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Gaza : les cryptomonnaies protègent du chômage, mais pas d’Israël

Israël saisit régulièrement des comptes numériques appartenant à des Palestiniens, invoquant des liens présumés avec le Hamas. De jeunes Gazaouis déplorent cependant une répression aveugle
Des pièces représentant le Tether (USDT), le Bitcoin et l’Ethereum sont disposées devant un écran à Londres. Près de la moitié des bureaux de change de la bande de Gaza retirent et déposent des USDT pour leurs clients (AFP)
Par Ahmed Alsammak à GAZA, Palestine occupée

C’est une bonne journée pour Mohammed : il vient de gagner 80 dollars grâce au trading de cryptomonnaies dans la bande de Gaza assiégée.

Lorsqu’il a décroché son diplôme à la faculté d’agriculture en 2013, il n’a pas trouvé d’emploi convenable. Sa seule option était de travailler dans un bureau de change pour environ 300 dollars par mois.

Pour augmenter son salaire, Mohammed s’est lancé dans le trading de cryptomonnaies en 2014, devenant ainsi l’un des premiers à s’aventurer dans ce secteur à Gaza.

« La demande de trading de cryptomonnaies à Gaza est apparue en 2015 et elle était faible », explique Mohammed (32 ans), qui est aujourd’hui responsable de toutes les transactions en cryptomonnaies et possède une part dans le bureau de change.

Cependant, l’achat et la vente de cryptomonnaies sont désormais une activité populaire dans la bande de Gaza, territoire palestinien en proie depuis seize ans à un blocus israélien étouffant.

Selon le département de cybersécurité du ministère gazaoui de l’Intérieur et de la Sécurité nationale, un demi-million de dollars ont été confisqués et 21 comptes ont été bloqués et leur solde saisi au cours du premier trimestre 2022

« Le trading de cryptomonnaies s’est considérablement développé depuis 2018, lorsque leur valeur marchande a grimpé en flèche, ce qui a poussé des milliers de jeunes Gazaouis à s’y intéresser pour gagner de l’argent », explique Mohammed.

Cela lui a permis d’acheter son appartement au cœur de Gaza, où le prix moyen d’un appartement de 130 m² est de 40 000 dollars.

Le trading de monnaies numériques est devenu si populaire dans l’enclave côtière que de nombreux centres de formation proposent des cours dans ce domaine pour environ 100 dollars.

Sa popularité a été renforcée par le taux de chômage de 73,9 % chez les jeunes diplômés à Gaza, soit le plus élevé au monde. 

D’après Mohammed Abu Jiab, rédacteur en chef du journal gazaoui Al-Eqtisadiah, de nombreux jeunes instruits se sont tournés vers internet pour gagner leur vie grâce au trading de cryptomonnaies ou au marketing numérique. 

« [Les traders] peuvent faire de gros bénéfices ou d’énormes pertes en très peu de temps, car il s’agit d’une activité à haut risque », indique-t-il à Middle East Eye.

L’an dernier, cependant, le ministère gazaoui de l’Économie nationale a interdit de nombreuses activités commerciales en ligne, telles que les systèmes de vente pyramidale, le trading sur le marché des changes (Forex) – la plus grande plateforme de trading de devises étrangères –, ainsi que les centres de formation proposant des cours de trading de cryptomonnaies, estimant qu’il s’agissait de « phénomènes négatifs ».

Cependant, malgré cette répression, le trading de monnaies numériques demeure populaire.

Près de la moitié des bureaux de change de la bande de Gaza retirent et déposent des USDT pour leurs clients. L’USDT est un « stablecoin », une cryptomonnaie conçue pour avoir un prix stable, qui est d’un dollar dans le cas de l’USDT. Leur commission moyenne se situe entre 1 et 2 %.

De nombreux obstacles

En 2019, la branche militaire du Hamas, les brigades al-Qassam, a lancé un appel aux dons en bitcoins et publié l’adresse de son portefeuille de cryptomonnaies sur son site web.

Plus tard, en 2021, les médias israéliens ont rapporté que le gouvernement avait confisqué 836 136 dollars en cryptomonnaie à une société de change accusée de liens avec le Hamas. En 2022, la presse israélienne a annoncé la saisie de 30 portefeuilles de cryptomonnaies prétendument utilisés par le groupe.

Selon le département de cybersécurité du ministère gazaoui de l’Intérieur et de la Sécurité nationale, dirigé par le Hamas, un demi-million de dollars ont été confisqués et 21 comptes ont été bloqués et leur solde saisi au cours du premier trimestre 2022.

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Le département a indiqué avoir reçu 25 plaintes en janvier et février 2022 concernant des « piratages étrangers » de portefeuilles de cryptomonnaies ainsi que 20 plaintes portant sur des piratages israéliens de portefeuilles et de comptes de cryptomonnaies.

En avril 2023, la Commission nationale israélienne de lutte contre le terrorisme économique a saisi plus de 80 comptes numériques et des centaines de portefeuilles numériques soupçonnés d’être en lien avec le Hamas. 

Pourtant, certains de ces portefeuilles n’appartenaient ni au Hamas ni à aucun autre parti politique.

Par exemple, en juillet 2021, le compte Binance de Mohammed – qui valait 17 000 dollars – a été fermé en raison d’un prétendu « soutien au terrorisme », sans aucune notification préalable.

« Je ne sais toujours pas pourquoi. Est-ce que je suis un homme qui soutient le terrorisme ? Vous êtes sérieux ? Je suis un homme plein de vie. Je suis un grand fan de kebab, pas d’irhab [“terrorisme” en arabe] », lance Mohammed d’un ton sarcastique en attendant de rompre le jeûne du Ramadan.

« Le piratage et la fermeture de comptes et de portefeuilles de cryptomonnaies à Gaza sont possibles. Si vous envoyez des cryptomonnaies à de nombreux clients sur une courte période, votre portefeuille peut être fermé. Qui ose prononcer un mot s’ils [les Israéliens] vous accusent de soutenir le terrorisme ? »

« Je ne sais toujours pas pourquoi [mon compte a été fermé]. Est-ce que je suis un homme qui soutient le terrorisme ? Vous êtes sérieux ? Je suis un homme plein de vie »

– Mohammed

Le professeur Read Rashid, chargé de cours en technologie blockchain à l’université islamique de Gaza, explique à MEE que Binance dispose d’un système automatisé de pointe capable de découvrir facilement tout compte volé ou toute activité suspecte, comme le blanchiment d’argent.

« Des comptes de Gazaouis ont été fermés car ils étaient accusés de soutenir le terrorisme », souligne Read Rashid, qui a participé en distanciel à un événement organisé par Binance à Ramallah le mois dernier.

« Israël a signalé ces comptes à Binance. La plateforme a donc fermé ces comptes pour éviter toute accusation de soutien au terrorisme, étant donné qu’il s’agit d’une plateforme de trading mondiale. »

Jeudi dernier, la branche armée du Hamas a annoncé la suspension de ses activités de collecte de bitcoins.

« Cette décision est motivée par le souci d’assurer la sécurité des donateurs et de leur épargner tout préjudice », a déclaré le groupe dans un communiqué, qui mentionne également les obstacles accrus auxquels les donateurs sont confrontés lorsqu’ils souhaitent apporter une contribution en bitcoins.

Une source de revenus

L’universitaire souligne que les cryptomonnaies sont un bon moyen de gagner de l’argent à Gaza, mais que la grande majorité des traders perdent leur argent par manque d’expérience.

« Quiconque sait comment analyser le marché des cryptomonnaies et faire du trading peut en faire une source de revenus. Si le profit mensuel moyen est de 3 à 4 % du capital, il peut parfois atteindre 10 % voire 30 % lorsque leur valeur augmente, comme cela s’est produit [en mars] », explique Read Rashid.

Des Palestiniens se rassemblent pour recevoir une aide financière du gouvernement qatari, le 10 novembre 2018 à Gaza (AFP)
Des Palestiniens se rassemblent pour recevoir une aide financière du gouvernement qatari, le 10 novembre 2018 à Gaza (AFP)

Khaled (30 ans), un ami de Mohammed, s’est lancé dans le trading de monnaies numériques en 2015, trois ans après avoir obtenu son diplôme d’infirmier.

Il a appris le trading directement sur internet et a commencé avec 5 000 dollars.

« Travailler dans le trading, c’est bien mieux que de travailler à Gaza, car on ne peut même pas joindre les deux bouts ici. Il m’arrive de perdre, mais les autres jours, je fais des bénéfices. Même si je perds un peu, je peux toujours apporter l’essentiel à ma famille », confie le jeune homme, dont le capital s’élève désormais à plus de 100 000 dollars.

Son compte Binance a également été bloqué, le même jour que celui de Mohammed.

« Il y avait 20 000 USDT sur mon compte lorsque Binance l’a bloqué, prétextant un soutien au terrorisme », raconte-t-il. « J’étais sous le choc. Je n’étais qu’un trader en cryptomonnaies qui échangeait, retirait et déposait pour le compte de clients afin de toucher des commissions, sans aucun intérêt militaire », poursuit-il.

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« Je n’ai pas arrêté de contacter l’assistance de Binance, sans résultat. Au bout d’un mois, ils ont fermé mon compte et saisi mon solde. Ils m’ont envoyé un e-mail au sujet de services de sécurité israéliens et m’ont demandé de les contacter pour résoudre mon problème, mais j’ai refusé pour éviter tout soupçon en matière de sécurité. »

Il confie que cette mésaventure l’a lourdement affecté et l’a incité à modifier sa méthode de travail.

Aujourd’hui, pour éviter d’être à nouveau bloqué, Khaled utilise plusieurs portefeuilles et plateformes de trading de cryptomonnaies, travaille avec des bureaux de change et ne traite qu’avec une poignée de clients qu’il connaît.

Quant à Mohammed, Binance lui a également envoyé un e-mail l’invitant à contacter l’armée israélienne. « J’ai fait quelques tentatives, mais en vain », déplore-t-il.

Des violations à l’encontre des Palestiniens

Interrogé par MEE, Mohammed Abu Hashem, chercheur dans le domaine des droits de l’homme, indique qu’Israël n’a pas répondu à ces traders. Il estime que la confiscation d’une somme d’argent sans base légale constitue une violation du droit à la propriété.

« Israël invoque la législation antiterroriste internationale pour commettre ses violations à l’encontre des Palestiniens et confisquer leur argent », affirme-t-il.

« Israël invoque la législation antiterroriste internationale pour commettre ses violations à l’encontre des Palestiniens et confisquer leur argent »

- Mohammed Abu Hashem, chercheur dans le domaine des droits de l’homme

« Ils commettent de telles violations parce qu’ils savent pertinemment que personne ne leur demandera des comptes.

« Malheureusement, le seul recours légal pour ces jeunes [qui ont été touchés] est le système judiciaire israélien, qui est historiquement connu pour être un outil que l’autorité israélienne utilise contre les Palestiniens. »

La répression ne se limite pas à Israël.

Le 27 mars dernier, aux États-Unis, la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) a intenté une action civile contre Binance devant le tribunal fédéral de Chicago.

Elle a accusé son fondateur canadien, Changpeng Zhao, « de s’être soustrait délibérément à la loi fédérale et d’avoir exploité une bourse illégale de produits dérivés d’actifs numériques ».

Le dossier de 74 pages contient divers chefs d’accusation, notamment le fait d’avoir « facilité des activités potentiellement illégales » pour le Hamas en 2019.

Lors d’une discussion avec un collègue, Samuel Lim, ancien responsable de la conformité de Binance, a déclaré : « Les terroristes envoient généralement de petites sommes, car les grosses sommes constituent du blanchiment d’argent. » Son collègue lui a répondu : « [Ils] peuvent à peine acheter un AK47 avec 600 dollars. »

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MEE a contacté le Hamas à plusieurs reprises pour recueillir des commentaires, mais le groupe n’a pas donné de réponse.

Read Rashid et Mohammed Abu Jiab s’attendent à ce que Binance impose davantage de restrictions en matière de trading de cryptomonnaies à Gaza à la suite de l’action intentée par la CFTC aux États-Unis, qui pourrait selon eux avoir de graves conséquences.

« Ce dossier pourrait poser davantage de problèmes aux jeunes de Gaza qui font du trading de cryptomonnaies », estime Mohammed Abu Jiab.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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