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Les activistes arabes redoutent l’effondrement de Twitter

Depuis plus de dix ans, la plateforme est l’endroit de référence pour les appels à manifester et les campagnes urgentes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Sa fermeture éventuelle inquiète vivement les défenseurs des droits de l’homme de la région
L’effondrement de Twitter – ou même une fuite majeure de ses utilisateurs – contraindra les activistes et défenseurs des droits au Moyen-Orient à reconstruire des réseaux qui sont le fruit de plusieurs années de travail (MEE)

Lorsque Rahaf Mohammed a tenté de fuir les abus dont elle était victime en Arabie saoudite en 2019 et s’est retrouvée piégée dans un hôtel de Bangkok sous la menace d’une expulsion imminente vers son pays, elle s’est tournée vers Twitter.

« Je ne peux rien faire parce qu’ils ont mon passeport et demain, ils me forceront à y retourner », plaidait la jeune fille de 18 ans. « S’il vous plaît, aidez-moi. Ils vont me tuer. »

À l’autre bout du monde, la journaliste Mona Eltahawy a commencé à traduire ses messages. En quelques heures, Rahaf Mohammed faisait la une des journaux. En quelques jours, elle a obtenu l’asile au Canada. 

Alors que des centaines d’employés de Twitter ont démissionné jeudi dernier et que les utilisateurs racontent leurs belles rencontres via le site, partagent leur nouveau compte Mastodon et rendent hommage virtuellement (peut-être de manière anticipée) à la plateforme à coup de hashtag #RIPTwitter (« repose en paix Twitter »), les activistes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord sont secoués.

« En une minute, des millions de personnes interagissent avec vous. Tout ce travail est désormais en péril »

- Khalid Ibrahim, Gulf Centre for Human Rights

Depuis plus de dix ans, Twitter est le réseau social de référence où les gens de la région s’expriment, même si de manière anonyme

Avec 237,8 millions d’utilisateurs quotidiens dans la région selon les estimations, Twitter est l’une des principales plateformes – si ce n’est la principale : un forum pour les appels à manifester, les campagnes contre les guerres et pour les prisonniers politiques, les appels à l’aide divers et variés.

Si le rachat par Elon Musk – et le soutien du prince saoudien al-Walid ben Talal et de sa société d’investissement – a fait trembler la communauté des activistes, les démissions de masse de jeudi dernier ont semblé être le coup de grâce pour certains.

« On est tellement inquiets », confie Khalid Ibrahim, directeur général du Gulf Centre for Human Rights, une organisation basée au Liban.

« On discute actuellement pour savoir où on va. Pourrait-on simplement avoir une nouvelle application ? Quelles sont les applications disponibles ? Seront-elles mieux ? »

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Mohamed Najem, directeur général de Social Media Exchange (Smex), organisation caritative basée à Beyrouth qui défend et plaide pour les droits numériques au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, affirme que Twitter est un espace critique pour l’expression dans la région.

« Il n’y a pas de parti politique. Il n’y a pas de syndicat. Aucune de ces choses n’existe dans la majorité de ces pays. Et s’ils existent, ils sont totalement contrôlés par l’État ou les agences affiliées à l’État », explique-t-il à Middle East Eye.

Najem précise avoir anticipé les changements provoqués par le rachat de Twitter par Elon Musk mais que ceux-ci se produisent bien plus vite que prévu et que cela est « inquiétant ».

« Il y a eu énormément de licenciements dans les différents services [y compris] le service Droits de l’homme », déplore-t-il. « Nous n’avons plus vraiment accès aux gens que nous connaissons chez Twitter. »

Khalid Ibrahim abonde en son sens. Son organisation comptait elle aussi sur le service Droits de l’homme de Twitter pour les aider sur des problèmes tels que les discours de haine, et ils ont désormais perdu ce contact.

Des vies sont en jeu

Au niveau mondial, les organisations et activistes pour les droits de l’homme doivent désormais tout reprendre à zéro et rebâtir des réseaux et profils qui leur ont demandé des années de travail, analyse Marc Owen Jones, professeur adjoint à l’Université Hamad ben Khalifa au Qatar et auteur de Digital Authoritarianism in the Middle East.

« [Pour] les activistes qui ont construit des audiences et des réseaux, et ont acquis la capacité de maîtriser cette plateforme qui leur permet de disséminer l’information et mettre à jour des événements en temps réel, [… son éventuel effondrement] sera quelque chose d’énorme », prédit-il. 

Khalid Ibrahim souligne qu’étant donné la capacité unique de Twitter à attirer l’attention rapidement sur des urgences en matière de droits de l’homme, les changements actuels pourraient mettre des vies en jeu. 

« Si Twitter s’effondre, ce sera une crise pour les activistes des droits de l’homme à travers le monde »

- Ghanem al-Masarir, dissident et satiriste saoudien

Il cite l’exemple de la défenseure saoudienne des droits de l’homme Israa al-Ghomgham, qui avait été condamnée à mort en 2018 pour sa participation à des manifestations antigouvernementales dans la province orientale de Qatif en 2011.

Son exécution était imminente, ajoute-t-il, et c’est alors qu’une campagne Twitter en soutien à la jeune militante a attiré l’attention sur son cas.

« Nous lui avons sauvé la vie. Nous avons contraint le procureur à apparaître en public et à affirmer qu’elle n’encourait plus la peine de mort », raconte-t-il.

« Imaginez, on tweete simplement quelque chose à propos des droits de l’homme et on obtient plus de quatre millions de réactions. En une minute, des millions de personnes interagissent avec vous. Tout ce travail est désormais en péril. »

Plusieurs activistes indiquent à MEE que la révélation en 2018 de la présence d’espions saoudiens au sein de Twitter, qui ont partagé des données des utilisateurs avec le gouvernement saoudien, avait déjà constitué un signal d’alarme pour eux.

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Les données partagées par ces espions, dont un a été condamné au mois d’août, auraient conduit à l’arrestation de twittos anonymes dans le royaume.

En fait, les questions concernant la sécurité de Twitter et des autres réseaux sociaux sont soulevées par les activistes de la région depuis des années, sans qu’ils ne migrent pour autant vers d’autres plateformes.

L’une des raisons à cela, selon Ghanem al-Masarir, dissident et satiriste saoudien qui vit à Londres et compte plus de 461 000 abonnés sur Twitter, c’est que cette plateforme ne peut être aisément copiée.

« Si Twitter s’effondre, ce sera une crise pour les activistes des droits de l’homme à travers le monde », estime Masarir.

L’infiltration de Twitter par des espions saoudiens, dit-il, a montré l’importance prise par cette plateforme.

« Je ne peux la comparer à d’autres. C’est la meilleure et, avec de la chance, elle restera la meilleure. J’espère qu’Elon Musk continuera à la gérer telle quelle. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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