Comment les plus anciens masques sur Terre racontent une histoire de dépossession palestinienne
Lorsqu’un missionnaire britannique traversa al-Ram en 1881 à la recherche d’antiquités, les habitants de ce village palestinien essayèrent de l’empêcher de prendre les trésors locaux. Armé de fusils, un groupe d’hommes le confronta et refusa de le laisser prendre l’antique masque de pierre du village. Du moins, c’est ainsi que l’histoire fut rapportée par Thomas Chaplin, le Britannique qui prit le masque.
« Une femme m’a apporté un masque de pierre très curieux, que j’ai immédiatement acheté pour une modique somme », écrit Chaplin, qui était alors directeur de la London Society for Promoting Christianity Amongst the Jews’ Hospital in Jerusalem, une association anglicane fondée en 1809 à Londres pour répandre le christianisme protestant dans les milieux juifs.
« Il semblait, cependant, que l’objet était considéré dans le village comme une sorte de talisman dont il ne serait pas bon de se séparer, c’est pourquoi plusieurs hommes me pourchassèrent avec leurs fusils et exigèrent qu’il le leur soit rendu », poursuit-il dans un article publié dans le Palestine Exploration Fund Quarterly Statement neuf ans après l’incident. Les efforts déployés par les villageois pour conserver le masque n’ont cependant pas abouti.
Aujourd’hui, celui-ci est considéré comme l’un des plus anciens exemplaires au monde et il fait partie de la collection archéologique du Palestine Exploration Fund (PEF), une association créée en 1865 sous le patronage royal de la reine Victoria à Londres.
« C’est un objet fascinant, nous pensons qu’il vient de la culture matérielle rituelle de la période néolithique, il y a environ 9 à 10 000 ans », explique Felicity Cobbing, directrice générale du PEF. Étant donné que Thomas Chaplin était un associé du PEF et qu’il aida souvent l’organisation, il est probable que le masque ait été donné au fonds après sa mort.
La collection du PEF comprend des milliers d’artéfacts trouvés en Palestine entre les années 1860 et 1930.
« Le masque a été acquis dans le cadre d’une transaction transparente », affirme Felicity Cobbing, qui ajoute qu’en emportant le masque en Angleterre, Chaplin n’a pas enfreint la loi ottomane sur les antiquités, qui autorisait l’exportation d’artéfacts portables.
« Compte tenu des circonstances de l’époque, ce n’était ni inhabituel ni illégal », assure-t-elle à MEE. « Il [Chaplin] l’a payé, et finalement ils [les villageois] ont accepté la vente. »
Tout le monde, cependant, n’est pas convaincu de la légitimité et de l’équité de cet achat.
« Il doit être rendu », déclare Tawfiq Abu Hammad, qui vit à al-Ram. Ce comptable de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA) pense que le masque a été pris sous la contrainte.
Il estime que l’appropriation des antiquités à la fin du XIXe siècle n’est qu’un épisode de la longue histoire de dépossession systématique des Palestiniens par les puissances coloniales. Les personnes au pouvoir ont peut-être changé, mais les privations sont encore en cours, dénonce-t-il.
« Aujourd’hui, la plus grande difficulté à al-Ram est le mur et le vol continu de terres », déclare-t-il. Al-Ram, située au nord-est de Jérusalem, est désormais une ville encerclée sur trois côtés par le mur de séparation construit par Israël. Depuis l’occupation de la Cisjordanie en 1967, au moins cent hectares de la ville ont été confisqués pour construire des colonies juives et des bases militaires israéliennes.
Pour Felicity Cobbing, la question de la restitution fait partie d’un débat plus large autour de la décolonisation. « Nous essayons d’être honnêtes au sujet de nos racines coloniales et de notre passé colonial, et de la façon dont notre travail a été utilisé dans le cadre de projets coloniaux, que ce fût notre intention ou non », dit-elle.
La directrice du PEF rapporte que son organisation tente de faire face à son héritage colonial en réfléchissant au rôle qu’elle a joué dans la collecte de données qui ont servi les intérêts britanniques en Palestine avant l’établissement du mandat, et en mettant informations, ressources et subventions à la disposition de tous. La restitution des objets, dit-elle, est « une question compliquée » qui doit être abordée au cas par cas.
Trésors controversés
Bien que le masque d’al-Ram soit très rare et extrêmement précieux, il n’est pas unique. Quinze autres masques, datant vraisemblablement de la même période, ont été trouvés en Cisjordanie et près de la mer Morte.
« Ces masques font également référence à certaines croyances et pratiques de l’âge de pierre », explique Mohammed Jaradat, directeur des antiquités de l’Autorité palestinienne à Jéricho. « Surtout que ces masques étaient portés pour effectuer des rituels religieux et lors des opérations d’enterrement des morts, qui étaient inhumés chez eux. »
« Pour nous Palestiniens, ces objets historiques sont évocateurs. Ils agissent comme des vaisseaux transportant nos souvenirs et nos traumatismes […] ces formes tactiles ne sont pas simplement des objets matériels – ce sont des outils auxquels nous nous identifions et avec lesquels nous résistons, et avec lesquels nous exerçons notre existence en voie de disparition. Pour les Palestiniens, ce sont des compagnons émotionnels », commente Dima Srouji, architecte palestinienne qui enseigne à l’université de Birzeit, dans un article évoquant la façon dont Israël déplace les artefacts de Cisjordanie occupée et efface l’identité palestinienne.
Dispersés à travers le monde, ces masques, les plus anciens jamais connus, sont maintenant stockés dans des collections à New York, Londres et Paris, ainsi qu’au Musée d’Israël à Jérusalem, et sont donc inaccessibles à la majorité des Palestiniens des régions d’où les masques proviennent, puisque les habitants de Cisjordanie ne peuvent se rendre en Israël qu’avec un permis militaire délivré par les autorités d’occupation.
Le propriétaire de la plus grande collection privée de masques néolithiques provenant de Cisjordanie est le milliardaire de fonds spéculatifs Michael Steinhardt, qui possède chez lui à New York huit masques exposés à côté de peintures de Picasso. Steinhardt, qui est également le co-fondateur de Taglit-Birthright Israel, une organisation qui parraine des voyages gratuits en Israël pour les jeunes adultes d’origine juive, collectionne des œuvres d’art et des antiquités depuis plusieurs dizaines d’années.
Sa collection a fait la une des journaux ces dernières années. En 2017, un torse de marbre qui avait été volé à Sidon pendant la guerre civile libanaise a été retrouvé dans son appartement de Manhattan et restitué au Liban. Un an plus tard, neuf œuvres ont été saisies à son domicile par les autorités, qui ont déclaré que les objets avaient été pillés en Grèce et en Italie.
De nombreux objets ont été stockés dans le jardin de l’ancien ministre israélien de la Défense Moshe Dayan, qui est devenu l’une des plus grandes collections privées d’antiquités en Israël
Le Musée d’Israël possède deux masques et un fragment de masque. L’un d’eux a été découvert par une équipe d’archéologues en 1983 dans une grotte de Nahal Hemar, près de la mer Morte. L’autre a été pris en Cisjordanie en 1970 par Moshe Dayan, alors ministre israélien de la Défense.
Avant de devenir ministre, Dayan avait été commandant en chef de l’armée israélienne. Son nom est toujours inscrit à l’intérieur du masque néolithique, qui aurait été retrouvé par un fermier à la périphérie du village palestinien d’al-Hadeb, où des vestiges néolithiques ont été découverts.
Dayan a écrit qu’il avait acheté le masque à un marchand d’antiquités près d’Hébron et que le paysan qui a découvert le masque a seulement demandé, pour tout dédommagement, un permis pour conduire un tracteur.
Selon l’archéologue israélien Raz Kletter, le général a souvent utilisé sa position et son autorité pour collecter des objets illégalement. Il raconte que certains Palestiniens étaient tellement intimidés par le puissant militaire que s’ils avaient des objets à vendre, ils ne les lui factureraient qu’une fraction de leur valeur marchande.
« Dayan a utilisé des ressources de l’armée, même des hélicoptères, pour s’approprier des découvertes archéologiques », explique Kletter à MEE. Le chef militaire n’avait ni licence ni formation officielle en archéologie, mais il creusait souvent pour sa propre collection privée en territoire occupé, du Sinaï (égyptien) et du plateau du Golan (syrien) à la Cisjordanie et à Gaza.
De nombreux objets ont été stockés dans le jardin de Dayan, qui est devenu l’une des plus grandes collections d’antiquités privées en Israël.
À sa mort en 1981, sa veuve a vendu sa collection pour 1 million de dollars au Musée d’Israël, qui l’a acquise grâce à un donateur. La vente a été largement critiquée, car selon Kletter et d’autres archéologues, bon nombre des mille objets de sa collection avaient été acquis illégalement (bien que sa femme ait déclaré que Dayan avait légalement acheté la majeure partie de sa collection).
En 2014, les deux masques appartenant au Musée d’Israël ont, pour la première fois, été exposés ensemble à Jérusalem avec d’autres masques des collections privées de Michael Steinhardt.
« Il s’agit d’une réunion de famille des plus anciens portraits restants de l’homme ancien », a déclaré au journal israélien Haaretz Debby Hershman, la conservatrice du Musée d’Israël qui a organisé l’exposition et mené des recherches sur les masques pendant une décennie. « Nous les ramenons à la maison », a-t-elle ajouté.
Mais ce n’était pas exactement « à la maison ». Bien que le musée d’Israël ait été construit au début des années 1960 sur les terres du village palestinien de Sheikh Badr et ait été conçu de manière à ressembler à un village arabe perché sur une colline surplombant Jérusalem, la plupart des Palestiniens ne sont pas autorisés à le visiter.
La majorité des habitants des zones où la plupart des masques ont été trouvés et saisis – des villes et villages palestiniens comme al-Ram, al-Hadeb et les collines d’Hébron – n’ont pas pu voir les masques l’unique fois où ils ont été exposés au public en raison des restrictions imposées aux Palestiniens pour se rendre à Jérusalem.
Reprendre possession des masques
Parmi eux, les artistes Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme. En 2014, ils ont découvert ces masques néolithiques sur internet lors d’une recherche menée dans le cadre de leur travail.
« Nous avons toujours été fascinés par les masques et l’anonymat, l’anonymat en tant qu’acte politique », déclare Basel Abbas. Lorsqu’ils ont recherché sur Google « masques + Palestine », ils s’attendaient à trouver des images de Palestiniens portant des masques de ski lors de manifestations, mais des photos des masques anciens exposés au Musée d’Israël sont également apparues dans les résultats.
« Ces masques ne sont pas seulement antérieurs à la Palestine et à Israël, ils sont antérieurs à toutes les religions »
- Basel Abbas, artiste
« Nous étions intéressés par la manière dont le musée racontait ces masques », explique Abbas à MEE. L’exposition les appelait « nos masques » de « l’ancienne terre d’Israël ». Dans le catalogue de l’exposition, les frontières de la Cisjordanie avaient été effacées et seuls des termes tels que « collines de Judée » et « désert de Judée » étaient utilisés, rendant les Palestiniens invisibles.
« Ces masques ne sont pas seulement antérieurs à la Palestine et à Israël, ils sont antérieurs à toutes les religions. Donc, qu’une seule entité essaie de les revendiquer dans le cadre de son récit national, c’est amener la mythologie à un tout autre niveau », commente Abbas. « Nous avons commencé à réfléchir à la manière de produire des contre-mythologies, comment intervenir. »
Le musée a mis en ligne une visite virtuelle, ce qui a permis aux artistes de reproduire les masques exposés, bien qu’ils n’aient pas pu visiter l’exposition.
« Nous avons décidé de reproduire les masques et de briser [leur] aura, d’en faire plusieurs copies. Nous avons travaillé avec un concepteur 3D, zoomé sur tous les angles et créé les masques dans différents matériaux », explique Abbas à MEE.
Après avoir piraté l’exposition en ligne et réalisé des copies 3D des masques, les artistes ont commencé à se rendre sur les sites des villages palestiniens détruits en 1948 lors de la création de l’État d’Israël. De jeunes Palestiniens portaient les masques sur les sites et créaient de nouveaux rituels avec ces masques qui, il y a 9 000 ans, étaient probablement associés au culte des ancêtres.
Les masques et les villages détruits sont devenus deux éléments clés dans un projet que les artistes ont nommé And Yet My Mask Is Powerful, un vers tiré du poème d’Adrienne Rich Diving into the Wreck, qui décrit une plongée sous-marine sur un site d’épave.
« [Le poème] nous a donné le langage pour commencer à penser à l’épave non pas comme un site de ruines, mais comme un site de potentiel », explique Basel Abbas. « Cela nous a donc aidés à réfléchir à la destruction des villages à l’intérieur de ce qui est aujourd’hui Israël, le cœur de la destruction et de l’effacement des communautés palestiniennes. »
Selon les artistes, en retournant sur les sites de destruction, les Palestiniens activent les espaces, refusant donc d’accepter leur effacement et les récupérant comme des espaces de vie.
« À l’époque coloniale, il y a une tentative visant à reléguer les choses dans le passé, comme si elles appartenaient à l’histoire et aux musées », observe Basel Abbas. « Mais ce que disent, essentiellement, les peuples autochtones, c’est : ‘’nous voulons utiliser ceci, ça nous appartient’’, donc cela devient une bataille pour le temps, le temps vivant. »
Présenté pour la première fois en 2016, le projet en plusieurs parties a été exposé dans le monde entier, du Musée palestinien de Ramallah aux musées et galeries d’Europe, des États-Unis et du Moyen-Orient. Il a également été publié sous la forme d’un livre d’artiste par Printed Matter, une organisation d’artistes basée aux États-Unis.
Le projet comprend une projection vidéo à cinq chaînes et une installation multimédia où les masques imprimés en 3D sont placés à côté de la végétation collectée sur les sites des villages palestiniens détruits. Basel Abbas explique que c’est un projet à long terme sur lequel ils continueront de travailler et que de nouvelles pièces sont à venir.
Ce que les artistes essaient de montrer, c’est que si elle remonte au XIXe siècle, l’appropriation des masques par les Européens et les Israéliens – des missionnaires aux généraux de l’armée – n’appartient pas au passé, puisque les Palestiniens continuent d’être dépossédés de leur culture matérielle.
En 2018, un colon israélien a trouvé un masque qui pourrait être de la même période dans le sud-ouest d’Hébron, en Cisjordanie occupée. Même s’il est contraire au droit international de retirer des biens culturels de territoires occupés, le masque a été saisi par l’Autorité israélienne des antiquités.
« Nous n’avons documenté que ce qu’Israël a confisqué à la suite de l’occupation de la Cisjordanie en 1967 », déclare Muhannad Sayel, directeur du registre national au ministère palestinien des Antiquités.
« Nous avons documenté 20 311 artefacts. Nous cherchons à présenter un dossier à la Cour pénale internationale sur cette question afin d’exiger la restauration des antiquités saisies par Israël, et nous sommes maintenant au stade de la préparation du dossier. »
MEE a contacté l’Autorité israélienne des antiquités pour obtenir des commentaires, mais n’avait pas reçu de réponse au moment de la publication.
Le gouvernement israélien maintient qu’il est de son droit de superviser l’archéologie dans les zones qu’il contrôle en Cisjordanie. L’armée a sa propre unité archéologique, qui affirme qu’il relève de sa responsabilité de superviser les fouilles et de « protéger » les sites contre les fouilles illégales et la contrebande.
Pour les artistes, le fait que les autorités israéliennes aient pris le masque en 2018 montre à quel point leur travail est toujours d’actualité et pourquoi ils continueront à travailler sur le sujet.
« Le pillage de l’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Asie par l’Europe se poursuit, et cela fait partie de ce contexte, c’est une continuation de cet état d’esprit », dénonce Abbas. « Le pillage, qu’il s’agisse de la richesse matérielle et des ressources naturelles, ou de l’histoire et de la propriété des récits, [est] une extension de ce qui se passe en Palestine aujourd’hui. »
Shatha Hammad a contribué à ce reportage.
Traduit de l’anglais (original).
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