alcool est un thème récurrent du PAM.

En 2016, alors en campagne législative face à son principal adversaire le PJD, le parti du tracteur avait déjà formulé la promesse de réformer les lois pour abroger les dispositions sanctionnant la consommation des boissons alcoolisées et les relations sexuelles hors mariage.

« Qu’on nous comprenne bien. Nous sommes favorables à une révision du code pénal dans le sens de la progression des libertés individuelles. Le PAM n’incite personne à la débauche », plaidait le très médiatique Ilyas El Omari, alors à la tête du parti.

« Dans les faits, tout le monde sait que les Marocains boivent. Il faut mettre fin à cette hypocrisie le plus tôt possible »

- Un responsable du PAM à MEE

Arrivé deuxième aux élections législatives de septembre 2021, le PAM participe pour la première fois au gouvernement, lequel est dirigé par le Rassemblement national des indépendants (RNI, libéral) et composé de plusieurs ministres connus pour leur engagement en faveur des libertés individuelles, comme la ministre de l’Habitat et maire de Marrakech Fatima Zahra Mansouri, ou encore le ministre de la Jeunesse et de la Culture Mohamed Mehdi Bensaid.

« Il n’y a rien d’extraordinaire à vouloir dépénaliser la consommation d’alcool. L’alcool est en vente partout : dans les supermarchés, les débits de boissons, les hôtels… Et, dans les faits, tout le monde sait que les Marocains boivent. Il faut mettre fin à cette hypocrisie le plus tôt possible », explique à MEE un responsable de la formation politique qui préfère garder l’anonymat.

Fondé en 2008 par le conseiller de Mohammed VI, Fouad Ali El Himma, pour faire face à la montée des islamistes, le parti de centre gauche a toujours craint de voir le PJD, qui a dirigé le gouvernement de 2011 à 2021, s’emparer du thème des libertés individuelles pour contrôler davantage les mœurs des Marocains.

Au lendemain de sa victoire électorale de 2011, Mustapha Ramid, grande figure du parti islamiste qui sera désigné ministre de la Justice puis ministre d’État, avait attisé cette crainte en déclarant lors d’une émission : « Nous n’allons pas fermer les bars, mais nous n’autoriserons pas l’ouverture de nouveaux établissements. »

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Moins de deux ans plus tôt, Ahmed Raissouni, célèbre dirigeant du Mouvement unicité et réforme (MUR, matrice idéologique du PJD) et successeur en 2018 de Youssef al-Qaradawi à la tête de l’Union internationale des savants musulmans, avait émis une fatwa appelant les Marocains à boycotter tous les supermarchés commercialisant des boissons alcoolisées.

« La consommation de boissons alcoolisées au Maroc entre dans le cadre des libertés individuelles, et non d’une quelconque autorité ou autre qui pourrait la réprimer ou l’interdire », lui répondait par voie de communiqué l’association Bayt al-Hikma (Maison de la sagesse), présidée alors par Khadija Rouissi, autre grande figure du PAM aujourd’hui ambassadrice du royaume au Danemark et en Lituanie.

« Les lois qui stipulent que les alcools ne doivent être vendus qu’aux étrangers, ou qui punissent les ressortissants marocains pour leur consommation ou achat d’alcool, [sont] en contradiction avec la Constitution qui garantit la liberté et le droit individuels et collectifs, et le droit à la différence, ce qui conduira à l’abrogation de ces lois pour assurer la conformité du droit marocain avec le texte de la Constitution, comme le Maroc s’est engagé à le réaliser auprès des organisations internationales. »

Le tourisme, un dommage collatéral ?

Au-delà de son décalage avec la réalité, la loi actuelle est « ambiguë », avait critiqué en 2013 Lahcen Haddad, alors ministre du Tourisme.

« Il n’est écrit nulle part sur votre carte d’identité que vous êtes musulman ou non », faisait-il constater dans un entretien donné au magazine TelQuel, ajoutant que la situation ne faisait que favoriser le « commerce illicite » et les « crimes ».

Dans le secteur du tourisme, lequel représente 7 % du PIB du Maroc, de plus en plus de voix s’élèvent désormais contre cette loi qui menace les opérateurs telle une épée de Damoclès.

Vins marocains et européens exposés lors de la Fête de la vigne au palais El Mansour à Meknès, bien que le maire et son adjoint soient islamistes, le 17 novembre 2007 (AFP/Abdelhak Senna)
Vins marocains et européens exposés lors de la Fête de la vigne au palais El Mansour à Meknès, bien que le maire et son adjoint soient islamistes, le 17 novembre 2007 (AFP/Abdelhak Senna)

« Partout, des établissements vendent quotidiennement de l’alcool à des “Marocains musulmans“ sans que cela ne pose le moindre problème mais une sanction peut à tout moment tomber à cause de cette loi anachronique », dénonce une grande figure du tourisme qui ne souhaite pas être citée nommément.

Selon nos informations, Abdellatif Kabbaj, qui occupait alors la fonction de président de la Confédération nationale du tourisme (CNT), qui regroupe les associations les plus représentatives du secteur, avait évoqué le sujet au cours d’une réunion avec l’ancienne ministre du Tourisme Nadia Fettah Alaoui, à la tête du ministère des Finances depuis octobre 2021, sans pour autant parvenir à obtenir d’elle une quelconque promesse.

« La plupart des ministres sont favorables à l’abrogation de cette loi », admet l’ancien responsable au ministère du Tourisme. « Mais comme le sujet est demeuré longtemps tabou, tout le monde a peur de se mettre à dos une partie de la population en menant la réforme. » 

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