Le keffieh palestinien : tout ce que vous devez savoir sur ses origines
Morceau de tissu à carreaux noirs et blancs, le keffieh est décrit par certains comme le drapeau non officiel de la Palestine.
Longtemps synonyme de cause palestinienne, ce simple tissu d’un mètre carré, traditionnellement plié en diagonale et drapant la tête des paysans palestiniens, est aujourd’hui fièrement porté autour du cou de militants des droits de l’homme, de manifestants anti-guerre, de stars du sport et de célébrités – transcendant le genre, la religion et la nationalité.
Muhammad Walid, un quadragénaire palestinien de Jérusalem, se souvient d’avoir vu son père et ses oncles le porter quand il était enfant.
« Les générations plus âgées le portaient sur la tête », raconte-t-il. « J’ai commencé à le porter à l’adolescence, mais autour du cou. Pour moi, il représente la lutte et la cause palestiniennes. »
Des souvenirs que partage Riad Halak, 62 ans, également de Jérusalem. « C’est une tradition de Palestine. J’ai commencé à en porter un quand j’avais 11 ans, et je le porte encore aujourd’hui lors de journées spéciales comme la Nakba. Il fait partie de mon identité. »
Si le statut du keffieh en tant qu’icône de la nation palestinienne est incontesté, ses origines se situent plus à l’est, dans ce qui est aujourd’hui l’Irak.
Le mot lui-même signifie « relatif à Koufa », en référence à la ville irakienne située au sud de Bagdad, le long de l’Euphrate.
On sait toutefois peu de choses sur les racines du keffieh. Certains suggèrent qu’il a fait son apparition au VIIe siècle lors d’une bataille entre forces arabes et perses près de Koufa. Les Arabes auraient utilisé des cordes faites à partir de poils de chameau pour maintenir leurs coiffes et reconnaître leurs camarades dans le feu de l’action. Après leur victoire, le foulard aurait été conservé en souvenir de leur triomphe.
D’autres disent que l’étoffe, parfois appelée hata au Levant, a des origines antérieures à l’islam et plonge ses racines en Mésopotamie il y a environ 5 000 ans, lorsqu’elle était portée par les prêtres sumériens et babyloniens.
« Ses origines sont sujettes à spéculation », déclare à Middle East Eye Anu Lingala, auteure de A Socio-Political History of the Keffiyeh. « Jusqu’à très récemment, ces types d’objets n’étaient pas pris au sérieux en tant que sujets de recherche universitaire. L’exception concernait les objets de mode ou de design qui étaient associés au statut d’élite et à la richesse, alors que le keffieh était traditionnellement associé aux classes ouvrières. »
Symbole de la lutte
Bien qu’il ne soit plus lié au statut social, le keffieh en Palestine a ses racines modernes chez les fellah, les paysans, ainsi que chez les bédouins. Les deux groupes le portaient sur leur tête pour se couvrir la nuque et se protéger de la chaleur du soleil l’été et du froid l’hiver.
« Se couvrir la tête était un principe important dans la culture palestinienne traditionnelle. [Le keffieh] offrait une respirabilité grâce aux poches d’air créées par les plis du tissu », explique Lingala.
Les Palestiniens des villes, plus instruits, surnommés effendi, portaient le fez ou le tarbouche, un chapeau de feutre rouge foncé popularisé par le souverain ottoman Mahmud II et adopté par les habitants locaux en tant que forme vestimentaire standard.
« Les codes vestimentaires de l’Empire ottoman ont eu pour effet d’effacer les identités ethnoreligieuses, mais ils étaient la norme auprès des citadins », explique l’historienne de la culture Jane Tynan dans le livre Fashion and Politics.
Après la perte par l’Empire ottoman de ses territoires du Proche-Orient pendant la Première Guerre mondiale et la révolte arabe contre la domination coloniale britannique en 1936, les nationalistes palestiniens utilisèrent également le keffieh pour se couvrir le visage afin de cacher leur identité et éviter d’être arrêtés, provoquant des appels infructueux parmi les Britanniques à interdire le foulard. Au lieu de cela, lors d’un « moment pivot de la culture palestinienne », les Palestiniens s’unirent pour adopter le keffieh en signe de solidarité.
Le symbole est resté une icône essentielle de la nation palestinienne après la Nakba et la création de l’État d’Israël en 1948.
« Les Palestiniens de toutes les classes sociales ont abandonné le fez et se sont unis autour du port du keffieh, qui rendait difficile l’identification des révolutionnaires », explique à Middle East Eye Maha Saca, responsable du Centre du patrimoine palestinien à Bethléem.
Jane Tynan, qui est professeure assistante en histoire et théorie du design à la Vrije Universiteit d’Amsterdam, explique que « par sa fonction dans la révolte en tant qu’outil pour dissimuler l’identité de celui qui le portait aux yeux des autorités britanniques, le keffieh est devenu un symbole de la lutte palestinienne ».
« Alors que l’identité collective des Palestiniens et leur droit à la terre étaient de plus en plus menacés […] ils ont cherché à s’accrocher à des éléments qui représentaient la ‘’continuité culturelle’’ », ajoute Anu Lingala.
Plus tard, dans les années 1960, le dirigeant palestinien Yasser Arafat a popularisé le vêtement auprès d’un public mondial. « Abou Ammar [Arafat] n’était jamais vu sans lui à un événement », observe Saca.
Son keffieh était toujours soigneusement positionné sur sa tête, l’extrémité la plus longue du tissu placée sur son épaule droite. Certains affirment qu’il était disposé de manière à ressembler à une carte de la Palestine d’avant 1948.
Lorsque les autorités d’occupation israéliennes ont interdit le drapeau palestinien de 1967 jusqu’aux accords d’Oslo en 1993, le keffieh a revêtu un puissant symbolisme, explique Ted Swedenburg, professeur d’anthropologie à l’Université de l’Arkansas.
« Les symboles portables et visibles étaient importants pour les Palestiniens », note-t-il. Puisque le drapeau a été interdit par les autorités israéliennes pendant près de 30 ans, le keffieh, « auquel tant de symbolisme et d’histoire riches étaient attachés, servait d’expression quotidienne, portable et visuelle de l’identité palestinienne ».
Blé, olives et miel
Les coutures noires bien visibles sur le coton blanc du keffieh auraient de nombreuses significations symboliques, et bien qu’aucune n’ait été vérifiée, les Palestiniens ne manquent pas d’interprétations à leur égard.
Elles ont été décrites par certains comme un filet de pêche, une structure alvéolaire, la jointure des mains ou les marques de sueur sur le front d’un paysan. D’autres suggèrent que le dessin représente des épis de blé, en référence à Jéricho, l’une des premières villes connues à en avoir cultivé.
L’artiste palestinien Fargo Tbakhi ajoute à cette liste l’idée de « fil de fer barbelé », « symbole omniprésent de l’occupation », bien qu’il se sente plus proche du motif du filet de pêche, également appelé fatha (ouverture).
« [Je le vois] comme un symbole de notre identité, un modèle de ce que signifie être palestinien, il articule un futur possible pour notre peuple », écrit-il dans le Los Angeles Review of Books.
« Un filet de pêche est une image de collectivisme, d’enchevêtrement et de dépendance : dans un filet, les mailles individuelles deviennent quelque chose de plus gros, de plus fort. Comme une maille, j’aspire toujours à être noué aux autres, afin que nous puissions mieux tenir, mieux attraper. »
L’auteure palestinienne Susan Abulhawa explique à Middle East Eye que les motifs du keffieh « parlent à l’élément vital palestinien, de la même manière que les motifs du tatriz [broderie palestinienne] sont une langue en soi, racontant des histoires de lieu, de lignée, d’occasion et d’importance historique ».
La couture noire est aussi décrite parfois comme un motif en nid-d’abeilles, en reconnaissance aux apiculteurs de la région, tandis que certains Syriens des campagnes (où le keffieh est également porté) affirment qu’elle symbolise la jointure des mains et les marques de saleté et de sueur essuyées sur le front d’un paysan.
Selon une autre interprétation, le motif représenterait les oliviers de Palestine, qui montrent « la force et la résilience ».
Traduction : « Partagez ce post pour éduquer les gens sur notre keffieh traditionnel »
Feuilles d’olivier
Le motif des feuilles d’olivier représente la force, la résilience et la persévérance.
Filet de pêche
Le motif du filet de pêche représente le lien entre le marin palestinien et la mer Méditerranée
Ligne large
Cela représente la route commerciale qui traverse la Palestine, une longue et riche histoire de marchands, de voyages et d’échanges culturels. »
Susan Abulhawa partage cette interprétation : « Les motifs ‘’en forme d’oiseau’’ le long de la bordure sont des feuilles d’olivier interconnectées, qui font référence à l’importance de l’olivier dans la vie des Palestiniens. »
Les olives sous toutes leurs formes – huile d’olive, produits à base d’huile d’olive (comme le savon) et bois d’olivier – constituaient des aspects extrêmement importants de la vie culinaire, sociale et économique palestinienne, explique-t-elle.
« Non seulement les oliviers fournissaient un moyen de subsistance et une source de revenus, mais l’entretien des arbres et la saison des récoltes étaient l’occasion d’événements sociaux et nationaux importants dans notre société.
« Les olives sont présentes dans notre poésie, nos chansons, notre tatriz, notre nourriture, notre folklore et nos traditions familiales. Enfin, les longues bordures géométriques du keffieh indiquent les routes commerciales qui importaient et exportaient des produits vers et depuis la Palestine. »
Pas toujours en noir et blanc
On pense que le keffieh était à l’origine en laine, avant l’introduction du coton importé d’Inde et d’Égypte. Également appelé shemagh en Jordanie et en Syrie, et ghutra dans les pays du Golfe, il reste distinctement arabe et n’est l’apanage d’aucun groupe religieux en particulier : chrétiens, musulmans, druzes et personnes sans religion le portent à travers toute la région, dans différentes couleurs et designs.
Les pays du Golfe comme Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Qatar préfèrent une ghutra entièrement blanche, un accessoire vestimentaire en coton léger qui sert de barrière contre la chaleur toute l’année. Pendant les froids mois d’hiver, un tissu plus épais dans des tons plus sombres remplace les couvre-chefs d’été. Il est généralement drapé sur la tête et fixé avec un cordon noir, l’igal, tandis que les hommes plus jeunes peuvent adopter un style connu sous le nom de hamdaniya, selon lequel ils placent leur ghutra telle un turban.
Les Saoudiens et les Jordaniens portent un shemagh à carreaux rouges et blancs, qui aurait été influencé par les Britanniques.
Selon les universitaires Widad Kawar et Ezra Karmel, le général britannique John Bagot Glubb aurait conçu la coiffe dans les années 1930 pour permettre de distinguer les Arabes fidèles à la domination britannique. Fabriqué dans des filatures de coton britanniques, il a rapidement fait partie de l’uniforme de la Force de police de Palestine pendant la domination coloniale britannique.
Une version sans les pampilles propres à la Jordanie a ensuite fait son apparition en Arabie saoudite, où elle est également déclinée dans différents styles.
De la lutte pour la liberté à la mode
Les étudiants et militants pacifistes du monde entier ont commencé à adopter le keffieh palestinien dans le cadre du mouvement anti-guerre des années 60 et 70.
D’après Swedenburg, c’est à cette époque qu’il a transcendé le monde arabe et qu’il est devenu un accessoire de prédilection des manifestants politiques et antimissiles, ainsi qu’un symbole de résistance porté par d’autres anti-impérialistes, comme le défunt leader cubain Fidel Castro. L’artisan de la lutte contre l’apartheid sud-africain Nelson Mandela l’a aussi porté.
Traduction : « Fidel Castro avec des enfants palestiniens. »
« Presque toutes les forces de gauche étaient solidaires de la lutte palestinienne... Che [Guevara] s’est rendu dans la bande de Gaza dans les années précédant sa mort », rappelle Swedenburg.
Les luttes anticoloniales et anti-impérialistes suscitaient une sympathie généralisée dans le monde en développement.
« À commencer par la lutte vietnamienne, mais aussi l’expérience socialiste du Chili sous Allende, les luttes armées au Mozambique et en Angola contre le colonialisme portugais, la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, etc. », continue Swedenburg.
« Il y avait donc un segment du mouvement anti-guerre, en particulier dans les milieux de gauche et anti-impérialistes, qui était solidaire du mouvement de résistance palestinien, et donc on a pu voir des keffiehs dans ces cercles. »
Celui-ci a ensuite intégré facilement la mode grand public. Anu Lingala fait référence à un article du Time Magazine de 1988 qui traite du keffieh palestinien dans le streetwear américain et en relation avec la première Intifada, qui venait de commencer dans les territoires palestiniens (en décembre 1987).
« Les porteurs de keffieh interrogés pour l’article n’étaient au courant d’aucune affiliation politique et le portaient plutôt comme un accessoire », résume-t-elle.
Le keffieh a également figuré dans l’exposition Is Fashion Modern? organisée en 2017 au Museum of Modern Art de New York. « [Le keffieh] s’est imprégné d’une profonde signification politique », a déclaré le principal commissaire de l’exposition. « [Mais] il est également devenu un accessoire de mode qui est, dans certaines itérations, complètement séparé de son contexte d’origine et utilisé uniquement pour ses mérites esthétiques. »
Pour autant, la vaste adoption du keffieh n’a pas été synonyme de succès pour les fabricants palestiniens. Les usines de keffieh palestiniennes ont en effet fermé leurs portes lorsque le foulard a commencé à être produit à grande échelle dans des pays comme la Chine.
La famille Hirbawi, fabricants de keffieh traditionnels depuis 1961, a vite pris conscience de l’impact négatif de ces versions moins chères sur son entreprise, située à Hébron.
« Lorsque les keffiehs fabriqués en Chine ont commencé à arriver, nos métiers à tisser se sont tus », déclarait Abed, l’un des frères qui gèrent l’usine, à Middle East Eye en 2015. La production de keffiehs de fabrication palestinienne a diminué avec la baisse de la demande et il a fallu quinze ans pour qu’elle reprenne.
Ce qui est perçu par certains comme une « dépréciation » du keffieh et le dépouillement de ses valeurs symboliques a en outre conduit à des accusations d’appropriation culturelle.
Cela a été notamment le cas avec les keffiehs produits par des maisons de haute couture telles que Balenciaga en 2007, avec son keffieh à 3 000 dollars, Chanel, Fendi et, plus récemment, Vuitton.
Une référence pour les artistes
Cette commercialisation du keffieh n’a toutefois nullement diminué sa valeur culturelle aux yeux des Palestiniens.
La rappeuse palestino-britannique Shadia Mansour, par exemple, insiste sur le fait que l’attachement symbolique du keffieh à l’identité palestinienne doit être reconnu et rappelé, et elle y fait référence dans son travail. Son premier single, Al-Kufiyyeh 3arabeyyeh (le keffiyeh est arabe), sorti en 2010, est une ode au vêtement et à son identité.
L’artiste palestinien Mohammed Assaf a remporté le concours de talents Arab Idol en 2013 avec une chanson faisant l’éloge du foulard, Ali al-Kuffiyeh (lève ton keffiyeh), qui est devenue un hymne palestinien.
Plus récemment, Filisteen, Taj Ala-Raas (Palestine, couronne sur la tête) du chanteur palestinien Muhannad Khalaf met en scène des danseurs portant le keffieh et exécutant la danse traditionnelle, la dabkeh.
Traduit de l’anglais (original).
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