Deux ans après sa chute, l’État islamique a toujours ses adeptes dans le nord-est de la Syrie
C’était un samedi. Le 23 mars 2019 à Baghouz, à l’extrême est de la Syrie, près de la frontière irakienne. Ce jour-là, le « califat » autoproclamé par le groupe État islamique (EI) a perdu son territoire.
Il aura donc fallu près de cinq ans à la coalition internationale composée de 70 pays pour reprendre au groupe les 60 000 km2 qu’il contrôlait à son apogée, en octobre 2014.
Une guerre d’usure qui s’est terminée à Baghouz, assiégée du 7 février au 23 mars 2019. L’organisation la plus crainte au monde n’avait pas prévu de voir son territoire disparaître dans cette petite ville syrienne, inconnue jusque-là.
En face, la coalition internationale et les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance kurde et arabe, n’avaient pas prévu non plus que les derniers hommes de Daech (l’EI), mais aussi leurs femmes, résisteraient si longtemps.
Quelques jours plus tôt, début mars, Joseph Votel, le chef des forces américaines au Moyen-Orient, avait pourtant lancé un avertissement devant le Congrès américain : « Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, ce n’est pas la capitulation de l’État islamique en tant qu’organisation, c’est en fait une décision calculée [des combattants de l’EI] pour préserver la sécurité de leurs familles et conserver leurs capacités en saisissant les chances qu’offrent les camps de déplacés pour attendre le bon moment pour une résurgence. »
L’avenir donnera raison à ce général quatre étoiles de l’armée américaine.
Après la chute de Baghouz, les hommes de l’EI arrêtés par les FDS ont été transférés dans des prisons du nord-est de la Syrie, d’où proviennent très peu d’informations. Des ruines de la petite ville, sont surtout sortis des milliers de femmes et d’enfants. Là encore, les FDS ne s’attendaient pas à les voir si nombreux.
En juillet 2019, le parti kurde syrien de l’Union démocratique annonçait détenir près de 7 000 enfants et 3 000 femmes étrangers venus de plus de 50 pays dans plusieurs annexes du camp d’al-Hol, le plus important camp de la zone.
Le camp d’al-Hol devenu incontrôlable
Deux ans après, très peu de ces femmes ont été rapatriées dans leurs pays d’origine. Les Européennes, les Marocaines, les Tunisiennes, notamment, sont encore très nombreuses. Et au milieu des tentes où elles s’entassent, certaines d’entre elles ont rétabli les règles de la terreur appliquées sous l’EI.
« Avec certaines femmes, il suffit de donner un avis erroné, selon elles, pour se faire voler ses affaires et brûler sa tente »
- Anna, une Française détenue à al-Hol
Selon les informations recueillies par Middle East Eye, dans une note, les services de renseignement français s’inquiètent notamment de la réapparition de la version féminine de la hisba, la police islamique qui a terrorisé les habitants de Raqqa.
Au cœur du camp d’al-Hol, les membres de ce groupe n’hésitent pas à brûler les tentes de celles qui osent émettre une critique sur l’EI.
Jointe par MEE via une messagerie cryptée, Anna, une Française détenue, raconte : « Moi, je fréquente très peu de monde pour ne pas avoir de problèmes. »
La mère de famille, qui a quitté la France fin 2014 pour rejoindre Daech avec ses enfants, poursuit : « Avec certaines femmes, il suffit de donner un avis erroné, selon elles, pour se faire voler ses affaires et brûler sa tente. Moi, je préfère préserver ma famille. »
Anna passe donc la majorité du temps dans sa tente avec ses trois enfants, espérant être rapatriée un jour dans son pays.
Début novembre 2019, quelques jours après la mort d’Abou Bakr al-Baghdadi, son premier calife autoproclamé, l’EI nommait son successeur désigné sous le nom d’Abou Ibrahim al-Hachimi al-Qourachi.
Dans la foulée, des dizaines de femmes étrangères retenues dans le camp d’al-Hol ont posté des photos où, sur une feuille blanche, elles prêtaient allégeance à celui qu’elles considèrent désormais comme leur calife. Sur la chaîne cryptée où ces photos sont diffusées, ces textes sont écrits en arabe mais aussi en anglais, en turc ou encore en français.
Sous leurs tentes, ces femmes ont longtemps espéré que l’organisation lance une opération sur le camp pour les libérer, comme l’écrit à MEE Sonia, une Tunisienne. « Je vois que ça devient de plus en plus critique ici à al-Hol. Je pensais que les frères allaient venir nous libérer, nous ouvrir les portes du camp. »
Le 17 mars 2021, un groupe de Françaises du camp a posté un message sur une chaîne cryptée, comme l’a révélé le Centre d’analyse du terrorisme : il est adressé notamment aux autorités françaises au moment où de nombreuses voix s’élèvent en France pour réclamer leur rapatriement, notamment parce que plusieurs dizaines de Françaises se sont évadées et représentent un éventuel danger.
Ce message est très clair : « La majorité des sœurs ne souhaitent pas être rapatriées dans leurs pays respectifs […] Les sœurs patienteront et refuseront ce rapatriement. Elles refuseront de comparaître devant ces tribunaux de criminels et hypocrites. »
Au milieu de ces femmes encore déterminées à défendre l’EI, des enfants, souvent très jeunes.
En 2019, les autorités kurdes parlaient d’environ 7 000 enfants retenus dans les annexes du camp d’al-Hol réservées aux étrangères, mais ils pourraient être plus nombreux.
Pour eux, pas d’école, comme l’explique une Marocaine dans un message audio envoyé à sa famille. « Ici, c’est l’école à la maison, j’envoie les enfants chez une sœur qui fait des cours. Grâce à Dieu, ma nièce de 14 ans a pu finir l’apprentissage du Coran. Il ne faut pas la lâcher, parfois elle manque de respect. Et pourtant on l’a tapée, je ne sais pas combien de fois ! »
« On a vu des corps déchiquetés, une main par-ci, un pied par-là »
Selon nos informations, au début de l’année 2021, un orphelin français a été surpris en train de voler à plusieurs reprises de l’argent dans des tentes d’al-Hol. Il a été sévèrement puni et a échappé au pire.
Samia, une Française membre de l’EI, raconte à MEE via une messagerie cryptée : « À Raqqa, les voleurs, on leur coupait la main. Ce garçon, l’orphelin, l’a vu de ses yeux. On lui a dit : ‘’Arrête, il va t’arriver la même chose. C’est un vice, une maladie chez lui. À l’intérieur de lui, il a un sheitan [diable]. »
Pour certains enfants de parents islamistes radicaux, la terreur continue donc à l’intérieur des camps. À l’inverse, d’autres filles et garçons sont protégés par leurs mères, qui espèrent être rapatriées dans leurs pays d’origine pour leur offrir une autre vie.
Anna, la Française, doit en attendant gérer le traumatisme immense subi par ses trois enfants, dont le plus jeune a 3 ans et demi.
« Lui, il a arrêté de parler après Baghouz, il fait juste oui ou non de la tête, c’est tout. Sa sœur plus grande raconte sans filtre qu’elle a vu une femme se prendre une balle dans le ventre, et une fillette être tuée d’une balle dans la tête », raconte à MEE cette mère de famille. « Elle me dit toujours, quand elle croise des militaires : tu vois, ce sont eux qui les ont tués. »
Sarah a 14 ans, elle est l’une des Françaises d’al-Hol. Emmenée au cœur de l’EI par ses parents, elle a vécu la chute territoriale du groupe à Baghouz il y a deux ans.
« Grâce à Dieu, ma nièce de 14 ans a pu finir l’apprentissage du Coran. Il ne faut pas la lâcher, parfois elle manque de respect. Et pourtant on l’a tapée, je ne sais pas combien de fois ! »
- Une Marocaine détenue à al-Hol
En décembre 2020, dans un message audio que MEE a pu écouter, elle demande à sa famille en France quelle est la situation avec l’épidémie de COVID-19.
« Vous avez aussi des morts en France ? », demande-t-elle. Mais en quelques secondes, les traumatismes de guerre ressurgissent.
« Cela ne peut pas être pire que nous. On a vu des corps déchiquetés, une main par-ci, un pied par-là. Un missile, une balle par-là. Et les snipers de l’autre côté. » Elle décrit l’horreur mais sa voix est calme, comme si elle racontait une histoire banale d’adolescente.
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