Le rôle énigmatique de la Corée du Nord sur le marché des armes au Moyen-Orient
La Corée du Nord a vendu des armes à un certain nombre de pays du Moyen-Orient au fil des décennies et les analystes affirment que Pyongyang reste un important fournisseur d’armes aux pays de la région (en particulier l’Iran), à des acteurs non étatiques et, parfois, même à des alliés des États-Unis.
« L’Iran dépend toujours fortement de la Corée du Nord pour les armes conventionnelles – tout comme pendant la guerre civile syrienne », explique Bruce Bechtol, professeur de sciences politiques à l’Angelo State University, qui a beaucoup écrit sur le commerce des armes nord-coréen.
« Beaucoup de ces armes vont à des supplétifs tels que les Houthis, le Hezbollah et les milices iraniennes. Mais les combattants iraniens les utilisent eux aussi. »
La coopération de Pyongyang avec Téhéran est motivée principalement par l’aspect financier plutôt qu’idéologique.
Dans les années 1980, la Corée du Nord a largement exporté des armes peu coûteuses et peu sophistiquées vers les pays en développement. Jusqu’à 90 % de ces armes sont allées à l’Iran et à la Libye au cours de cette période.
Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée en 1991, Pyongyang a été gagné par le désespoir et l’isolement. Son économie étant au bord du gouffre, il était plus disposé à vendre des armes sophistiquées au Moyen-Orient pour disposer de liquidités.
Au cours de cette période, Israël a offert d’investir un montant substantiel dans l’économie nord-coréenne en difficulté. En échange, Pyongyang devait s’engager à ne pas vendre de missiles à longue portée aux ennemis d’Israël au Moyen-Orient. L’accord ne s’est jamais concrétisé, au moins en partie en raison de l’opposition résolue d’un Washington sceptique.
Acteurs non étatiques
« Les exportations de Pyongyang vers le Moyen-Orient après 1991 étaient bien plus importantes que celles de la guerre froide », ajoute Bruce Bechtol.
« La Corée du Nord a conclu d’importantes ventes d’armes avec l’Iran dans les années 1980, notamment des armes conventionnelles et des missiles Scud-B/C. Mais à partir de 1991, la Corée du Nord a poursuivi ses ventes à l’Iran et y a également construit des installations de fabrication de missiles. »
La Corée du Nord a également vendu à l’Iran des missiles No Dong, le missile Musudan, des éléments du missile Taepo Dong et a collaboré à des projets tels qu’un propulseur de fusée de 80 tonnes – probablement pour un missile balistique intercontinental (ICBM), note Bechtol.
La Syrie a acheté des Scud-C et des Scud-D à la Corée du Nord « ainsi que des armes chimiques », selon Bruce Bechtol.
« Ils ont également vendu une pléthore d’armes conventionnelles aux deux pays ainsi qu’à des supplétifs. »
Même si Pyongyang et Téhéran ont coopéré sur le plan militaire pendant des années, Bechtol estime que les rumeurs d’échange de technologie entre les deux sont « complètement fausses ».
« La Corée du Nord est le vendeur et l’Iran est l’acheteur », assure-t-il. « Les programmes de missiles de la Corée du Nord – en particulier ceux que l’Iran achète – sont bien en avance sur ceux de l’Iran. »
Ce n’est un secret pour personne que les armes nord-coréennes finissent souvent entre les mains d’acteurs non étatiques au Moyen-Orient, le Yémen en est un exemple parlant.
En 2002, la marine américaine a saisi un cargo nord-coréen transportant quinze missiles balistiques de type Scud en chemin vers le Yémen, mais l’a rapidement libéré car la livraison n’était pas illégale au regard du droit international. Cette cargaison était la dernière d’une série de livraisons qui a commencé dans les années 1990, lorsque Sanaa a commandé des missiles à Pyongyang.
Même si Pyongyang et Téhéran ont coopéré sur le plan militaire pendant des années, Bechtol estime que les rumeurs d’échange de technologie entre les deux sont « complètement fausses »
En 2015, peu après l’intervention de l’Arabie saoudite dans la guerre civile au Yémen, les Houthis ont commencé à tirer sur le royaume des missiles balistiques qu’ils avaient pris dans l’ancien arsenal militaire yéménite.
Les missiles étaient très probablement les mêmes que ceux que Pyongyang avait livrés plus tôt – le dérivé Scud que la Corée du Nord a vendu à l’armée yéménite est le Hwasong-6.
Si ces armes nord-coréennes étaient destinées à l’ancienne armée yéménite, Pyongyang a également cherché à armer directement les Houthis en violation de l’embargo sur les armes au Yémen.
En 2019, un panel d’experts de l’ONU a révélé que la Corée du Nord avait fourni « des armes légères et de petit calibre et d’autres équipements militaires aux Houthis au Yémen » en se servant d’un trafiquant d’armes syrien comme intermédiaire.
Pyongyang a également cherché à « fournir un large éventail d’armes conventionnelles et de missiles balistiques » au groupe.
Des relations amicales avec l’Égypte
D’autres puissances du Moyen-Orient censément alignées sur les intérêts américains ont également acheté des armes nord-coréennes, certaines relativement récemment.
En 2017, il a été révélé que des hommes d’affaires égyptiens avaient commandé 30 000 lance-roquettes à Pyongyang (la Corée du Nord est l’un des plus grands exportateurs clandestins d’armes légères au monde) dans le cadre d’un accord de 23 millions de dollars au nom de l’armée égyptienne.
La cargaison a incité l’administration Trump à geler 300 millions de dollars d’aide militaire à l’Égypte. À cette époque, Le Caire a prétendu avoir « rompu tous les liens militaires avec la Corée du Nord », lesquels remontait à l’époque de la guerre froide.
« L’Égypte entretient des relations amicales avec la Corée du Nord, mais il est extrêmement probable que les Égyptiens n’importent pas d’armes nord-coréennes, fidèles à leur promesse de 2017, car l’Égypte perdrait beaucoup plus que ce qu’elle pourrait gagner en achetant des armes nord-coréennes et en violant les sanctions », explique à Middle East Eye Scott Kardas, analyste Asie-Pacifique chez RANE, la société de renseignement sur les risques.
Deux ans plus tôt, les Émirats arabes unis avaient acheté pour 100 millions de dollars d’armes nord-coréennes destinées à la campagne militaire menée par l’Arabie saoudite au Yémen. Abou Dabi a conclu ces accords militaires à l’aide d’entreprises privées pour éviter toute sanction américaine potentielle.
« Il est très peu probable que les EAU s’exposent à des sanctions pour violation des sanctions en achetant des armes nord-coréennes pour les mêmes raisons que l’Égypte », ajoute-t-il.
Scott Kardas pense que l’Iran pourrait vouloir travailler avec la Corée du Nord pour développer son programme de missiles balistiques, se donnant « plus d’options sur l’échelle de l’escalade ».
« Ce serait similaire à ce que fait la Corée du Nord avec son développement d’armes en tant que moteur de sa politique de sécurité et de son engagement avec la Corée du Sud et les États-Unis », poursuit-il, ajoutant que l’Iran ne compterait pas sur la Corée du Nord pour les systèmes ou les matériaux, mais capitaliserait sur ses experts et conseillers pour développer ses propres programmes.
« Les pays qui tombent sous le parapluie de la sécurité américaine sont exceptionnellement peu susceptibles de violer les sanctions, car ils ont bien plus à perdre qu’à gagner en cas d’infraction des sanctions américaines »
- Scott Kardas, analyste Asie-Pacifique
Alors que les ventes d’armes nord-coréennes à la région se poursuivent, Kardas doute qu’elles soient aussi importantes qu’elles ne l’étaient au cours des dernières décennies.
« Il est probable que les ventes d’armes nord-coréennes au Moyen-Orient diminuent, mais il est difficile de suivre ces ventes en raison de l’opacité de ces accords », commente Scott Kardas.
« Les pays qui tombent sous le parapluie de la sécurité américaine sont exceptionnellement peu susceptibles de violer les sanctions, car ils ont bien plus à perdre qu’à gagner en cas d’infraction des sanctions américaines », conclut-il.
Concurrence sud-coréenne
Alors que les ventes d’armes de la Corée du Nord au Moyen-Orient diminuent, celles de la Corée du Sud ne cessent d’augmenter. Séoul a déjà effectué d’importantes ventes d’armes à la région.
Par exemple, l’obusier automoteur turc T-155 Firtina est une variante construite sous licence du système K9 Thunder de la Corée du Sud. Le T-155 a connu de fréquents combats dans les opérations turques transfrontalières en Syrie et en Irak au cours de la dernière décennie.
Le char de combat principal Altay que la Turquie développe, le premier construit en Turquie, s’inspire également fortement du char sud-coréen K2 Black Panther.
En janvier 2022, les EAU sont devenus le premier acheteur du système de défense aérienne Cheongung II KM-SAM de la Corée du Sud après avoir signé un contrat de 3,5 milliards de dollars.
Ces dernières années, l’Irak voisin a également acquis deux douzaines d’avions d’entraînement T-50 Golden Eagle construits en Corée du Sud.
Et les ventes d’armes de Séoul au Moyen-Orient devraient augmenter dans les années à venir.
À la mi-novembre, le puissant prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, s’est rendu en Corée du Sud et a exprimé sa volonté d’élargir la coopération militaire bilatérale. Le président sud-coréen a également proposé que Riyad et Séoul puissent produire conjointement des armes sur le sol saoudien.
La Corée du Sud fournit aux acheteurs de ses équipements d’importants transferts de technologie, permettant à ces pays de construire éventuellement ces systèmes ou des variantes de ceux-ci indépendamment – comme la Turquie l’a fait avec le T-155 et le fait avec l’Altay.
Riyad a témoigné d’une volonté d’étendre sa modeste industrie de l’armement, la rendant moins dépendante des importations étrangères. Une coopération militaire accrue entre les deux ne serait donc pas une surprise.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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