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Quel héritage pour le massacre de l’École d’artillerie d’Alep ?

Le 16 juin 1979, un officier syrien massacrait plusieurs dizaines d’officiers, apparemment du fait de leur appartenance à la communauté alaouite. Quarante ans plus tard, les Syriens ont-ils vraiment tourné la page vis-à-vis de cet épisode ?
Le fait que l’organisation Jabhat Fatah al-Cham ait procédé, en 2016, à une attaque dans la région de l’École d’artillerie d’Alep, qu’elle baptisera « bataille du martyr Ibrahim al-Youssef », est révélateur du sectarisme qui a imprégné l’histoire de la Syrie (AFP)

Jusqu’à quel degré le sectarisme prévaut-il en Syrie ? Il n’y a toujours pas de réponse claire à cette question. Les tenants de la thèse du « sectarisme institutionnel » considèrent que l’appareil d’État syrien manipule sciemment les divisions communautaires ; les adeptes du « communautarisme social » voient dans ce sectarisme la banale expression de dynamiques sociales naturelles. Ces conceptions ne doivent rien au hasard ; elles bâtissent toutes sur des évènements symboliques marquants, dont le massacre de l’École d’artillerie d’Alep du 16 juin 1979.

L’épisode n’est pas le plus connu de l’histoire de la Syrie ; il reflète néanmoins très bien l’ambiance qui prévalait dans les années 1970-1980. 

Le 16 juin 1979, Ibrahim al-Youssef, membre de la branche syrienne du mouvement des Frères musulmans, organisation virulemment anti-alaouite, et officier en charge de l’École d’artillerie d’Alep, convoque en urgence des officiers musulmans alaouites. Une fois sur place, les militaires seront tués par tirs et coups de grenades par Ibrahim al-Youssef et ses complices.

L’année 1976 est généralement retenue par les historiens comme point de départ pour l’insurrection des Frères musulmans contre le pouvoir syrien

Le massacre fit entre quelque 30 et 80 morts selon la plupart des sources. Tous n’étaient apparemment pas alaouites, les victimes comptant aussi des officiers chrétiens et musulmans sunnites. Mais, symboliquement, le mal était fait.

En 1979, la Syrie n’en était pas à ses premières tensions communautaires. L’insurrection des Frères musulmans syriens posait des problèmes depuis plusieurs années. 

L’année 1976 est généralement retenue par les historiens comme point de départ pour l’insurrection des Frères musulmans contre le pouvoir syrien. En réalité, celle-ci avait commencé a minima en 1973, quand les Frères musulmans activaient des émeutes en appelant au départ du président Hafez al-Assad.

Alaouite, membre du parti Baas, Hafez al-Assad était arrivé au pouvoir en 1970, à la faveur d’un coup d’État. Les Frères musulmans, sunnites, étaient les seuls acteurs suffisamment organisés pour pouvoir défier le président Assad. 

Le président Hafez al-Assad, assis à son bureau, en 1980 (AFP)

Tensions et oppositions marqueront les années suivantes, le massacre de l’École d’artillerie d’Alep comptant comme l’un des points culminants de cette période. La réaction du pouvoir syrien sera sévère : arrestations, emprisonnements, exécutions. Le 7 juillet 1980, dix jours après la tentative d’assassinat de Hafez al-Assad par un membre de la Garde présidentielle, le Parlement adopte la loi numéro 49/1980, qui condamne à la peine capitale toute personne appartenant aux Frères musulmans. 

Suivront des purges gouvernementales et de nombreuses confrontations entre l’armée et les Frères musulmans, qui culmineront avec le massacre de Hama du 2 février 1982.

Les Frères musulmans et la population de la ville essuieront une répression féroce, qui fera entre 3 000 et 20 000 morts selon les estimations. Elle aura un effet dissuasif sur les velléités belliqueuses des Frères musulmans. Mais l’épisode de Hama reste fortement ancré dans l’inconscient collectif à ce jour encore.

Les prolongements du contexte des années 1970-1980

Ce contexte des années 1970-1980 connaît aujourd’hui d’évidents prolongements. Hama sera suivi d’un retour au calme. Les membres et sympathisants de l’organisation des Frères musulmans oscilleront entre exil et – pour ceux qui resteront sur le territoire syrien – mise en sourdine de leurs revendications et/ou de leur affiliation. 

Les évènements qui ont accompagné le Printemps arabe (2011) ont cependant remis en selle les termes d’une opposition sectaire entre sunnites et alaouites. Officiellement, ni le pouvoir syrien, ni ses opposants n’admettront que leurs démarches puissent être motivées par un quelconque type de sectarisme. 

Damas dira agir dans l’intérêt de l’ensemble de la population, sans discrimination ; l’opposition au pouvoir – incarnée dans un premier temps par le Conseil national syrien – tiendra la même ligne. Mais, malgré des apparences transcommunautaires, la lame de fond des positionnements des uns et des autres gardera une composante sectaire.

Malgré des apparences transcommunautaires, la lame de fond des positionnements des uns et des autres gardera une composante sectaire

Le gouvernement syrien est certes composé de ministres relevant de plusieurs religions ou affiliations communautaires, mais cela ne veut pas dire que sa nature sectaire ait connu des changements.

L’architecture sécuritaire syrienne (officiers clés, agents de renseignement), qui est réputée donner la prééminence à des membres de la communauté alaouite, sera maintenue ; chose somme toute logique, l’appareil d’État ne voulant se risquer à troquer un système qui garantit son maintien en place pour un autre moins fiable.

Beaucoup d’opposants au pouvoir syrien se démarquent sincèrement de tout sentiment de type communautaire ; ils forment probablement une majorité. Mais d’autres opposants sont plus franchement sectaires, à l’instar du Conseil national syrien, caractérisé depuis ses débuts par l’ascendant des Frères musulmans. Cette tendance s’est traduite parfois, selon ce que reconnaissent en aparté certains de ses membres, par des conceptions sectaires – et, plus précisément, virulemment anti-alaouites – de la part de certains de ses membres.

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La nature de la Syrie la rend naturellement réceptive à un sectarisme louvoyé. Le pouvoir est défini comme alaouite par ses ennemis comme par beaucoup de ses amis. Il bénéficie cependant de la sympathie naturelle de la plupart des minorités du pays (cas des Kurdes mis à part), qui recherchent sa protection.

Le monde des opposants au pouvoir est plus vaste, et complexe. Structures officielles de l’opposition, associations de la société civile et formations islamistes et/ou djihadistes combattantes peuvent entretenir des liens mutuels, tout comme elles sont capables d’évoluer en pleine autonomie, suivant ce que commande leurs agendas respectifs.

Une anecdote fait cependant réfléchir : le fait que l’organisation Jabhat Fatah al-Cham (al-Qaïda en Syrie) ait procédé, en 2016, à une attaque dans la région de l’École d’artillerie d’Alep, qu’elle baptisera « bataille du martyr Ibrahim al-Youssef ».

Ces évènements sont des révélateurs forts du sectarisme qui a imprégné l’histoire de la Syrie. Mais ils ne préjugent pas de la nature des évolutions à venir pour la société syrienne. Le pays n’a pas implosé malgré la tragédie post-2011, mais cela ne s’explique pas seulement par une peur du régime et de ses politiques. La société syrienne reste, dans sa majorité, craintive, et rétive, à voir le communautarisme l’emporter sur les évolutions sociopolitiques. Il faut juste espérer que cela puisse se maintenir. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Barah Mikaïl est directeur de Stractegia, un centre basé à Madrid et dédié à la recherche sur la région Afrique du Nord – Moyen-Orient ainsi que sur les perspectives politiques, économiques et sociales en Espagne. Il est également professeur de géopolitique spécialisé dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Université Saint Louis (Madrid, Espagne). Il a été auparavant directeur de recherche sur le Moyen-Orient à la Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo Exterior (FRIDE, Madrid, 2012-2015) ainsi qu’à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, Paris, 2002-2011). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre, Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.
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