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Comment les services de renseignement israéliens recrutent-ils des agents en Turquie ?

Israël utilise divers stratagèmes pour recruter des espions en Turquie, avec pour objectif principal de surveiller des ressortissants palestiniens et du Moyen-Orient
Les officiers israéliens utilisent généralement des cryptomonnaies et la hawala, une méthode informelle de transfert d’argent par l’intermédiaire de revendeurs tels que les bijouteries et les bureaux de change, pour dissimuler le point d’origine du paiement (AFP/photo d’archives)

Cette semaine, des responsables des services de renseignement turcs ont révélé les méthodes de recrutement des officiers israéliens en Turquie et le mode opératoire des personnes qu’ils recrutent.

L’information, qui a été divulguée sous le couvert de l’anonymat aux médias, y compris Middle East Eye, est intervenue après que les services de renseignement turcs, dans le cadre d’une opération conjointe avec la police, ont arrêté mardi 34 personnes, pour la plupart étrangères, soupçonnées d’espionnage pour le compte des services secrets israéliens.

Les autorités turques estiment que douze autres personnes, toujours en fuite, ont probablement déjà quitté le pays.

Il s’agit de la quatrième opération de contre-espionnage turque contre le réseau d’informateurs et d’agents associés aux services de renseignement israéliens, tels que le Shin Bet et le Mossad, depuis 2021.

Les responsables du renseignement affirment que les Israéliens travaillent avec deux catégories d’individus. La première effectue des missions simples, tandis que la seconde opère à des niveaux plus tactiques.

Le premier niveau des efforts de recrutement cible des individus pour des tâches de surveillance de base à travers des intermédiaires et des plateformes en ligne.

Les responsables du renseignement turc constatent que les services de renseignement israéliens publient généralement des offres d’emploi en ligne avec peu ou pas de détails, ou diffusent des liens sur des réseaux sociaux et des groupes de discussion afin de repérer des candidats potentiels à contacter. Les tâches peuvent sembler n’avoir aucun rapport entre elles, mais elles sont conçues de manière à préparer les agents à une mission finale.

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À titre d’exemple, Ahmet S, qui a été arrêté par la police lors d’une opération en 2022, a expliqué lors d’une audience dans un tribunal d’Istanbul l’année dernière qu’il avait appelé le numéro indiqué dans une annonce qui disait « chercher un employé qui parle arabe et turc », et que la personne à l’autre bout du fil lui avait communiqué des groupes WhatsApp et l’avait chargé de traduire quotidiennement, du turc vers l’arabe, certains sujets abordés dans ces groupes.

Les officiers israéliens ne contactent pas ces individus en personne, mais communiquent avec eux uniquement par écrit et par le biais d’applications de messagerie telles que Telegram et WhatsApp.

Ils paient les recrues par le biais d’intermédiaires ou de messagers qui sont également recrutés sur internet par le biais d’offres d’emploi publiées sur les réseaux sociaux.

Les recrues sont informées que l’argent qu’elles reçoivent provient de paris et de jeux d’argent illégaux.

Les officiers israéliens utilisent généralement des cryptomonnaies et la hawala, une méthode informelle de transfert d’argent par l’intermédiaire de revendeurs tels que des bijouteries et des bureaux de change, pour dissimuler le point d’origine du paiement.

Recrues tactiques

Au fur et à mesure que l’officier de renseignement israélien entretient une relation efficace qui instaure un climat de confiance avec l’agent, il peut passer à un niveau tactique, où ce dernier est appelé à mener des opérations plus sophistiquées.

Dans certains cas, ils établissent une relation plus directe avec les recrues, par exemple en les rencontrant en personne et en leur versant une somme d’argent importante. Les recrues sont également soumises à un test polygraphique.

Les agents sont d’abord invités à effectuer des missions isolées destinées à élaborer un plan d’action qui aboutira à la réalisation d’objectifs concrets.

Par exemple, Israël a recruté avec succès un groupe de détectives privés en Turquie qui ont ciblé certaines personnes auxquelles s’intéressaient les renseignements israéliens en réalisant des collectes d’informations personnelles, des enquêtes, en prenant des images des cibles, en les surveillant et en plaçant des dispositifs GPS sur des véhicules.

Les officiers traitants israéliens choisissent également certains individus du groupe pour des rôles plus tactiques.

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Ces « recrues tactiques » ont été chargées de créer un groupe WhatsApp pour gérer l’opération, de créer et gérer des sites web susceptibles d’être utilisés pour les objectifs de la mission, tels que la conception d’un journal en ligne pour diffuser de la désinformation et des fausses nouvelles, et pour effectuer des transferts d’argent.

Des instructions ont notamment été données pour des agressions contre des individus spécifiques, ou encore des vols et des incendies criminels.

Les services de renseignement israéliens rencontrent les « recrues tactiques » qu’ils estiment dotées des compétences nécessaires, sur la base d’opérations antérieures, pour prévenir le ciblage par les services de renseignement turcs.

Pour éviter qu’elles aient l’impression de trahir leur pays, les recrues reçoivent un soutien psychologique et une compensation sous la forme d’importantes sommes d’argent et autres avantages, ajoutent les responsables turcs.

Les recrues qui ont réussi leurs missions sont conviées à des réunions spéciales à l’étranger, et elles sont accueillies dans des hôtels et des restaurants de luxe en guise de récompense.

Un documentaire d’Al Jazeera diffusé l’année dernière illustrait l’exemple d’un étudiant palestinien, recruté pour des opérations tactiques par les services de renseignement israéliens, qui s’était vu accorder un visa par le consulat général de Suisse à Istanbul en moins d’une heure, sans avoir déposer de dossier.

Former un agent

Le témoignage officiel du détective privé Selçuk Küçükkaya, qui a admis avoir travaillé pour les services secrets israéliens en échange d’une réduction de peine dans une autre affaire, a confirmé les méthodes de recrutement des services secrets israéliens.

Küçükkaya a révélé aux enquêteurs turcs en septembre avoir rencontré des officiers israéliens dans dix villes européennes à onze reprises au total entre 2018 et 2022.

« J’ai transmis mon rapport à Jorge par e-mail. J’ai demandé 1 000 euros. Il m’a dit qu’il était satisfait du rapport et qu’il souhaitait me rencontrer en personne »

- Selçuk Küçükkaya

Le détective a déclaré avoir été contacté pour la première fois par un certain Serkan en 2018, qui lui a demandé de travailler pour une compagnie d’assurance. Il a ensuite été mis en contact avec un certain Jorge sur Skype.

« Il m’a envoyé trois noms de restaurants. Il m’a dit de choisir l’un d’entre eux, de faire des recherches sur ses activités commerciales, de prendre des photos de l’intérieur et de l’extérieur, et qu’il comparerait les informations dont il disposait avec celles que j’avais [fournies] », a expliqué Küçükkaya.

« J’ai transmis mon rapport à Jorge par e-mail. J’ai demandé 1 000 euros. Il m’a dit qu’il était satisfait du rapport et qu’il souhaitait me rencontrer en personne ».

Le détective a précisé qu’il avait commencé à rencontrer Jorge et son supérieur Alfonso en Europe, pour recevoir des instructions en vue d’une deuxième mission et pour communiquer les informations qu’il avait recueillies sur des ressortissants iraniens, libanais et d’autres pays arabes. Il a été payé en espèces lors de ces rencontres.

En décembre 2018, il a rencontré ses agents de liaison à Copenhague et s’est soumis à un test polygraphique pour déterminer s’il travaillait pour l’État turc.

L’année suivante, les officiers traitants ont installé un logiciel de décryptage sur son ordinateur en Belgique pour communiquer par courrier électronique crypté.

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Küçükkaya a également indiqué qu’en juillet 2020, on lui avait demandé de suivre un citoyen palestinien du nom de M. al-Mahmoud, de son arrivée à l’aéroport d’Istanbul en provenance de Beyrouth jusqu’à sa destination finale dans la ville.

Le compte rendu de la surveillance devait indiquer si le ressortissant palestinien avait eu une équipe venue le récupérer, ou s’il avait été accompagné d’un agent de sécurité armé.

Küçükkaya a également été chargé de constituer une équipe et s’est vu conseiller d’utiliser au moins trois voitures et une moto pour la mission afin de ne pas perdre la cible et de ne pas être repéré. L’objectif était de trouver les points faibles de l’itinéraire emprunté par le ressortissant palestinien en vue de mener une éventuelle attaque contre lui à l’avenir.

Les services de renseignement turcs affirment également que des personnes comme Küçükkaya ont reçu des sacs spécialement conçus disposant de compartiments secrets pouvant passer les détecteurs à rayons X et les fouilles par chiens renifleurs sans être repérés.

Ils sont également formés en surveillance, documentation photographique, repérage, rédaction de rapports et sécurité opérationnelle lors de rencontres à l’étranger.

« Les services de renseignement israéliens chargent ces individus de préparer les aspects les plus importants d’opérations potentielles, notamment le trafic d’êtres humains et la contrebande d’Iran et d’Irak vers la Turquie, le recrutement de pirates informatiques, la recherche de lieux sûrs et le recrutement de société d’exploitation d’ambulances à utiliser dans les opérations », ont ajouté les responsables.

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

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