Le blocus israélien de Gaza sépare les mères de leurs enfants prématurés
Yasmeen Ghanem était enceinte de sept mois lorsqu’on lui a appris qu’elle devait accoucher avant terme.
La Palestinienne de 28 ans s’est hâtée de prendre les dispositions nécessaires pour se rendre à Jérusalem depuis sa ville natale de Gaza, où les infrastructures médicales ont été gravement endommagées par des années de blocus et de bombardements israéliens.
Une semaine plus tard, elle a donné naissance à une petite fille, Sophie, qui pesait moins de 800 g et avait besoin de soins médicaux à l’hôpital al-Makassed de Jérusalem-Est occupée.
Puis, la jeune mère a été contrainte de rentrer à Gaza par les autorités israéliennes : les conditions du permis ne l’autorisaient pas à rester à Jérusalem après sa sortie de l’hôpital.
« Je me sentais si coupable de la laisser seule alors qu’elle avait le plus besoin de moi », confie Yasmeen Ghanem à Middle East Eye, en racontant son retour à Gaza en taxi et en pleurs.
« Mais ce choix ne m’appartenait pas. »
Sophie s’ajoute aux milliers d’enfants palestiniens qui, depuis 2007, sont séparés de leurs parents pendant leur traitement hors de la bande de Gaza assiégée.
À cause du siège israélien, les Palestiniens qui souhaitent quitter Gaza via le poste-frontière de Beit Hanoun (Erez) pour rejoindre la Cisjordanie occupée ou Israël doivent obtenir un visa de sortie auprès de l’armée israélienne.
Ces autorisations ne sont accordées qu’aux personnes qui entrent dans des catégories très strictes (parmi lesquelles les cas humanitaires et médicaux critiques, le personnel des organisations internationales ou les étudiants disposant de bourses pour étudier à l’étranger).
Dans près de la moitié des cas concernant des patients mineurs, l’armée israélienne rejette ou retarde les permis des parents, les enfants malades doivent donc être accompagnés par un autre proche.
« Elle grandit seule »
Lorsque Yasmeen Ghanem est rentrée à Gaza, les symptômes de sa dépression étaient manifestes, selon son psychiatre.
« Ce n’est pas comme ça que j’avais prévu ma relation avec mon bébé. Elle grandit seule dans un endroit où je ne peux accéder », déplore la jeune mère.
« Savoir qu’il y a des centaines de mètres et trois check-points entre moi et ma fille me tue à chaque seconde », ajoute-t-elle.
La bande de Gaza est à moins d’une heure de route de Jérusalem sans les check-points israéliens.
« Voir des bébés pleurer sans leurs mères était triste et dévastateur »
- Yasmeen Ghanem, mère palestinienne
Une semaine après son retour, Yasmeen Ghanem a demandé à l’ONG Physicians for Human Rights de déposer une demande en son nom pour obtenir un nouveau permis.
L’organisation, qui travaille sur des cas similaires, lui a obtenu un permis d’un mois lui permettant d’aller à l’hôpital mais pas ailleurs en ville.
Dix jours après leur séparation initiale, Yasmeen Ghanem a pu retrouver Sophie, tandis que son père Muhammad n’a pu faire connaissance avec son bébé qu’à travers des photos.
« J’ai eu la chance d’obtenir le permis. Je suis la seule mère de Gaza qui rend visite à son bébé à l’hôpital », rapporte Yasmeen.
« Voir des bébés pleurer sans leurs mères était triste et dévastateur. »
En raison des restrictions strictes de son permis, elle ne peut séjourner dans un hôtel de Jérusalem pendant le traitement de sa fille. En conséquence, elle ne peut rester qu’une seule nuit chaque semaine.
Après l’expiration de son permis d’un mois, Yasmeen et son mari ont demandé de nouveaux permis. Si Yasmeen a obtenu une extension d’une semaine, Muhammad n’a pas reçu de réponse à sa demande.
Les médecins ont les mains liées
À l’hôpital al-Makassed, l’un des plus grands centres médicaux pour les Palestiniens dans la ville occupée, il y a une douzaine de prématurés non accompagnés.
C’est une « triste situation » pour le chef du service de néonatologie, le docteur Hatem Kamash.
« C’est ainsi depuis des années et aucune véritable solution pour cette triste situation ne s’annonce à l’horizon », déclare-t-il à MEE lors d’une interview par téléphone.
« Séparer des enfants de leurs parents à un stade si précoce laisse des cicatrices néfastes sur leur bien-être à la fois physique et psychologique », ajoute le médecin.
« Ces bébés sont privés du lait de leur mère qui, outre le lien physique, est crucial pour leur développement émotionnel. »
La seule façon pour Hatem Kamash de garder les mères à Jérusalem, c’est de ne pas signer leur sortie de l’hôpital, ce qui est difficile en raison de sa capacité limitée.
« Même si je le voulais, ce n’est pas confortable pour elles de vivre à l’hôpital pendant des semaines, voire des mois », regrette-t-il.
Aseel Baidoun, responsable des campagnes et du plaidoyer pour l’organisation britannique Medical Aid for Palestinians (MAP), indique que son organisation fait campagne au Royaume-Uni depuis des années contre ce problème.
Cette politique israélienne fait partie des « discriminations systémiques et de la fragmentation » visant les Palestiniens dans les territoires occupés, dit-elle, et MAP s’efforce de soulever le problème auprès des décideurs au Royaume-Uni.
« C’est un des exemples brutaux de la façon dont les politiques israéliennes déshumanisent les Palestiniens et les privent de leurs droits fondamentaux », déclare-t-elle à MEE.
Lenteur bureaucratique
Même si des permis israéliens pour quitter Gaza sont accordés dans des « circonstances humanitaires exceptionnelles », la lenteur du processus bureaucratique de demande empire les choses pour les Palestiniens selon Ghada Majadli, directrice en Israël du service Territoires occupés de Physicians for Human Rights.
La plupart des permis accordés sont réservés aux mères et ne sont valables qu’un jour, tandis que la plupart des pères ne peuvent pas aller voir leurs enfants, rapporte Ghada Majadli.
« C’est un des exemples brutaux de la façon dont les politiques israéliennes déshumanisent les Palestiniens et les privent de leurs droits fondamentaux »
- Aseel Baidoun, Medical Aid for Palestinians
« Parfois on tente d’obtenir un permis simplement pour que l’un des parents aille récupérer son enfant à sa sortie de l’hôpital, mais on ne l’obtient pas toujours, d’autres proches vont chercher l’enfant et le ramènent à Gaza. »
Le docteur Kamash confirme que son service a connu des cas similaires à ce que décrit Ghada Majadli. La situation est un dilemme pour eux : ils craignent que ce soit illégal de confier un enfant à quelqu’un d’autre que ses parents.
« Mais quelles autres options s’offrent à nous ? », s’interroge-t-il.
Actuellement, deux bébés sont prêts à sortir d’al-Makassed mais aucun des parents n’a encore obtenu de permis israélien.
« Nous avons besoin de ces couveuses pour les nouveaux prématurés ; cette situation affecte négativement notre capacité d’accueil », dénonce Kamash.
L’armée israélienne refuse les permis lorsque la demande des responsables légaux d’un mineur est rejetée sur la base de motifs sécuritaires non spécifiés ou en raison de prétendues erreurs dans le dossier.
Entre 2018 et 2021, environ 43 % des enfants ont voyagé sans leurs parents, selon l’Organisation mondiale de la santé.
« J’ai hâte de la retrouver »
Yasmeen Ghanem n’avait que 14 ans lorsqu’Israël a imposé le siège de la bande de Gaza en 2007.
Elle a survécu à quatre grandes offensives militaires menées par Israël contre Gaza (en 2008-2009, 2012, 2014, 2021) et encore en août dernier. Toutes ces offensives ont amené les infrastructures sanitaires de Gaza au bord de l’effondrement.
Selon l’ONU, il est impossible d’accéder à des chimiothérapies, des radiothérapies et des examens d’imagerie médicale dans l’enclave.
Les malades, parmi les deux millions de Palestiniens de l’enclave, qui ont besoin de traitements vitaux n’ont d’autres options que d’aller se faire soigner à l’étranger.
« J’avais toujours entendu dire que Gaza était la plus grande prison à ciel ouvert au monde, mais je ne comprenais pas vraiment ce que cela voulait dire jusqu’à ce que je ne puisse pas aller voir mon bébé qui n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres », témoigne Yasmeen Ghanem.
Cette expérience a changé la façon dont cette nouvelle mère voit les 55 ans d’occupation israélienne.
« J’ai toujours eu peur d’être tuée ou que l’un de mes proches soit tué dans une explosion. Mais je n’avais jamais pensé que je ne pourrais pas être avec ma fille alors même qu’elle est en vie. Je suis désespérée et j’ai hâte de la retrouver. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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