« Biens mal acquis » de Rifaat al-Assad : les dessous de l’affaire ciblant l’oncle du président syrien exilé en France
Un tribunal parisien doit rendre son verdict ce mercredi dans le procès pour corruption de Rifaat al-Assad après quasiment sept ans d’enquête sur la provenance de la fortune immobilière de l’oncle en exil du président syrien Bachar al-Assad, estimée à plusieurs millions de dollars.
Le parquet financier français accuse l’octogénaire d’avoir blanchi des centaines de millions de dollars provenant des fonds publics syriens qu’il aurait détournés lorsqu’il a été contraint de quitter le pays en 1984, accusé d’avoir cherché à organiser un coup d’état contre son frère aîné, Hafez al-Assad, alors président de la Syrie.
Rifaat, qui n’a pas assisté à son procès devant le tribunal correctionnel de Paris en décembre en raison de sa mauvaise santé, plaide non coupable de toutes les accusations, parmi lesquelles figurent également celles de blanchiment de fraude fiscale et embauche de travailleurs sans papiers.
Il affirme qu’une grande partie de sa richesse lui vient du soutien financier et immobilier que lui a accordé pendant des décennies le défunt roi d’Arabie saoudite, Abdallah.
« Ils craignaient mon retour »
Rifaat al-Assad prétend également que la plainte originale contre lui en 2013 a été déposée par des éléments de l’opposition syrienne cherchant à le discréditer au moment où il s’impliquait dans les discussions relatives à la création d’un gouvernement de transition, une étape visant à mettre fin à la guerre civile syrienne.
« J’ai une idée très précise de la raison pour laquelle ces gens cherchent à me déstabiliser. Ils ont échoué à prendre le pouvoir en Syrie. Ils craignaient mon retour », a-t-il déclaré aux enquêteurs.
Cette affaire a fait de membres du cercle intime de Hafez al-Assad des ennemis et mêle des personnalités de la famille royale saoudienne et un ancien directeur des renseignements français à une saga judiciaire impliquant des allégations – toutes vivement contestées par les avocats de la défense et dans certains cas rejetées par les enquêteurs – de trésors volés, de braquages de banque et d’espionnage de la guerre froide.
Les militants anti-corruption ont salué ce procès, le qualifiant d’« étape historique » dans l’application de lois plus strictes introduites par la France en 2013 afin de lutter contre les « biens mal acquis » et l’évasion fiscale des ploutocrates et dignitaires étrangers. Ces lois permettent au parquet financier de présumer que les actifs ont été obtenus illégalement à moins que les personnes faisant l’objet de l’enquête soient en mesure de prouver le contraire.
Le parquet a déclaré au tribunal en décembre que la situation financière et les propriétés immobilières d’Assad avaient été délibérément dissimulées via des sociétés écrans et des paradis fiscaux, et qu’il y avait de « fortes présomptions concordantes de la nature illicite » de sa richesse, citant une « absence de justificatifs » et le « manque de coopération » d’Assad.
Une peine de quatre ans de prison a été requise contre lui, ainsi qu’une amende de 10 millions euros et la confiscation de ses propriétés – dont un château, un haras et des résidences parisiennes estimées au total à 100 millions d’euros.
Cette affaire pourrait également avoir des conséquences pour Rifaat al-Assad en Espagne, où il fait là aussi l’objet d’une enquête pour blanchiment d’argent et où le tribunal, à la demande de la justice française, a gelé ses actifs immobiliers et fonciers pour une valeur estimée, selon les enquêteurs, à 600 millions d’euros.
Les avocats de la défense estiment quant à eux avoir démontré que la fortune d’Assad était « parfaitement légale » et que bon nombre de ses propriétés et dizaines de millions de dollars lui ont été donnés par le prince héritier de l’époque puis roi Abdallah – un ami proche et parent par alliance – qui aurait accordé à Assad et sa famille un généreux soutien financier pendant des dizaines d’années jusqu’à sa mort en 2015.
Ils qualifient cette affaire d’« instrumentalisation politique de la justice pénale française » et suggèrent que le parquet et les militants ont cherché à diffamer Assad « à cause de son nom et de son héritage », en référence aux méfaits qu’il est accusé d’avoir perpétrés dans ses fonctions officielles sous les ordres de son frère, notamment en tant que commandant d’une célèbre force paramilitaire, les Brigades de défense.
Chargées de défendre Damas, ces dernières ont été accusées par les organisations de défense des droits de l’homme d’avoir commis des crimes de guerre, notamment lors de la répression d’un soulèvement initié par les Frères musulmans dans la ville de Hama en 1982, causant des milliers de morts selon les estimations.
Rifaat al-Assad rejette toute responsabilité dans ce massacre. Ses avocats affirment que ces allégations ne sont pas pertinentes dans le cadre d’une enquête sur la richesse qu’il a acquise par la suite.
Trésor et espions
Parmi les autres allégations citées par le parquet figurent les révélations d’un ancien directeur de l’espionnage roumain qui a affirmé dans un livre qu’Assad avait travaillé en tant qu’agent pour le dictateur communiste Nicolae Ceausescu pendant les années 1970, ainsi que les allégations d’un Syrien vivant en Europe qui accuse Assad d’avoir dérobé un trésor antique découvert par son grand-père dans une grotte en 1975.
La défense rejette ces allégations, les qualifiant d’« invraisemblables », et suggère que les enquêteurs ont basé l’allégation roumaine sur une recherche Google et n’ont pas fait part de cette allégation à Assad pendant les interrogatoires. Le témoin qui prétend que celui-ci s’est emparé du magot de son grand-père ne s’est pas présenté pour apporter des preuves devant le tribunal.
La défense remet également en question la fiabilité et les mobiles de deux anciens hauts responsables syriens – aujourd’hui décédés –, qui ont accusé Assad d’avoir volé de l’argent public mais ont présenté des témoignages très différents.
Le premier, Moustapha Tlass, ministre de la Défense de 1972 à 2004, qui a qualifié Rifaat après son départ du pays de « persona définitivement non grata », a confié au parquet qu’Assad et des membres des Brigades de défense étaient entrés par effraction dans la Banque centrale syrienne et s’étaient servis dans des palettes de billets de banque syriens et les 200 millions de dollars en liquide récemment envoyés par le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi avant de quitter le pays.
Tlass est mort en 2017 et les enquêteurs ont reconnu devant le tribunal qu’ils avaient rejeté son témoignage, qualifié d’« hypothèse ».
Le second, Abdel Halim Khaddam, ancien ministre des Affaires étrangères et vice-président de Hafez al-Assad qui a rejoint les factions de l’opposition syrienne en 2011, a prétendu que Rifaat avait reçu 300 millions de dollars en fonds publics dans le cadre d’un accord secret convenu avec son frère pour quitter le pays, dont 200 millions de dollars siphonnés du budget présidentiel et les 100 millions restants donnés à la Syrie par la Libye.
La défense rejette les propos de Khaddam, décédé en mars, le qualifiant « d’opposant historique » à Assad et pointant les incohérences de son récit, notamment le chiffre de 500 millions de dollars qu’il a mentionné dans un précédent entretien avec les enquêteurs.
Les avocats d’Assad affirment que les enquêteurs n’ont présenté aucune preuve soutenant le détournement présumé de fonds publics, faisant valoir que d’autres facteurs pourraient expliquer les variations du budget présidentiel et citant les témoignages d’universitaire expliquant que les statistiques économiques syriennes de cette période étaient de toute façon erronées.
Les allégations selon lesquelles Assad aurait bénéficié des largesses saoudiennes sont étayées par des déclarations d’une des épouses du roi Abdallah, la princesse Hessa bint Trad bin Sattam Alshalan, qui a témoigné que son mari avait apporté à Rifaat un soutien financier régulier et lui avait offert des propriétés françaises, ainsi que par le fils d’un ancien dirigeant des renseignements saoudien.
Accueilli par Mitterrand
Alain Chouet, ancien dirigeant de la DGSE, a également témoigné qu’Assad et les membres de sa famille avaient reçu une « aide financière importante » du roi Abdallah.
Il a expliqué comment Assad avait été chaleureusement accueilli en France sur ordre du président François Mitterrand, en reconnaissance de son rôle dans l’apaisement des tensions entre les services de sécurité des deux pays au début des années 1980.
Selon le témoignage de Chouet, Assad était intervenu pour « mettre fin aux manœuvres violentes des services secrets syriens contre les intérêts français sur le territoire national et au Levant ». « Étant donné l’importance des services rendus, le président François Mitterrand avait particulièrement insisté pour qu’il reçoive le meilleur des accueils » à son arrivée en France, selon Chouet.
Mitterrand a décerné à Rifaat al-Assad la plus haute distinction française, la Légion d’honneur, deux ans plus tard.
La défense fait également valoir qu’il est impossible de prouver l’ampleur du soutien saoudien à Assad car les registres financiers remontant à plus de 30 ans – et précédant l’actuelle législation française sur le blanchiment d’argent – n’existent plus. Les avocats de l’accusé ont fourni un chèque de 10 millions de dollars signé par Abdallah en 1984, ainsi que des preuves d’autres transferts bancaires pour un total de 40 millions de dollars entre 2008 et 2014.
La suggestion par Assad de liens présumés entre son affaire et des éléments de l’opposition syrienne repose sur le rôle joué par Sherpa, une ONG de lutte contre la corruption, qui a déposé la plainte originelle contre lui en septembre 2013.
Comme preuve des allégations d’Assad, ses avocats citent l’aveu présumé d’Haytham Manna, porte-parole d’un groupe d’opposition, le Comité national syrien pour le changement démocratique, indiquant qu’il aurait été impliqué dans la plainte.
En novembre 2013, Manna était à Genève pour préparer les négociations organisées par l’ONU avec les factions de l’opposition au moment même où, selon certaines informations, Rifaat al-Assad était dans la ville suisse pour des discussions avec le vice-ministre des Affaires étrangères russe, Mikhaïl Bogdanov.
Interrogé sur une éventuelle rencontre avec l’oncle du président syrien, Manna a déclaré : « Je suis l’une des personnes qui ont lancé l’affaire contre Rifaat al-Assad. »
La défense a déclaré aux enquêteurs : « L’unique objectif de cette procédure était d’éloigner Rifaat al-Assad de la politique syrienne, au moment où il avait enjoint Bachar al-Assad de quitter le pouvoir pour mettre fin à la crise et était présenté comme une alternative à son neveu. »
Certains analystes suggéraient à l’époque que Rifaat cherchait à gagner en influence au sein de l’opposition syrienne et que sa principale source d’influence et de richesse était la famille royale saoudienne.
Le procès d’Assad est l’une des nombreuses affaires médiatiques initiées par les plaintes de Sherpa qui ont été menées par le parquet national financier français visant des actifs français détenus par d’influents ressortissants étrangers.
Plus tôt cette année, une cour d’appel a confirmé la condamnation pour détournement de fonds de Teodorin Obiang, vice-président et fils du président de Guinée équatoriale Teodoro Obiang Nguema, le condamnant à une amende de 27 millions de dollars et ordonnant la saisie de ses actifs en France.
Le verdict dans l’affaire Assad a été retardé par le confinement dû au coronavirus en France. Les deux parties pourront faire appel de la décision.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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